Vie, travaux et doctrine scientifique d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire/Chapitre VI

CHAPITRE VI.

VOYAGE EN ESPAGNE ET EN PORTUGAL.
I. Mission de Geoffroy Saint-Hilaire. — Arrivée en Espagne au moment du couronnement de Ferdinand VII. — Abdication de ce prince, et massacre des Français à Madrid. — II. Première arrestation à Meajadas. — Seconde arrestation et incarcération à Mérida. — Délivrance. — Arrivée en Portugal. — III. Séjour à Lisbonne. — Visite des collections et des dépôts des couvents. — IV. Conduite de Geoffroy Saint-Hilaire envers plusieurs Portugais. — V. Il secourt les blessés à la bataille de Vimeiro. — Ses collections menacées. — Retour en France. — Souvenirs laissés en Portugal.
(1808.)

I.

Dans une œuvre vraiment nouvelle, les premières difficultés sont presque toujours les plus grandes ; car leur solution que rien n’avait préparée, prépare la solution de toutes les autres. Après ses travaux de 1806 et de 1807, il semblait que Geoffroy Saint-Hilaire n’eût plus qu’à s’avancer d’un pas chaque jour plus ferme et plus rapide dans la voie qu’il venait de s’ouvrir.

Mais, au moment même où il poursuivait avec le plus d’ardeur ces recherches si heureusement commencées, il se vit tout à coup appelé à rendre à la science des services d’un autre genre, et à reprendre cette vie de voyageur, à laquelle il croyait avoir dit adieu pour jamais.

De grands événements venaient de s’accomplir dans la péninsule hispanique. Tandis qu’en Espagne, les dissensions de la famille royale ébranlaient le trône et préparaient la chute de la dynastie de Philippe V, Napoléon, par un traité qu’on eût pu prendre pour un décret impérial, avait proclamé la déchéance de la maison de Bragance. Une armée française, sous les ordres de Junot, avait aussitôt envahi le Portugal, et un mois après, le 30 novembre 1807, les Français occupaient Lisbonne.

L’Empereur ne séparait pas les intérêts des sciences de ceux de sa politique. Maître du Portugal, il voulut qu’un naturaliste s’y rendît aussitôt, pour en visiter et en explorer les richesses scientifiques. Les souvenirs de l’Expédition d’Égypte désignaient naturellement Geoffroy Saint-Hilaire pour cette mission : elle lui fut offerte, et il n’hésita pas à l’accepter. On lui adjoignit comme aide et comme secrétaire l’un des préparateurs du Muséum, Delalande, tout jeune encore, mais déjà plein de cette ardeur et de ce dévouement qui devaient, quinze ans plus tard, en faire l’un des plus intrépides explorateurs de l’Afrique et l’un des martyrs de la science.

L’envoyé du gouvernement français devait seulement, d’après les termes mêmes de la première décision de l’Empereur, visiter les collections d’histoire naturelle, et déterminer quels objets pourraient être utilement transportés à Paris. Mais, dès que Geoffroy Saint-Hilaire eut accepté cette mission, elle prit une importance qu’on n’avait pas songé d’abord à lui donner. On l’étendit à tout ce qui pouvait intéresser, non-seulement les sciences en général, mais aussi les lettres et les arts. Geoffroy Saint-Hilaire reçut donc par ses instructions, soit écrites, soit confidentielles, des pouvoirs presque illimités.

Il n’était pas homme à en abuser. Il le montra dès le début. Quand il pouvait, par le droit du vainqueur, enrichir nos musées aux dépens du Portugal, il se posa pour règle de conduite cette maxime : Les sciences ne sont jamais en guerre[1]. Il voulut que sa mission, utile à la France, le fût aussi au Portugal, et fit préparer plusieurs caisses d’objets d’histoire naturelle, destinés à remplacer dans les collections portugaises les productions du Brésil, si rares alors et si précieuses, dont celles-ci étaient remplies.

Il partit pour Bayonne le 20 mars. Murat n’était point encore entré à Madrid[2] ; le sang français n’avait point encore coulé ; mais l’horizon devenait chaque jour plus menaçant, et il était évident qu’une crise violente allait éclater en Espagne. Les amis, la famille[3] de Geoffroy Saint-Hilaire, justement alarmés, avaient voulu le retenir ; mais à tous les conseils, à toutes les supplications, il avait répondu : « J’ai accepté cette mission dans un moment où elle était enviée de tous ; je ne la déserterai pas, quand personne n’en voudrait plus. »

Quelques jours après, combien il s’applaudissait de sa détermination ! Tout danger semblait s’être évanoui, et chaque pas que Geoffroy Saint-Hilaire faisait sur le territoire espagnol, ajoutait à sa sécurité. Sur la frontière même, il apprenait l’abdication de Charles IV, le couronnement du prince des Asturies, l’occupation de Madrid par les Français, le rétablissement de l’ordre, et il croyait pouvoir écrire à sa famille : « L’horizon politique s’est éclairci en Espagne : quelque chose qui arrive, je ne puis que faire un voyage agréable et sûr. »

Comment ne pas le croire ? D’Irun à Vittoria, il voyait des arcs de triomphe élevés en l’honneur de l’Empereur dont on espérait l’arrivée prochaine, et des députations se rendant de toutes parts au-devant de lui. À Aranda il rencontrait le nouveau roi, entouré d’une garde française, et salué par les acclamations enthousiastes d’une foule qui s’agenouillait devant lui. Partout, jusqu’à Madrid, la plus extrême agitation, mais cette agitation d’espérance et de joie qu’éprouve un peuple qui est ou qui se croit au lendemain d’une révolution.

Elle devait bientôt changer de caractère. Ferdinand s’était avancé à la rencontre de Napoléon jusqu’à Burgos, puis jusqu’à Vittoria où le peuple avait voulu arrêter son funeste voyage ; puis, le 20 avril, jusqu’à Bayonne ; et lorsqu’enfin il y eut trouvé l’Empereur, il dut comprendre qu’il venait, en cherchant un protecteur et un allié, de se livrer à un maître et à un ennemi.

On sait l’effet produit en Espagne par cet événement et par l’abdication de Roi Ferdinand VII. En quelques jours l’Espagne tout entière fut en feu ; cinq cents de nos compatriotes, pour la plupart surpris sans défense et égorgés dans les rues, et plus de cent Espagnols tués dans le combat ou fusillés après, périrent le 2 mai à Madrid. Bientôt le même cri : Mort aux Français ! retentit dans toutes les provinces.

C’est en ce moment même que Geoffroy Saint-Hilaire et Delalande, ignorant ce qui venait de se passer, se rendaient paisiblement[4] de Madrid à la frontière portugaise.

II.

Leur sécurité ne fut pas de longue durée. L’insurrection avait éclaté le 2 à Madrid ; dès le 4 ils se voyaient enveloppés par elle.

À Meajadas, entre Truxillo et Mérida, on arrête leur voiture : « Vous êtes Français, leur crie-t-on ; mort aux Français ! vengeance pour notre roi trahi, pour nos frères massacrés ! » Qui n’eût cru que leur sang allait couler ? Mais la mort devait rester suspendue sur leurs têtes ! Manqua-t-il de bourreaux dans cette troupe furieuse ? Fut-ce par pitié ou par un de ces raffinements que connaît la vengeance espagnole ? On en jugera par l’adieu que leur fit le chef de ces forcenés : « Vous périrez ! À Truxillo le peuple vous attend : à Mérida, il va vous attendre ; car je vous devance. » Et il partit. Cet homme arrivait de Madrid ; il avait assisté aux terribles scènes du 2 mai, et peut-être avait-il déjà les mains rouges du sang français !

Retourneront-ils vers Madrid ? Poursuivront-ils leur route ? Geoffroy Saint-Hilaire n’hésite pas ; la prudence semble ici d’accord avec le devoir ; car Madrid est loin, et la frontière portugaise n’est qu’à quelques lieues : il essaiera de la gagner. Le jour même un secours inespéré se présente à lui. Le maître de la posada, où l’on s’arrête au milieu du jour, est un Français, depuis longtemps établi en Espagne ; il protège ses compatriotes contre la populace ameutée, et leur avouant ses relations avec une troupe de contrebandiers, il leur offre de prendre pour guides, la nuit prochaine, ses redoutables amis. Ainsi une voie de salut se rouvre devant eux !

Mais ils n’étaient pas au terme des péripéties de cette journée ! Des cavaliers, un officier civil à leur tête, arrivent de Mérida. Les voyageurs sont arrêtés et conduits à la ville. Ils y entrent vers minuit. Malgré l’heure avancée, on les attendait, et la foule se pressait sous les arcades du tribunal. Des cris de fureur sont proférés, des pierres lancées sur eux, et l’escorte a peine à contenir le peuple qui veut lui arracher les deux Français. Enfin, c’est du moins un asile ! la prison s’ouvre devant eux. On les jette dans la salle commune, au milieu des malfaiteurs : un assassin s’y trouvait ! Et comment oublier ce dernier trait ! Les condamnés, l’assassin lui-même, les repoussent, les menacent, et peu s’en faut qu’une lutte horrible n’ensanglante la prison !

Trois jours s’écoulent ainsi. Les magistrats refusent de les entendre, et chaque matin des attroupements menaçants se forment devant les portes. Le peuple réclame à grands cris ses victimes : les magistrats qui refusent de les lui livrer, sont des traîtres ; il les menace ; il veut forcer la prison. Une fois même on essaie d’y mettre le feu : plutôt la mort de tous les prisonniers que le salut des Français !

Dans cette crise terrible, réduits à se nourrir des aliments les plus grossiers, couchés sur une paille fétide, entendant de leur prison les vociférations de la populace, ne trouvant dans le souvenir de leurs familles absentes qu’une douleur de plus, ne pouvant espérer de personne en Espagne ni un secours ni une consolation, Geoffroy Saint-Hilaire et son jeune compagnon montrèrent ce qu’il y a de puissance dans le vrai courage. La fermeté de leur contenance, quand ils semblaient au dernier jour de leur vie, frappa tous ceux qui en furent témoins. La férocité même des malfaiteurs fut vaincue : les deux Français se virent désormais respectés des autres prisonniers. Ce fut le premier adoucissement à leur sort.

Bientôt un rayon d’espoir vint luire dans leur prison. Quand ils se croyaient abandonnés de tous, une main amie s’étendait sur eux. Un léger service allait être payé par un bienfait.

Quelques jours auparavant, au moment où une dame espagnole versait sur la route et se blessait légèrement, les deux Français, fort heureusement pour elle, plus heureusement pour eux-mêmes, arrivaient au lieu de l’accident. Ils s’empressèrent d’offrir leurs soins à la blessée pour elle et pour sa famille, lui firent accepter leur voiture, suivirent à pied jusqu’à la ville la plus voisine, et ne reprirent leur route que quand ils ne purent plus être utiles. Qui eût prévu que ce petit événement de voyage allait leur donner une protectrice puissante, et peut-être leur sauver la vie ?

C’était une dame de Mérida, femme d’un officier supérieur, et nièce du comte de Torrefresno, gouverneur de l’Estramadure. L’arrestation des deux Français, les tentatives violentes du peuple contre eux, le danger qu’ils courent, sont les premières nouvelles qu’elle apprend à son arrivée à Mérida. Son cœur s’ouvre à la pitié ; elle sauvera ceux qui l’ont secourue. Le quatrième jour de leur captivité, ils savent qu’ils peuvent espérer. Dans la nuit du 11 au 12, par l’autorité du gouverneur[5], les portes de la prison s’ouvrent pour eux ; leur voiture leur est rendue ; une escorte les accompagne ; et le 13 ils sont à Elvas, première ville de Portugal, alors occupée par le général Kellermann.

Être libres, au milieu de compatriotes, c’était presque être en France !

III.

À Lisbonne surtout, Geoffroy Saint-Hilaire put un instant se faire cette douce illusion. La domination française y était acceptée avec résignation, par beaucoup même avec joie. Le duc d’Abrantès, gouverneur général du royaume, exerçait une autorité que tempéraient seuls les prudents calculs de sa politique. Sévère, parfois rigoureux envers les Français, il se montrait facile, indulgent, partial même en faveur des Portugais. Tandis qu’il cherchait ainsi à gagner leurs cœurs, il éblouissait leurs yeux par le faste de ses fêtes presque royales. En même temps il faisait cesser d’anciens abus, il embellissait la ville. Il voulait qu’au milieu de ces pacifiques travaux, le chef militaire disparût derrière l’administrateur, et que le joug étranger fût si léger aux Portugais qu’ils pussent n’en pas sentir le poids.

Ainsi le Portugal, si longtemps colonie de l’Angleterre, était ou semblait devenu une province française. Accueilli à bras ouverts par Junot, son ancien compagnon d’Égypte, Geoffroy Saint-Hilaire jouit, pour remplir sa mission, de toute la liberté d’action qu’il aurait pu avoir dans sa patrie, et d’une autorité qu’il pouvait tenir de la guerre seule.

Ordre fut donné aux conservateurs des musées et bibliothèques de l’État et des couvents[6], de communiquer à Geoffroy Saint-Hilaire toutes leurs richesses scientifiques et littéraires, et de déférer à toutes ses demandes. L’ordre était absolu et sans réserves : le duc d’Abrantès n’avait pas besoin d’autres garanties que celles qu’il trouvait dans le caractère de Geoffroy Saint-Hilaire.

Mais les Portugais ne le connaissaient pas comme le duc d’Abrantès. Ce fut d’abord une alarme générale dans les établissements qui se voyaient menacés de la visite du Commissaire impérial. Tous ces trésors, accumulés depuis plusieurs générations, allaient être, comme de riches dépouilles opimes, transportés en France !

On fut bientôt rassuré.

Geoffroy Saint-Hilaire commença par déclarer qu’il ne se présenterait que comme simple visiteur, et pour ses propres études, dans les établissements d’instruction publique. Les musées, bibliothèques et dépôts des couvents et des palais royaux, ajoutait-il, seront seuls visités ; et là, il fera des échanges ; il recevra des dons ; il obtiendra par la conciliation, jamais par la violence.

Le couvent de Notre-Dame de Jésus eut l’un des premiers sa visite. Il n’usa de son pouvoir que pour y pénétrer. Il pouvait tout exiger, il n’exigea rien. Mais sa modération même lui devint profitable. Ce qu’on lui eût caché, on le lui montra. Il laissa aux moines tout ce qu’ils tenaient à conserver, et en reçut de précieux fossiles, dédaignés par eux, et des cristaux, existant en double dans leurs collections.

À Saint-Vincent de Fora, vaste édifice occupé par des chanoines réguliers de Saint-Augustin, il trouva, non plus un cabinet d’histoire naturelle, mais une riche bibliothèque, composée de plus de quarante mille volumes et de nombreux manuscrits. Quelques-uns de ceux-ci, fort précieux à divers titres, fixèrent surtout l’attention de Geoffroy Saint-Hilaire. Comme il insistait sur leur importance, les chanoines présents pensèrent qu’il allait les demander, et jugèrent prudent d’aller au devant de ses exigences. « Vous êtes maître de les prendre, lui dirent-ils, mais nous vous supplions de nous en laisser faire des copies. » La réponse de Geoffroy Saint-Hilaire leur causa autant de surprise que de joie. « Je suis venu, dit-il, pour organiser les études, et non pour en enlever les éléments. » Et il se borna à recevoir des chanoines d’autres manuscrits[7] et des livres désignés par eux-mêmes, comme peu utiles à leur bibliothèque.

La conduite du Commissaire impérial envers eux, leur inspira une reconnaissance qu’ils eurent la pensée de témoigner par un présent. « C’est dommage, dit Geoffroy Saint-Hilaire ; j’avais envie d’aller faire mes adieux à ces bons religieux ! »

Les directeurs des Cabinets d’histoire naturelle d’Ajuda n’eurent pas moins à se louer de lui. Dans ces riches dépôts, appartenant au roi, il fit une ample moisson, et pourtant, il ne les quitta pas sans avoir mérité l’estime et la reconnaissance des naturalistes portugais. Les collections, lorsqu’il vint en Portugal, n’étaient qu’un amas d’objets non déterminés, offerts en spectacle à la curiosité publique bien plutôt qu’aux études et aux recherches des savants. Lorsqu’il quitta Lisbonne, emportant plusieurs caisses d’échantillons minéralogiques, de plantes, d’animaux brésiliens, le Musée, débarrassé d’un grand nombre de doubles inutiles, bien plutôt qu’appauvri, avait pris un aspect tout nouveau : une partie des espèces était déjà scientifiquement déterminée ; l’ordre méthodique avait été introduit ; et la précieuse série de minéraux, apportée de Paris par Geoffroy Saint-Hilaire, avait remplacé les objets choisis par lui.

Ainsi se réalisa le plan qu’il s’était tracé à son départ : il enrichit à la fois la France par le Portugal et le Portugal par la France, et mérita doublement de la science.

IV.

D’autres actes non moins honorables, et qui furent toujours au nombre de ses plus doux souvenirs, se rapportent à cette époque de la vie de Geoffroy Saint-Hilaire. Investi d’un titre qui lui donnait le rang de général, accueilli avec amitié par le gouverneur et la plupart des chefs militaires, il usa du seul pouvoir qu’il ait jamais aimé, celui de faire le bien. Que de fois il eut le bonheur de prévenir ou de réparer les maux qu’entraînent à leur suite la guerre et l’invasion étrangère !

Est-il besoin de dire qu’il se fit le protecteur des savants et des gens de lettres ? C’était encore servir les sciences, et les servir selon son cœur. Tous venaient à lui et étaient bien reçus ; ou, s’ils ne venaient pas, il allait à eux.

Il en fut ainsi du botaniste Brotero, professeur distingué de l’Université de Coïmbre. Privé de ses appointements[8], et voyant ses ressources épuisées, il vivait obscurément dans l’un des faubourgs de Lisbonne. Geoffroy Saint-Hilaire court chez lui, se fait rendre compte de sa position, et devient son avocat auprès du duc d’Abrantès : il échoue. Brotero néanmoins reçoit le lendemain une partie de ce qu’il réclamait. « Gardez le secret, lui dit-on : le général ne veut pas même que vous le remerciiez ; car tout le monde réclamerait comme vous. » Malgré cet avis, la reconnaissance entraîne Brotero : il écrit au duc. Junot est furieux ; car ces remercîments non mérités lui paraissent une ironie. Mais bientôt l’aveu d’une pieuse supercherie le désarme, et, de nouveau pressé par Geoffroy Saint-Hilaire, il veut mériter les remercîments qu’il a reçus, et donne la signature qu’il refusait la veille.

Un autre Portugais, Verdier, membre distingué de l’Académie des sciences de Lisbonne, et correspondant de l’Institut de France, avait été compromis dans les événements politiques du commencement de 1808 : il était en exil, et le duc d’Abrantès se montrait fort animé contre lui. Geoffroy Saint-Hilaire ose seul plaider une cause que tous regardaient comme désespérée. Il la perd ; il s’y attendait. Le lendemain, il revient à la charge avec une insistance qui provoque la colère du duc ; il s’y attendait encore, ne s’effraie pas, et poursuit. Enfin sa généreuse opiniâtreté triomphe, et le proscrit est rendu à sa famille.

Cependant la guerre se rallumait en Portugal. Une insurrection avait éclaté le 16 juin à Oporto, et se propageait rapidement dans le Portugal. Ce fut pour Geoffroy Saint-Hilaire l’occasion de rendre un nouveau et plus grand service aux Portugais. Lorsque, en juillet, une colonne française fut dirigée sur Évora, l’archevêque de cette ville, ancien gouverneur de l’un des Infants, dut sa tranquillité, sa vie peut-être à Geoffroy Saint-Hilaire. L’un des hommes les plus distingués de sa nation, et non moins digne de respect par ses vertus que par son âge, ce prélat avait mérité qu’on l’appelât le Fénélon du Portugal. Geoffroy Saint-Hilaire, à la première nouvelle du danger qui le menaçait, intervint auprès de son ami le général Loyson, chef de l’expédition d’Évora ; et tout danger fut écarté de cette tête vénérable.

De toutes les généreuses actions de Geoffroy Saint-Hilaire, celle-ci fut la plus facile à accomplir ; car le cœur du général Loyson répondit aussitôt au sien : et pourtant, nulle ne devait obtenir une aussi belle récompense. Sauvé par Geoffroy Saint-Hilaire, l’archevêque d’Évora sauvait à son tour, quelques semaines après, un de nos postes surpris par les Portugais ; et il adressait à son libérateur ces simples et touchantes paroles : Je me suis souvenu de vous !

V.

Conciliant et modéré dans l’exercice de ses fonctions, zélé protecteur des savants, Geoffroy Saint-Hilaire n’avait fait qu’obéir aux sentiments généreux de toute sa vie. Mais, dans cette circonstance, la conduite la plus noble avait été aussi la plus habile : les événements allaient le montrer.

Une grande partie du royaume était déjà en insurrection, lorsque, le 31 juillet, Wellesley, depuis lord Wellington, débarqua en Portugal à la tête d’une armée de 26 000 hommes. Junot n’avait que 10 000 combattants ; il n’hésita pas cependant à se porter au devant des Anglais, et le 21 août, il livra bataille à Vimeiro. Un armistice, puis la capitulation de Cintra et l’évacuation du Portugal furent les conséquences de cette journée où l’armée française, après des prodiges de valeur, succomba sous le nombre.

Geoffroy Saint-Hilaire avait suivi le duc d’Abrantès, et fait avec lui la campagne. Il était à Vimeiro. Combien, dans cette funeste journée, il déplora l’insuffisance de ses études médicales, interrompues presque aussitôt que commencées ! Mais tout ce qu’il pouvait faire, il le fit. Ne pouvant se mettre au nombre des maîtres de l’art, il demanda et fut heureux d’obtenir une place parmi leurs aides. Plus d’un blessé lui dut la vie sur le champ de bataille.

Dès qu’il revint à Lisbonne, il prévit qu’il allait avoir à recommencer contre les Anglais la lutte d’Alexandrie. Il ne se trompait pas. L’ordre lui fut donné d’abandonner immédiatement toutes ses collections. Cette fois, il comprit qu’il n’y avait pas à résister de front ; il négocia. Il exposa comment il avait acquis toutes ces richesses ; jamais il n’avait usé du droit du plus fort : y recourrait-on contre lui ? Plusieurs Portugais et l’Académie elle-même de Lisbonne intervinrent en sa faveur : les Commissaires anglais décidèrent qu’il y aurait un partage. Un tiers de ses caisses lui fut accordé ; on voulut, toutefois, qu’il les reçût, non pour le gouvernement français, mais pour lui-même. Par cette concession même on avait reconnu la légitimité de ses droits : ce fut, pour lui, le point de départ d’une seconde négociation qui lui valut un autre tiers, toujours pour lui et non pour le Gouvernement. Enfin, après des difficultés sans cesse renaissantes, car trois autorités anglaises intervinrent successivement, il fut décidé que Geoffroy Saint-Hilaire abandonnerait quatre caisses seulement, et que lui-même les désignerait. Ce n’était plus qu’une vaine satisfaction, réclamée par l’amour-propre des Commissaires : après avoir tout exigé, on consentait à tout accorder, mais non pas à convenir qu’on le faisait. Geoffroy Saint-Hilaire laissa donc entre les mains des Commissaires quatre caisses, les moins précieuses de toutes ; l’une d’elles était remplie d’objets, appartenant à Geoffroy Saint-Hilaire lui-même, et qu’il lui serait facile de remplacer en France. À ce prix, il lui fut permis de faire embarquer les autres caisses sur un transport ; et malgré l’inconcevable violence d’un officier supérieur anglais qui, après la décision prise, vint, jusque sur le bâtiment, en briser une, et voulait à son tour retenir toute la collection, nos musées reçurent bientôt des mains de Delalande ces richesses si péniblement reconquises.

Geoffroy Saint-Hilaire en avait devancé l’arrivée. Embarqué sur la frégate anglaise la Nymphe avec le duc d’Abrantès[9], il était à La Rochelle dans les premiers jours d’octobre, et bientôt après à Paris.

Sa famille, depuis longtemps sans nouvelles de lui, venait d’apprendre son arrivée prochaine par une lettre où lui-même résumait ainsi son voyage :

« Je reviens : la mort n’a pas voulu de moi. J’ai fait un peu de bien en Portugal, et j’ai la pensée que j’ai bien mérité de mon pays. »

Le souvenir de cette mission, si honorablement remplie au milieu de circonstances si difficiles, s’est conservé en Portugal. Les âmes capables de résister à l’oppression, le sont peut-être seules de résister à la tentation d’abuser de la force. Les Portugais l’avaient senti, et leur reconnaissance envers Geoffroy Saint-Hilaire s’est exprimée à diverses époques et sous diverses formes.

En 1814 une relation des services rendus au Portugal par Geoffroy Saint-Hilaire, fut rédigée par Verdier ; elle lui parvint avec une déclaration non moins honorable du vénérable prieur de Notre-Dame de Jésus. Le moment où la France subissait à son tour l’invasion étrangère, fut celui qu’ils choisirent pour déclarer que Geoffroy Saint-Hilaire avait emporté l’estime et le respect de la nation portugaise[10].

Un an après, la France, pour la seconde fois envahie, avait la douleur de voir ses musées dépouillés d’une partie de leurs richesses. Toutes les nations que la France avait autrefois vaincues, faisaient à l’envi entendre leurs réclamations : le Portugal seul se tut. Et le duc de Richelieu ayant cru devoir le mettre en demeure de s’expliquer, le Ministre portugais, rendant un solennel hommage au Commissaire impérial de 1808, répondit : Nous ne réclamons et n’avons rien à réclamer[11].

Vers la même époque, un Français, M. d’Hautefort, visitait le Portugal ; il y trouvait partout le nom de Geoffroy Saint-Hilaire en honneur. Dans chaque musée, dans chaque bibliothèque, on se plaisait à lui raconter un trait honorable, à lui citer une noble parole de son compatriote. Est-il besoin de dire combien Geoffroy Saint-Hilaire fut touché de ces témoignages si spontanément donnés, lorsque, consignés en 1820 par M. d’Hautefort dans la relation de son voyage[12], ils vinrent après douze ans faire revivre de si nobles souvenirs ?

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  1. Nous avons retrouvé cette pensée dans une lettre que Kleber écrivait en pluviôse an VIII à Geoffroy Saint-Hilaire. On ne lira pas sans intérêt ces belles paroles du général en chef de l’armée d’Égypte : « Je vois cette correspondance avec satisfaction (la correspondance de Geoffroy Saint-Hilaire avec Banks) ; ce commerce réciproque de lumières est important pour la science, et les guerres politiques ne doivent jamais l’interrompre. »
  2. Il l’occupa le 25.
  3. Son père et sa mère n’existaient plus depuis plusieurs années, et son bien-aimé frère, Marc-Antoine Geoffroy, avait lui-même succombé, à peine âgé de trente et un ans, à la suite de la bataille d’Austerlitz. Mais d’autres liens avaient remplacé ceux que la mort avait brisés. Il s’était marié en décembre 1804. Une heureuse alliance l’avait rendu gendre de M. Brière de Mondétour, receveur général des économats sous Louis XVI, et l’un des hommes les plus estimés de cet infortuné prince.
  4. « Je suis, écrivait Geoffroy Saint-Hilaire de Talavera de la Reyna, sur une route bien tranquille, qui n’offre d’inconvénients que ceux des mauvaises auberges. »
  5. L’évasion des deux Français fut, par la suite, reprochée comme une trahison au comte de Torrefresno. Il périt victime de la bienveillance qu’il avait montrée en plusieurs occasions pour nos compatriotes.
  6. Et même aussi, ce sont les termes de l’ordre, des particuliers émigrés : droit rigoureux, dont Geoffroy Saint-Hilaire n’usa que fort rarement.
  7. Les plus précieux des manuscrits rapportés par Geoffroy Saint-Hilaire, proviennent d’une autre source, du grenier de l’hôtel d’un noble émigré, où ils étaient depuis longtemps relégués et comme oubliés. On jugera de l’intérêt, de l’importance historique de ces manuscrits par les premières lignes d’un rapport fait en 1845 à M. le Ministre de l’Instruction publique, par M. Théodore Pavie :

    « Je me suis empressé d’examiner attentivement les manuscrits…, et j’ai acquis la certitude qu’ils renferment une quantité considérable de pièces du plus haut prix et de la plus rare valeur. C’est avec un véritable éblouissement que j’ai vu passer sous mes yeux des lettres de tous les souverains qui ont gouverné le Portugal depuis 1557 jusqu’en 1715, dom Sébastien, le cardinal-roi Henri, Philippe II d’Espagne… ; de Louis XIV et du Dauphin, de Charles II d’Angleterre, de Victor-Amédée de Savoie, des ducs de Parme Al. et Oct. Farnèse ; des brefs des papes Clément VII, Paul III, Innocent XII… » En tout, dit le rapporteur, cinq mille pièces originales.

    Selon le vœu de la famille de Geoffroy Saint-Hilaire, et par ordre de M. le Ministre de l’Instruction publique, cette précieuse collection fait aujourd’hui partie de la Bibliothèque royale.

  8. Il lui était dû un arriéré de deux ans et demi.
  9. Ils partirent le 22 septembre. La violence des vents d’équinoxe rendit leur voyage fort pénible, et même, un moment, on fut en danger. « Il ne me manquait, écrivait gaîment Geoffroy Saint-Hilaire, pour clore ma campagne de Portugal d’une manière digne du commencement, qu’une bonne et forte tempête : Dieu merci, rien ne manque plus à cet égard. »
  10. Ce sont les termes mêmes de la relation de Verdier.
  11. « Les commissaires de l’Académie, ajouta-t-il, et les conservateurs d’Ajuda considérèrent que M. Geoffroy s’était refusé à user de l’autorité qu’il avait obtenue, pour choisir des objets uniques ; qu’il avait seulement demandé des doubles, et que ce qu’il avait reçu, lui avait été remis en échange d’objets de minéralogie, rares et inconnus dans le Portugal, qu’il avait apportés de Paris, et à cause des soins qu’il s’était donnés pour ranger et étiqueter la collection laissée à Ajuda. »
  12. Elle est intitulée : Coup d’œil sur Lisbonne et Madrid en 1814. Paris, 1820.