Une légende de Montrose/Introduction2

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 343-348).




INTRODUCTION


à la première édition anglaise.




Le sergent More Mac Alpin, pendant son séjour parmi nous, fut un des habitants les plus respectés de Ganderscleugh. Personne ne pensait à lui disputer le samedi soir ses titres au grand fauteuil de cuir placé au coin le plus chaud de la cheminée de la salle commune des Armes de Wallace[1] ; et notre sacristain John Duirward n’aurait pas regardé comme une usurpation des moins répréhensibles que quelqu’un se plaçât dans le banc à gauche de la chaire, que le sergent occupait régulièrement tous les dimanches. C’était là qu’il s’asseyait vêtu de son uniforme bleu des invalides, brossé avec la propreté la plus scrupuleuse. Deux médailles de mérite qui brillaient à sa boutonnière, aussi bien que la manche vide qu’aurait dû remplir son bras droit, étaient des marques éclatantes de ses services pénibles et honorables. Ses traits vieillis par le temps, ses cheveux gris qui se terminaient en une queue mince, selon la mode militaire de l’ancien temps, et sa tête un peu tournée en l’air et de côté pour mieux entendre la voix du ministre, attestaient sa profession et ses infirmités. À ses côtés était assise sa sœur Jeannette, petite vieille toute proprette, avec une coiffe des Highlands et un plaid de tartan ; les yeux toujours fixés sur son frère, qui était pour elle le plus grand homme de la terre, et cherchant avec soin pour lui dans sa bible à fermoirs d’argent, les textes que le ministre citait ou expliquait.

Je pense que ce fut le respect témoigné généralement au digne vétéran par tous les habitants de Ganderscleugh indistinctement qui l’avait engagé à choisir notre village pour sa résidence ; car telle n’avait pas été sa première intention.

Il était parvenu au grade de sergent-major d’artillerie, après avoir fait plusieurs campagnes pénibles dans diverses parties du monde, et il était reconnu pour un des plus braves et des plus expérimentés soldats de l’artillerie écossaise. Une balle qui lui traversa le bras dans la guerre de la Péninsule[2], lui procura à la fois une honorable retraite avec une pension de Chelsea, et une bonne gratification sur les fonds patriotiques. De plus, le sergent More Mac Alpin avait été aussi prudent que brave ; et avec l’argent des prises et de ses épargnes, il se trouva possesseur d’une petite somme dans les trois pour cent consolidés.

Il se retira du service, avec l’intention de jouir de son revenu dans le vallon sauvage des Highlands, où, durant son enfance, il avait gardé le noir[3] bétail à cornes et les chèvres, avant que le son du tambour lui eût fait relever son chapeau d’un air martial, et suivre ses roulements près de quarante ans. Dans son souvenir, ce lieu, quoique retiré, ne pouvait être comparé en beauté aux sites magnifiques qu’il avait vus dans ses excursions. La vallée heureuse de Rasselas[4] même n’aurait pu soutenir la comparaison. Rentré dans le vallon natal, il revit ce site enchanteur : ce n’était qu’une vallée stérile, entourée de montagnes escarpées et traversée par un torrent venant du nord ; mais ce qui était le pis, trente foyers avaient cessé de fumer. Il put à peine distinguer quelques pierres brutes de la cabane de ses pères. Le langage était presque entièrement changé : l’ancienne race dont il se vantait de descendre avait cherché un refuge au-delà de l’Atlantique. Un fermier du sud, trois bergers aux plaids gris et six chiens, étaient alors en possession de toute la vallée, qui, pendant l’enfance du sergent, avait fait vivre dans le contentement, sinon dans l’abondance, plus de cent habitants.

Dans la maison du nouveau tenancier, le sergent Mac Alpin trouva cependant une source inattendue de plaisir, et l’occasion de déployer ses affections sociales. Sa sœur Jeannette heureusement avait toujours eu un si fort pressentiment que son frère reviendrait un jour, qu’elle avait refusé d’accompagner ses parents dans leur émigration. Et elle avait consenti, mais non pas sans se sentir humiliée, à prendre du service chez le propriétaire lowlander, qui, quoique Saxon, disait-elle, s’était montré un homme humain à son égard. Cette rencontre inespérée avec sa sœur sembla être un remède à tous les désappointements que le sort avait fait subir au sergent More ; et cependant ce ne fut pas sans laisser échapper une larme involontaire qu’il entendit raconter par la seule femme qui restât de sa tribu, l’histoire de l’expatriation de sa famille.

Elle lui raconta les inutiles offres qu’ils avaient faites d’augmenter leur fermage, ce qui les aurait réduits à une extrême pauvreté, qu’ils auraient pourtant supportée avec joie, puisqu’il leur aurait été permis de vivre et de mourir sur leur sol natal. Elle n’oublia pas non plus de raconter à son frère les prodiges qui avaient annoncé le départ de la race celtique et l’arrivée des étrangers : car deux années avant l’émigration, lorsque le vent soufflait pendant la nuit dans le défilé de Ballachra, on entendit distinctement ces mots, Ha til mi tulidh[5], paroles que les émigrants employaient ordinairement pour faire leurs adieux à la terre natale. Les cris sauvages des bergers étrangers et les hurlements de leurs chiens s’étaient fait souvent entendre au milieu des brouillards, long-temps avant leur arrivée dans le pays. Un barde, le dernier de sa race, avait célébré l’expulsion des naturels de la vallée dans un chant qui fit pleurer le vétéran, et dont la première stance peut être ainsi rendue :


« Malheur, malheur à toi, fils des vertes campagnes !
Pourquoi quitter les champs à peine reverdis ?
Pourquoi venir troubler les enfants des montagnes,
Et dévaster le val si fortuné jadis ? »


Ce qui ajouta au chagrin du sergent More Mac Alpin dans cette occasion, fut que le chef par lequel ce changement avait été opéré était regardé par la tradition et l’opinion générale comme représentant les anciens chieftains, ou chefs, aïeux des fugitifs ; et jusqu’ici un des principaux objets de l’orgueil du sergent More avait été de prouver par un arbre généalogique à quel degré de parenté il appartenait à ce personnage. Il s’opéra alors une étrange modification dans ses sentiments à son égard.

« Je ne puis le maudire, » dit-il en se levant et en parcourant la chambre à grand pas, lorsque Jeannette eut achevé son histoire, « Je ne le maudirai pas ; il est le descendant et le représentant de mes ancêtres. Mais jamais homme ne m’entendra à l’avenir prononcer son nom. Et il tint parole ; car, jusqu’au jour de sa mort, personne ne l’entendit nommer ce chieftain égoïste et au cœur dur.

Après avoir consacré un jour à ses tristes réflexions, l’esprit entreprenant qui l’avait guidé à travers tant de dangers fortifia son cœur contre ce cruel désappointement. « J’irai, disait-il, rejoindre mes parents au Canada, où ils ont donné à un vallon transatlantique le nom de celui de leurs pères. Jeannette fera son paquet comme la femme d’un soldat. Au diable la distance ! C’est le saut d’une puce, en comparaison des voyages et des marches que j’ai faits pour de plus légères causes. »

Dans cette intention, il quitta les Highlands ; et il passa à Ganderscleugh avec sa sœur, en se rendant à Glasgow, dans l’intention de s’embarquer pour le Canada. Mais à cette époque l’hiver commençait, et il pensa qu’il serait prudent d’attendre le printemps pour s’embarquer, car alors le Saint-Laurent serait ouvert, et il se fixa parmi nous pour le peu de mois qu’il devait rester dans la Grande-Bretagne. Comme nous l’avons dit plus haut, ce respectable vieillard trouva une grande déférence et de grandes attentions pour lui dans tous les rangs de la société. Aussi lorsque le printemps fut de retour, il se trouva si satisfait de ses quartiers d’hiver, qu’il ne fut plus question de ses projets de voyage. Jeannette craignait la mer, et lui-même ressentait les infirmités de l’âge et du service, plus qu’il ne l’avait d’abord pensé. Il en parla au ministre, et mon digne patron M. Cleisbotham lui répondit qu’il valait mieux rester avec des amis éprouvés, que d’aller au loin, pour rencontrer pis. Il s’établit donc tout-à-fait à Ganderscleugh, à la grande satisfaction, comme nous l’avons déjà dit, de tous ses habitants, pour lesquels son intelligence militaire, et ses savants commentaires sur les journaux, les gazettes et les bulletins, en firent un véritable oracle et l’interprète de tous les événements des guerres passées, présentes ou futures.

Il est vrai que le sergent n’était pas conséquent avec lui-même. Il était zélé jacobite ; son père et ses quatre oncles avaient été dehors en 1745[6]. Mais il n’en était pas moins un zélé sujet du roi George, au service duquel il avait gagné sa petite fortune et perdu trois frères ; aussi vous pouviez également lui déplaire en appelant le prince Charles le Prétendant, ou en disant quelque chose d’attentatoire à la dignité du roi George. De plus, on ne peut pas nier que, lorsque le jour de recevoir ses dividendes était arrivé, le sergent avait l’habitude de rester le soir à l’auberge des Armes de Wallace plus long-temps qu’il ne convenait à la stricte tempérance, ou même à ses intérêts particuliers. Car dans ces occasions ses camarades de bouteilles savaient flatter ses opinions en chantant des refrains jacobites, en buvant à la confusion de Bonaparte et à la santé du duc de Wellington, en sorte que le sergent se trouvait à la fin non-seulement flatté de payer tous les écots, mais conduit quelquefois à prêter de petites sommes à ses amis intéressés. Après de telles frasques, comme il les appelait lui-même, il manquait rarement de remercier Dieu et le duc d’Yorck qui avaient rendu plus difficile à un vieux soldat de se ruiner par ses folies qu’il ne l’aurait pu dans un âge moins avancé.

Ce n était pas en de telles occasions que je faisais partie de la société du sergent More Mac Alpin. Mais souvent, lorsque j’en avais le loisir, j’allais le chercher à ce qu’il appelait sa parade du soir et du matin, et à laquelle, lorsque le temps était beau, il paraissait aussi régulièrement que s’il y eût été appelé par le roulement du tambour. Sa promenade du matin était sous les ormes, dans le cimetière ; car la mort, disait-il, avait été si long-temps sa voisine qu’il ne pourrait se pardonner de rompre avec une vieille connaissance. Sa promenade du soir était sur le gazon où on faisait blanchir la toile, au bord de la rivière : là on le voyait quelquefois assis sur un banc sans dossier, ses lunettes sur le nez, lisant le journal aux politiques du village qui faisaient cercle autour de lui, leur expliquant les termes militaires, et aidant l’intelligence de ses auditeurs en traçant des figures sur la terre avec le bout de sa canne. D’autres fois, il était entouré d’une troupe d’enfants de l’école, que tantôt il formait à la manœuvre, et que tantôt aussi, ce qui avait moins l’approbation des parents, il initiait à l’art mystérieux de faire des feux d’artifice ; car, dans les réjouissances publiques, le sergent était le pyrotechniste, suivant le terme de l’encyclopédie, du village de Ganderscleugh.

C’était dans ses promenades du matin que je rencontrais le plus fréquemment le vétéran. Et je puis encore à peine regarder le chemin du village, ombragé par une rangée d’ormes élevés, sans me figurer que je le vois, avec sa taille droite, s’avancer vers moi d’un pas mesuré, sa canne portée en avant, prêt à me faire le salut militaire. — Mais il est mort ! et il repose avec sa fidèle Jeannette, sous le troisième arbre, en les comptant à partir de la barrière[7] qui est au côté occidental du cimetière.

Les charmes que je trouvais dans la conversation du sergent Mac Alpin ne venaient pas seulement du récit de ses propres aventures, et il n’en avait pas manqué dans le cours d’une vie errante, mais de ses souvenirs de traditions des Highlands, que, dans sa jeunesse, il avait entendu raconter à ses parents, et à son âge il aurait regardé comme une espèce d’hérésie de révoquer en doute leur authenticité. Bon nombre de ces traditions avaient rapport aux guerres de Montrose, dans lesquelles quelques-uns des ancêtres du sergent avaient, à ce qu’il semble, joué un rôle distingué. Quoique ces discordes civiles eussent fait le plus grand honneur aux Highlanders, puisque ce fut vraiment la première occasion où ils se montrèrent supérieurs[8] ou du moins égaux, dans les rencontres militaires, à leurs voisins les Lowlanders, il était arrivé qu’elles étaient moins célébrées parmi eux qu’on n’aurait pu s’y attendre d’après le nombre des traditions qu’ils avaient conservées sur des sujets moins intéressants. C’était donc avec un grand plaisir que j’obtenais de mon ami le vétéran quelques particularités curieuses sur ces temps de désordre. Elles se ressentaient de la rudesse et de l’amour du merveilleux qui caractérisaient l’époque et le narrateur ; mais je ne ferai nullement un reproche au lecteur de les recevoir avec défaveur, pourvu qu’il soit assez bon pour ajouter foi d’une manière implicite aux événements naturels de l’histoire, qui, non moins que toutes celles que j’ai déjà eu l’honneur de soumettre à son examen, repose sur un fond véritable.


  1. Nom de l’auberge de Ganderscleugh. a. m.
  2. Guerre d’Espagne et de Portugal, commencée en 1808, à laquelle l’Angleterre prit une part active contre la France, comme alliée des deux puissances attaquées. a. m.
  3. En Angleterre, la plupart des vaches sont noires. a. m.
  4. Voyez l’histoire de Rasselas, prince d’Abyssinie, par Jonhson. a. m.
  5. Nous ne reparaîtrons plus, we return no more. a. m.
  6. Be out ou go out, aller dehors, terme dont on se servait pour dire « prendre parti pour le Prétendant. » — 45 pour 1745, comme nous disons 89, 95. a. m.
  7. Il y a dans le texte anglais stile, ce qui signifie barrière qui ne s’ouvre point, mais par dessus laquelle les hommes et les femmes peuvent passer, au moyen d’espèces de marches taillées dans le bois. C’est pour empêcher les animaux d’aller troubler le repos des morts. a. m.
  8. On trouve dans le roman des raisons qui donnèrent la supériorité aux Higlanders sur les Lowlanders. a. m.