Une légende de Montrose/Introduction1

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 331-343).



UNE LÉGENDE


DE MONTROSE.




CONTES DE MON HÔTE. — 3e SÉRIE.









La Légende De Montrose a été publiée sous le titre de l’Officier de fortune dans la traduction de M. Defauconpret. a. m.



INTRODUCTION


mise en tête de la dernière édition d’édimbourg.




La Légende de Montrose fut écrite principalement dans la vue de placer sous les yeux du lecteur la triste fin de lord John Kilpont, fils aîné de William, comte d’Airth et de Menteith, et les singulières circonstances qui accompagnèrent la naissance et remplirent l’histoire de James Stewart d’Ardvoirlich, de la main duquel l’infortuné lord périt.

Notre sujet nous conduit à parler de sanglantes querelles, et nous devons commencer par en raconter une plus ancienne encore que celle à laquelle notre histoire se rapporte. Sous le règne de Jacques IV, une grande inimitié entre les puissantes familles de Drummond et de Murray divisa le comté de Perth. La première étant la plus nombreuse et la plus puissante, enferma cent soixante membres de l’autre famille dans l’église de Monivaird, et y mit le feu. Les femmes et les enfants des victimes qui avaient aussi trouvé un abri dans cette église, périrent dans la même conflagration. Un seul homme, appelé David Murray, échappa aux flammes par l’humanité d’un des membres de la famille Drummond, lequel le reçut dans ses bras au moment qu’il s’élançait du milieu du feu. Comme le roi Jacques IV gouvernait avec plus de vigueur que beaucoup de ses prédécesseurs, ce crime horrible fut sévèrement puni, et plusieurs des coupables eurent la tête tranchée à Stirling. En conséquence de la persécution exercée contre son clan, le Drummond par l’assistance duquel David Murray avait été sauvé, s’enfuit en Irlande, où il resta jusqu’à ce que, par l’entremise de celui qui lui devait la vie, il obtint de retourner en Écosse, sa patrie, où lui et ses descendants se distinguèrent sous le nom de Drummond-Eirinich ou Ernoch, c’est-à-dire Drummond d’Irlande ; et le même titre fut donné à leur propriété ou manoir.

Le Drummond-Ernoch qui vivait du temps de Jacques VI était un des forestiers du roi dans la forêt de Glenartney, et le hasard le fit employer à la recherche du gibier vers l’année 15888 ou 1589). Cette forêt était adjacente aux principaux endroits fréquentés par les Mac-Gregor, ou une branche particulière de leur clan, connue sous le titre de Mac-Eagh ou Enfants du brouillard. Ils considéraient la fréquentation de la forêt dans leur voisinage comme une digression, ou peut-être voyaient-ils dans le garde un ennemi, à la suite de menaces qu’il aurait faites à quelqu’un des leurs, ou pour toute autre raison analogue. Cette tribu des Mac-Gregor était proscrite et persécutée, comme le lecteur peut le voir dans l’Introduction de Rob-Roy ; et la main de chaque homme étranger leur étant hostile, leurs mains, en revanche, étaient hostiles à tous les autres hommes. Bref, ils surprirent et tuèrent Drummond-Ernoch, lui coupèrent la tête, et l’emportèrent avec eux enveloppée dans le coin d’un plaid.

Au fort de l’exaltation de leur vengeance, ils s’arrêtèrent à la maison d’Ardvoirlich, où ils demandèrent à se rafraîchir ; ce qui effraya la dame qui s’y trouvait, car c’était une sœur de Drummond-Ernoch, assassiné : son mari était alors absent, elle n’osa point refuser les rafraîchissements demandés. Elle fit placer du pain et du fromage sur la table, devant les Mac-Gregor, et donna des ordres pour que des mets plus substantiels fussent préparés. Pendant qu’elle était sortie pour hâter les apprêts du repas, les barbares mirent la tête de son frère sur la table, avec un morceau de pain et de fromage dans la bouche, en lui commandant de manger en souvenir des joyeux festins auxquels il avait pris part dans cette maison.

À son retour, la malheureuse, apercevant la tête sanglante de son frère, poussa un cri d’effroi et s’enfuit dans les bois, où, comme on le rapporte dans le roman, elle promena au hasard sa frénésie maniaque et se déroba quelque temps à toute société humaine. Un reste de sentiment instinctif la porta enfin à jeter de loin, à la dérobée, un regard sur les jeunes filles qui trayaient les vaches ; son mari Ardvoirlich en étant averti, parvint à la ramener chez lui, et la retint jusqu’à ce qu’elle eût donné le jour à un enfant dont elle était enceinte. Après ses couches, elle recouvra peu à peu sa raison.

Les proscrits s’étaient portés aux dernières insultes contre l’autorité royale, qu’à la manière dont elle était exercée ils avaient peu sujet de respecter. Le même trophée qu’ils avaient avec tant de barbarie exposé à la vue de lady d’Ardvoirlich, ils le portèrent en triomphe dans la vieille église de Balquidder, située presque au centre de leur pays, où le laird Mac-Gregor et tout son clan réuni à cet effet posèrent successivement leurs mains sur la tête de la victime égorgée, et jurèrent, comme de vrais sauvages, de défendre l’auteur du crime. Cette féroce combinaison de vengeance procura à sir Alexandre Boswell, baronnet, le sujet d’un poëme intitulé ; le vœu du clan Alpin (clan Alpin’s vow), qui fut imprimé, mais non, je crois, publié, en 1811.

Le fait est confirmé par une proclamation du conseil privé, datée du 4 février 1589, et autorisant l’emploi du fer et du glaive, contre les Mac-Gregor. Cette terrible injonction fut exécutée avec une furie peu commune. John Buchanan de Cambusmore a montré à l’auteur une correspondance entre son aïeul et le laird de Buchanan et lord Drummond, sur la dévastation de certaines vallées avec leurs adhérents, et sur une douce vengeance, y est il dit, pour la mort de leur cousin Drummont-Ernoch. Cependant, malgré tout ce que l’on peut faire, la tribu des Mac-Gregor, vouée au carnage, nourrit encore des survivants pour soutenir et exercer de nouvelles cruautés ainsi que de nouveaux outrages.

Le jeune James Stewart d’Ardvoirlich grandissait à vue d’œil, au point d’acquérir une taille, une force et une activité extraordinaires ; on prétend que la pression de sa main faisait jaillir le sang des narines à ceux qui luttaient avec lui en faisant assaut de force. Son caractère était bizarre, entier et irascible ; cependant il doit avoir eu quelques bonnes qualités ostensibles, puisqu’il était fort aimé de lord Kilpont, le fils aîné du comte d’Airth et de Menteith.

Ce vaillant jeune homme joignit Montrose au moment où celui-ci déployait son étendard, en 1644, un peu avant la bataille décisive de Tippermuir, qui eut lieu le 1er septembre de la même année. À cette époque, Stewart d’Ardvoirlich partageait la confiance du jeune lord pendant le jour, et son lit dans la nuit, lorsqu’environ cinq jours après la bataille Ardvoirlich, par un accès ou de soudaine furie ou de profonde méchanceté, long-temps entretenue contre son crédule ami, plongea le poignard au cœur de lord Kilpont, et s’échappa du camp de Montrose, en tuant une sentinelle qui avait essayé de l’arrêter. L’évêque Guthrie donne pour raison de cette action abominable, que lord Kilpont avait rejeté avec horreur une proposition d’Ardvoirlich pour assassiner Montrose. Mais il ne semble pas exister de fondement propre à soutenir une telle accusation, qui reste dans le doute. Le meurtrier Ardvoirlich se sauva certainement près des covenantaires, qui l’employèrent en lui accordant de l’avancement. Il obtint à l’occasion du meurtre de lord Kilpont un pardon absolu que le parlement confirma en 1644, et il fut nommé major du régiment d’Argyle, en 1648. Tels sont les faits du roman que nous présentons comme une légende des guerres de Montrose ; le lecteur les trouvera considérablement altérés dans les fictions du récit.

L’auteur a tâché d’animer l’action tragique du roman par l’introduction d’un personnage adapté au temps et au pays, et d’excellents juges lui ont déclaré qu’il avait réussi jusqu’à un certain point dans son projet. Le mépris qu’entretenaient pour le commerce les jeunes gens qui avaient des prétentions à la noblesse et aux bonnes manières, le dénûment ou l’état de pauvreté dans lequel se trouvait l’Écosse, la disposition naturelle de ses habitants à courir le monde et à chercher des aventures, tout engageait les Écossais à entrer au service des gouvernements en guerre les uns contre les autres. Ils se distinguèrent sur le continent par leur bravoure ; mais en adoptant la profession des soldats mercenaires, ils portèrent nécessairement préjudice à leur caractère national. Les connaissances superficielles qu’ils possédaient dégénérèrent en pédanterie ; leur bonne éducation devint un pur cérémonial ; la crainte du déshonneur ne les retint plus davantage éloignés de ce qui était réellement indigne de considération, si ce n’est pour s’attacher à certaines observances tout à fait ridicules ou futiles. Un cavalier rempli d’honneur et cherchant fortune pouvait, par exemple, changer de service comme de chemise, combattre, comme le brave capitaine Dalgetty, en passant d’un parti à un autre, sans s’informer du fondement de la querelle, et piller avec une effrénée rapacité les paysans que le sort des armes lui soumettait ; mais il devait éviter, même d’un prêtre, le plus léger reproche, s’il avait trait à ses devoirs. Ce qui va suivre démontrera la vérité de ce que j’avance.

« Ici je ne dois pas oublier, dit un chroniqueur, le nom d’un prédicateur, maître William Forbesse, qui prêchait aux soldats, homme plein de courage, de discrétion et de conduite, beaucoup plus capable que d’autres officiers de ma connaissance. À cette époque, non seulement il priait pour nous, mais il allait avec nous jusqu’à remarquer, je crois, la mine des hommes : ayant trouvé un sergent qui négligeait son devoir, il l’épia à point en se cachant, et promit de me le signaler ; ce qu’il fit, en effet, après le service. Le sergent, appelé devant moi et accusé, repoussa l’accusation, ajoutant que si ce n’eût pas été le pasteur qui l’eût articulée, il en aurait demandé raison. Le pasteur offrit de se battre avec lui, pour prouver qu’il avait dit vrai. Je cassai le sergent et donnai sa place à un plus digne, appelé Mungo Gray, homme de mérite et de cœur. Le sergent cassé n’appela point maître William en duel ; il se retira et quitta le service. »

Le livre d’où est tiré ce passage porte un titre formidable, de vingt-cinq à trente lignes de longueur, que nous croyons pouvoir nous dispenser de reproduire ici ; il fut imprimé à Londres, en 1637.

Un autre individu de la même école, et presque du même caractère que le Monro dont il est question dans cet ouvrage, est sir James Turner, soldat de fortune, qui parvint à un rang distingué sous le règne de Charles II, eut un commandement en Galloway et ailleurs pour la suppression des conventicules, et fut fait prisonnier par les covenantaires peu avant la bataille de Pentland. Sir James était un homme d’un mérite supérieur à celui de Monro, et il avait pris ses degrés de maître-ès-arts au collège de Glasgow. Dans les derniers temps de sa vie, il composa plusieurs discours sur des sujets historiques ou littéraires, et dont le club de Bannalyne a imprimé plusieurs fragments sous le titre de Mémoires de sir James Turner. J’en ai extrait le passage suivant, comme un exemple de ce que le capitaine Dalgetty eût pu consigner dans son journal, s’il en avait tenu un, ou, pour donner une idée plus exacte de son caractère, tel que de Foe l’aurait tracé, en donnant à un récit de pure invention les couleurs de la vérité :

« Ici je raconterai un accident qui m’arriva ; car, bien que non extraordinaire, il fut très-ennuyeux sous tous les rapports. Mes deux brigades occupaient un village à un demi-mille d’Appleby ; j’avais mon propre quartier dans la maison d’un gentleman, qui était un ritmaster, ou quartier-maître, chez qui à cette époque se trouvait sir Marmaduke. Sa femme tenait la chambre qu’elle occupait toute prête pour la recevoir au lit. Le château étant abandonné et Lambert assez loin, je résolus de me coucher toutes les nuits, à cause de mes fatigues des journées précédentes. La première nuit, je dormis assez bien ; le lendemain matin j’avais perdu un bas de fil, un demi-bas de soie et une chaussette ; je ne pus les retrouver. Comme j’en possédais d’autres, je m’habillai et me rendis au quartier. À mon retour je ne pus avoir aucune nouvelle de mes bas. La nuit suivante je me mis au lit, et le matin je me trouvai dans le même état, perdant trois bas pour une seule jambe, et les trois autres ayant été laissés intacts comme ils l’étaient la veille. Une recherche plus minutieuse que la première fois eut lieu sans plus de succès. Cependant j’avais en réserve une paire de bas complète et une paire de bottines plus grandes que les premières. Je les mis. Le troisième jour je trouvai la même chose, c’est-à-dire qu’on ne m’avait laissé de bas que pour une jambe. C’est alors que moi et mes domestiques nous supposâmes que les rats devaient s’être emparés de mes bas, et la maîtresse de la maison, qui le savait très-bien, ne voulait pas me le dire. On visita avec des lumières la chambre qui était très-basse, et l’on aperçut le haut de mes bottines en un trou dans lequel avait été attiré le reste. Je sortis et fis lever les gens de la maison, pour voir comment les rats avaient disposé de ma chaussure. L’hôtesse envoya une de ses domestiques pour assister à la perquisition. Le trou étant un peu ouvert, un de mes petits garçons y introduisit sa main et rapporta vingt-quatre pièces d’or et un angèle[1]. La servante affirma que tout cela appartenait à sa maîtresse. Le petit garçon m’ayant apporté l’or, j’allai trouver l’hôtesse et lui dis que Lambert ayant logé dans cette maison, il était probable que quelques-uns de ses domestiques avaient caché cet or, et que s’il en était ainsi, la trouvaille me revenait légalement, mais que si elle pouvait prouver que cet or lui appartenait, je le lui rendrais sur-le-champ. La pauvre dame avoua en pleurant que son mari n’étant pas des plus sobres (et en effet c’était un vrai prodigue), elle avait caché cet or à son insu, pour l’employer dans l’occasion, surtout en cas de maladie ; et elle me conjura, puisque j’aimais le roi, pour lequel son mari et elle avaient beaucoup souffert, de ne point lui retenir son or. Elle ajouta que s’il y avait plus de vingt-quatre pièces entières et deux demi-pièces, le surplus ne lui appartiendrait pas, et qu’elle les avait renfermées dans une bourse de velours vert. Après que je l’eus rassurée quant à son or, une nouvelle recherche fut faite ; on trouva l’autre angèle, la bourse verte en pièces comme mes bas ; je rendis aussitôt l’or à la bonne dame. J’ai souvent ouï dire que le rongement ou déchirement des habits par des rats est un pronostic annonçant quelques fâcheuses affaires à celui auquel ils appartiennent. Je rends grâce à Dieu de n’avoir jamais été porté à croire de tels présages, ou de n’y avoir fait aucune attention. Il est vrai que des malheurs plus grands m’arrivèrent alors peu de temps après ; mais je suis sûr que j’aurais pu les prévoir moi-même, beaucoup mieux que des rats ou toute autre vermine, et cependant je ne le fis pas. J’ai entendu conter de belles histoires de rats, comment ils avaient abandonné des maisons et des vaisseaux, lorsqu’on allait mettre le feu aux premières et submerger les seconds. Des naturalistes disent qu’il y a des créatures sagaces, et je le crois ; mais je ne serai jamais de l’opinion qu’elles puissent prévoir les événements que le diable lui-même ne pourrait ni connaître ni deviner ; de tels événements étant de ces choses que l’Éternel a cachées dans le sein de sa divine prescience et la question de savoir si le Dieu tout-puissant a préordonné ou prédestiné ces choses qui nous arrivent, de manière à éclore en échappant à toute prévision ou contrôle, est encore insoluble. »

En citant ces anciennes autorités, je ne dois pas oublier un Essai plus moderne d’un soldat écossais de la vieille mode, Essai rédigé par une main habile, dans le caractère de Lesmahagow, puisque l’existence de ce brave capitaine doit seule priver l’auteur actuel de tous droits à une entière originalité. En outre, Dalgetty, comme fruit de sa propre imagination, a été un favori si rapproché de son parent, qu’il est tombé dans l’erreur en donnant au capitaine une trop grande part dans l’histoire. C’est l’opinion d’un critique placé au plus haut rang dans la littérature, et l’auteur s’estime tellement heureux d’avoir encouru sa censure, qu’elle laisse à sa modestie une excuse convenable pour laisser passer les éloges qu’il eût eu mauvaise grâce à rapporter sans mélange. Le passage dont il s’agit se trouve dans la Revue d’Édimbourg, au n° 55, renfermant une critique d’Ivanhoe ; le voici :

« On a beaucoup trop donné, peut-être, de place à Dalgetty dans l’ouvrage ; car on nous entretient constamment de lui, et l’auteur a montré plus de penchant pour cet homme incomparable qui éclipserait les Falstaffs et les Pistols[2], acte par acte, scène par scène, et les occuperait par son inépuisable faconde, sans épuiser leur gaieté, ou sans changer une note de son ton distinctif, autrement que dans ses grands exemples réitérés de l’éloquence du redouté Ritt-Master. L’idée générale du caractère est familière à nos auteurs comiques postérieurs à la restauration, et l’on peut dire qu’il est, jusqu’à un certain point, formé de ceux du capitaine Fluellen et de Bobadil mais la combinaison du soldado avec l’étudiant du collège Mareschal est tout à fait originale ; et un mélange de talent, d’amour-propre, de courage, de grossièreté et d’orgueil, ne fut jamais plus heureusement conçu. Ses discours, nombreux comme ils le sont, portent tous un cachet particulier, et, suivant nous, ils sont extrêmement divertissants. »




Pendant que ces pages étaient livrées à l’impression, l’auteur recevait du gentleman qui porte actuellement le nom de Robert Stewart d’Ardvoirlich, une lettre dans laquelle ce dernier racontait le meurtre de lord Rilpont d’une manière différente et plus vraisemblable que celle que donne l’évêque Wishart, dont le récit suppose une entière folie ou la plus noire trahison de la part de James Stewart d’Ardvoirlich, un des ancêtres de la famille actuelle de ce nom. Nous ne pouvons mieux faire que de donner une entière connaissance de ce document, plus détaillé que les histoires de cette époque.

« Quoique je n’aie pas l’honneur d’être personnellement connu de vous, j’espère que vous excuserez la liberté que je prends de m’adresser à vous au sujet d’un événement auquel vous avez fait allusion plus d’une fois, et qui concerne malheureusement un des ancêtres de ma famille. Je veux parler du meurtre de lord Kilpont, fils du comte d’Airth et de Menteith, en 1644, par James Stewart d’Ardvoirlich. Comme la cause de ce triste événement et la querelle qui l’amena n’ont jamais été clairement établies dans les histoires du temps auquel il se rapporte, et persuadé que, puisque, dans vos admirables romans sur l’histoire d’Écosse, vous avez adopté la version de Wishart, il peut en résulter une authenticité qu’elle ne mérite pas, je crois devoir, dans la vue de rendre justice, autant que possible, à la mémoire de mon aïeul infortuné, vous envoyer le récit de cette affaire tel qu’il s’est transmis dans la famille.

« James Stewart d’Ardvoirlich, qui vivait au commencement du XVIIe siècle, et qui fut le malheureux auteur du meurtre de lord Kilpont, devint le chef d’une des compagnies indépendantes levées dans les Highlands, à l’origine des troubles arrivés sous le règne de Charles Ier ; une autre de ces compagnies était commandée par lord Rilpont. Tous deux étaient unis d’une étroite et ancienne amitié. Lorsque Montrose arbora l’étendard royal, Ardvoirlich fut un des premiers à se déclarer pour lui, et on dit qu’il fut un des principaux qui entraînèrent lord Kilpont dans la même cause. En conséquence, avec sir John Drummond et leurs adhérents, comme le raconte Wishart, ils rejoignirent Montrose à Buchanty. Tant qu’ils servirent ensemble, leur intimité était si forte qu’ils vivaient et couchaient ensemble sous la même tente.

« En même temps, Montrose avait été aussi rejoint par des Irlandais sous le commandement d’Alexandre Macdonald ; ceux-ci, dans leur marche, commirent quelques excès sur les terres appartenant à Ardvoirlich, lesquelles se trouvaient dans la ligne de leur route depuis la côte occidentale, Ardvoirlich s’en plaignit à Montrose, qui, vraisemblablement, dans le désir de se concilier ses nouveaux alliés, répondit au grief d’une manière évasive. Ardvoirlich, homme aux passions violentes, n’ayant point reçu la satisfaction qu’il avait demandée, provoqua Macdonald en un combat singulier. Avant qu’il eût lieu, toutefois, Montrose, sur l’avis que lui en donna Kilpont, imposa aux deux combattants les arrêts forcés. Montrose, prévoyant les suites fâcheuses d’une semblable querelle en un temps si critique, opéra une sorte de réconciliation entre eux, et les obligea de se toucher la main devant lui ; on dit qu’à cette occasion Ardvoirlich, homme très-fort, serra la main de Macdonald au point d’en faire jaillir le sang par les doigts ; ce qui fit voir qu’Ardvoirlich n’était nullement calmé.

« Peu de jours après la bataille de Tippermuir, lorsque Montrose avec son armée était campé à Collace, une fête fut donnée par lui à ses officiers, en l’honneur de la victoire qu’il avait remportée, et Kilpont, avec son ami Ardvoirlich, était de la partie. De retour à leurs quartiers, Ardvoirlich, qui paraissait toujours garder rancune à Macdonald, et qui avait la tête échauffée par le vin, commença à blâmer lord Kilpont de la part qu’il avait prise dans l’affaire en empêchant qu’il obtînt le redressement demandé, et il se plaignit de Montrose pour ne lui avoir pas accordé ce qu’il regardait comme une réparation légitime. Kilpont défendit sa conduite et celle de son parent Montrose ; on finit par en venir à de gros mots, et dans l’état où ils se trouvaient alors l’un et l’autre, passant aux voies de fait, Ardvoirlich saisit son dirk ou poignard et en frappa à mort Kilpont. Il s’enfuit aussitôt, et à la faveur d’un épais brouillard il échappa aux poursuites dirigées contre lui, laissant sur le lit de mort son propre fils Henri, qui avait été dangereusement blessé à la bataille de Tippermuir.

« Ses partisans se séparèrent brusquement de Montrose, et il ne lui resta d’autre ressource que de se jeter dans les bras de la faction opposée, qui lui fit bon accueil. Son nom est souvent mentionné dans les campagnes de Leslie, et en plus d’une occasion il est cité comme ayant protégé plusieurs de ses anciens amis, lorsque la cause du roi devint désespérée.

Le récit qui précède diffère matériellement, je le sais, de celui que donne Wishart, qui prétend que ce James Stewart d’Ardvoirlich ayant ourdi un complot pour assassiner Montrose, tua lord Kilpont pour n’avoir pas voulu tremper dans le complot. Il peut maintenant m’être permis de remarquer qu’outre que Wishart a toujours été considéré comme un historien partial et d’une autorité fort équivoque sur ce sujet, quand même Stewart aurait conçu un tel dessein, Kilpont, à cause de son nom et de ses relations de parenté, eût sans doute été le dernier que Stewart eût choisi pour son confident et son complice. D’un autre côté, le récit précédent, quoique jamais, j’en suis persuadé, on n’y ait fait jusqu’ici allusion, a été une constante tradition de famille ; et d’après la date récente de l’événement et les sources de la tradition qui l’a fait parvenir jusqu’à nous, je n’ai aucune raison pour révoquer en doute sa parfaite authenticité. Ce récit fut rapporté, dans tous ses détails les plus circonstanciés, à mon père, il y a bien des années, par un homme allié à la famille et qui vécut jusqu’à l’âge de cent ans. Cet homme était un arrière-petit-fils de James Stewart, par John, son fils naturel, dont les histoires de ce pays ont souvent fait mention sous le nom de John Dhu-Mhor. Ce John était alors avec son père ; et fut sans contredit témoin de l’affaire ; il vécut long-temps encore après la révolution, et c’est de lui que tenait l’information ci-dessus, l’homme qui l’avait communiquée à mon père.

« J’ai bien des pardons à vous demander pour avoir si longtemps abusé de votre patience ; mais j’éprouvais le désir bien naturel de rectifier ce que je regardais comme une imputation sans fondement contre la mémoire d’un de mes ancêtres, avant qu’elle pût obtenir par vous l’autorité de l’histoire. Je ne prétends point nier que mon aïeul n’ait eu des passions vives, comme le prouvent beaucoup de faits dont la tradition s’est conservée : mais sa conduite et ses principes ne permettent pas de concevoir l’idée qu’il ait pu former le projet d’assassiner Montrose. Sa fuite dans le parti opposé n’eut lieu que pour se soustraire aux coups des amis de Kilpont alors très-nombreux, et qui n’eussent pas manqué de venger sa mort.

« Vous pouvez faire de cette déclaration l’usage qu’il vous plaira, et je suis prêt à vous fournir de plus amples détails, si vous le désirez, pour confirmer ceux que je viens de vous présenter. »

« Ardvoirlich, 16 janvier 1850. »

La publication de ce document, qui me semble réunir tous les caractères de la vérité, est une dette que je paie à la mémoire de James Stewart, qui fut victime, à ce qu’il paraît, de sa propre violence, mais qui, peut-être, fut incapable d’un acte prémédité de trahison.

Abbotsford, 1er août 1830.




  1. Petite pièce de monnaie ancienne, d’une valeur de 10 schellings, ou environ 12 francs. Elle portait l’empreinte d’un ange, en mémoire de la remarque faite par le pape Grégoire, que les païens angli ou anglais étaient si beaux que, s’ils eussent été chrétiens, ç’auraient été des anges. a. m.
  2. Personnages de Shakspeare. a. m.