Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 349-355).



UNE LÉGENDE
DE MONTROSE.



CHAPITRE PREMIER.

ÉTAT DE L’ÉCOSSE ET DE L’ANGLETERRE.


Gens que l’on voit fonder leur foi sur le texte saint de la pique et du fusil, décider toutes les controverses par une artillerie infaillible, et prouver que leur doctrine est orthodoxe par des coups et des blessures apostoliques.
Butler. Hudibras.


C’est pendant la période de cette grande et sanglante guerre civile qui agita la Grande-Bretagne vers le seizième siècle, que commence notre histoire. L’Écosse était jusqu’alors restée à l’abri des ravages d’une guerre intestine, quoique ses habitants fussent très-divisés dans leurs opinions politiques, et que beaucoup d’entre eux, fatigués du contrôle des états du parlement, et désapprouvant la mesure hardie qu’ils avaient prise d’envoyer en Angleterre une nombreuse armée au secours du parlement révolté, fussent déterminés pour leur part à embrasser la première occasion de se déclarer pour le roi, et de faire une diversion telle, qu’elle pût au moins forcer à rappeler l’armée du général Leslie en Écosse, si elle ne remettait pas une grande partie de ce royaume sous l’autorité royale. Ce plan fut surtout adopté par la noblesse du nord de l’Écosse, qui avait résisté avec une grande opiniâtreté à l’adoption de la ligue solennelle et du covenant[1], et par beaucoup de chefs des clans highlanders, qui pensaient que leurs intérêts et leur autorité étaient attachés à la royauté. Ces chefs avaient en outre une aversion décidée pour les formes de la religion presbytérienne, et étaient dans cet état à demi sauvage de la société où la guerre est toujours mieux accueillie que la paix.

D’après ce concours de circonstances, on s’attendait généralement à de grandes commotions ; et cette coutume d’incursion et de pillage, que les Écossais Highlanders ont de tous temps exercée sur les basses terres, commença à prendre une forme avouée, suivie et méthodique, comme faisant partie d’un système général d’opérations militaires.

Ceux qui se trouvaient alors à la tête des affaires n’étaient point aveuglés sur le péril qui les menaçait, et dans leurs inquiétudes ils faisaient des préparatifs pour le combattre et le repousser. Ils considéraient pourtant qu’aucun chef de nom illustre n’avait encore paru pour assembler une armée de royalistes, ou même pour diriger les efforts de ces bandes irrégulières que l’amour du pillage, peut-être autant que les principes politiques, avaient engagées à prendre des mesures hostiles. On espérait généralement qu’en établissant un nombre suffisant de troupes dans les basses terres voisines des Highlands, on tiendrait en respect les chieftains des montagnes, tandis que le pouvoir des différents barons du nord qui avaient embrassé le parti du covenant, tels que le comte Mareschal, les grandes familles de Forbes, de Leslie et d’Irvine, les Grants, et d’autres clans presbytériens, pouvait contrebalancer et harceler non seulement les forces des Ogilvies et des autres cavaliers[2] d’Angus et de Kincardine, mais encore la puissante famille des Gordons, dont le pouvoir étendu n’était égalé que par l’extrême aversion qu’elle avait pour toutes les doctrines presbytériennes.

Dans l’ouest des Highlands, le parti dominant comptait beaucoup d’ennemis ; mais on supposait que le pouvoir de ces clans malintentionnés était sans effet, et l’esprit de leurs chieftains intimidés par l’influence dominante du marquis d’Argyle, dans lequel la convention des états mettait sa confiance avec la plus grande sécurité, et dont la puissance dans les Highlands, déjà immense, s’était beaucoup accrue par les concessions extorquées au roi lors de la dernière pacification. Argyle passait généralement pour un homme redoutable, plus par ses entreprises politiques que par son courage personnel, et plus propre à ménager une intrigue d’état qu’à soumettre les tribus de montagnards en armes ; mais la population de son clan, le courage des gentilshommes qui marchaient sous sa bannière, pouvaient, supposait-on, compenser les qualités qui lui manquaient ; et comme les Campbell avaient déjà fortement humilié plusieurs des tribus voisines, on pensait qu’elles ne voudraient pas de si tôt provoquer de nouveau une querelle avec un corps si puissant.

Ayant ainsi à leur disposition tout l’ouest et le sud de l’Écosse, sans contredit la plus riche portion du royaume, le comté de Fife étant en grande partie pour eux, et possédant de nombreux et de puissants amis, même au nord du Forth et du Tay, les états d’Écosse ne virent pas de danger suffisant pour les déterminer à s’écarter du plan de politique qu’ils avaient adopté, ou pour rappeler d’Angleterre, où elle était allée au secours de leurs frères du parlement britannique, cette armée auxiliaire de vingt mille hommes, qui, par sa jonction aux troupes parlementaires, avait réduit le parti du roi à la défensive, au moment où il entrait dans la carrière des succès et des triomphes.

Les causes qui portèrent la convention des états, à cette époque, à prendre une part si immédiate et si active à la guerre civile d’Angleterre, sont détaillées dans nos historiens, mais il est bon de les rappeler ici sommairement. Les états n’avaient à se plaindre d’aucune nouvelle injure ou insulte faite par le parti du roi, et la paix qui avait été jurée entre Charles et ses sujets d’Écosse avait été religieusement observée. Mais les chefs du parti dominant en Écosse n’ignoraient pas que cette paix avait été arrachée au roi, aussi bien par l’influence du parti parlementaire en Angleterre que par la crainte de leurs propres armes. Il est vrai que le roi Charles, ayant depuis visité la capitale de son ancien royaume, avait consenti à la nouvelle organisation de l’Église, et décerné des honneurs et des récompenses aux chefs du parti qui s’étaient montrés le plus contraires à ses intérêts ; mais on pouvait craindre que des distinctions accordées si à contre-cœur ne fussent révoquées à la première occasion. L’affaiblissement du parlement anglais était vu avec crainte, et l’on en concluait que si Charles triomphait par la force des armes de ses sujets rebelles d’Angleterre, il ne serait pas long à tirer de ceux d’Écosse la vengeance qu’il croyait juste envers ceux qui avaient donné l’exemple de l’insurrection.

Telles étaient les mesures politiques qui avaient fait envoyer une armée auxiliaire en Angleterre ; les états les avouèrent dans un manifeste où ils expliquaient les raisons qui les engageaient à donner un secours si opportun et si important au parlement anglais. Le parlement anglais, y disaient-ils, s’était déjà montré l’ami de l’Écosse, et pouvait l’être encore, tandis que le roi, quoiqu’il eût dernièrement établi la religion parmi eux suivant leurs désirs, ne leur avait pas donné de motifs suffisants de se confier en sa parole royale, attendu que ses actions ne répondaient pas à ses promesses. « Notre conscience, finissaient-ils par dire, et l’Être Suprême, qui est plus grand que notre conscience, nous portent à nous rappeler que nous tendons à la gloire de Dieu, à la paix des nations et à l’honneur du roi, en renversant et punissant d’une manière légale ceux qui ont porté le trouble dans Israël, les tisons de l’enfer, les Corés, les Balaams, les Doëgs, les Rabzacès, les Amans, les Tubies, les Sanballahs de notre temps, et cela terminé nous serons satisfaits. Nous n’avons envoyé une armée en Angleterre que comme un moyen d’accomplir nos pieuses intentions. Tous les autres sur lesquels nous comptions ayant été inutiles, et cette voie seule nous restant, c’était ultimum et unicum remedium, le seul et unique remède.

Laissant aux casuistes à déterminer si un parti qui à juré une trêve solennelle peut être justifié de la rompre, sur le soupçon que, dans une occasion future, elle sera enfreinte par l’autre parti, nous continuerons à mentionner deux autres circonstances qui avaient sur la nation écossaise et sur ceux qui la gouvernaient une influence non moins grande que tous leurs doutes sur la bonne foi du monarque.

La première était la nature et l’état de leur armée ; elle avait à sa tête une noblesse pauvre et mécontente, sous laquelle commandaient principalement, comme officiers, des soldats de fortune écossais qui avaient servi dans les guerres d’Allemagne, et qui avaient fini par y perdre toute distinction de principe politique et même national, pour adopter cette foi mercenaire, que le premier devoir d’un soldat est la fidélité à l’état ou au souverain dont il reçoit la paie, sans avoir égard à la justice de la cause ou aux liaisons qu’il pouvait avoir avec le parti opposé. C’est des hommes de cette trempe que Grotius a fait ce portrait sévère : Nullum vitæ genus est improbius, quam eorum, qui sine causæ respectu, mercede conducti militant[3]. Pour ces soldats mercenaires, aussi bien que pour la pauvre noblesse qui les commandait, et qui se pénétrait facilement des mêmes opinions, les succès de la courte et dernière invasion en Angleterre durant l’année 1641 étaient un suffisant motif pour renouveler une entreprise aussi profitable. La bonne paie et les excellents quartiers de l’Angleterre avaient fait une forte impression sur le souvenir de ces aventuriers militaires, et la perspective de lever huit cent cinquante livres par jour faisait place à tous les arguments, soit politiques, soit moraux. Une autre cause enflammait en grande partie les esprits de la nation, non moins que la perspective attrayante des richesses de l’Angleterre animait les soldats. On avait tant écrit et tant parlé des deux côtés sur la forme du gouvernement de l’Église, que ce sujet était devenu aux yeux du peuple d’une plus grande importance que les doctrines religieuses que les deux églises avaient embrassées. Les prélatistes et les presbytériens[4] les plus fanatiques devinrent aussi intolérants que les papistes ; ils accordaient à peine la possibilité du salut hors la communication de leurs églises respectives. On faisait en vain remarquer à ces fanatiques que si le fondateur de notre sainte religion eût considéré une forme particulière d’Église comme nécessaire au salut, elle aurait été révélée avec la même précision que l’ancienne loi l’avait été dans le vieux Testament. Les deux partis continuèrent néanmoins à être aussi acharnés que s’ils avaient reçu du ciel des préceptes capables de justifier leur intolérance. Laud, dans les jours de sa domination, avait mis le feu aux poudres[5], en s’efforçant d’imposer au peuple écossais des cérémonies religieuses étrangères à ses habitudes et à ses opinions. Le succès avec lequel on l’avait combattu, les formes presbytériennes qui les avaient remplacées, les avaient rendues chères à la nation comme la cause dans laquelle elle avait triomphé. La ligue solennelle et le covenant adopté avec tant de zèle par la plus grande partie du royaume, et imposé à la pointe de l’épée à l’autre partie, avaient principalement pour but d’établir la doctrine et la discipline de l’Église presbytérienne, et de détruire l’erreur et l’hérésie. Étant parvenus à établir dans leur pays ce candélabre d’or[6], les Écossais, dans leur libéralité fraternelle, voulurent en faire de même en Angleterre. Ils pensèrent qu’ils y parviendraient facilement en prêtant au parlement anglais le secours efficace de leurs troupes. Les presbytériens, qui formaient dans le parlement anglais un parti nombreux et redoutable, s’étaient mis à la tête de l’opposition élevée contre le roi, tandis que les indépendants et d’autres sectaires qui, dans la suite, sous Cronnvell, prirent le pouvoir par l’épée et renversèrent les formes presbytériennes en Angleterre et en Écosse, se contentaient encore de se cacher sous la protection d’un parti plus riche et plus puissant. La perspective de soumettre les royaumes d’Angleterre et d’Écosse à une discipline et à un culte uniformes semblait donc aussi favorable qu’ils le désiraient.

Le célèbre Henri Vane, un des commissaires qui négocièrent l’alliance entre l’Angleterre et l’Écosse, vit la puissance de ce charme sur les esprits de ceux avec lesquels il traitait ; et quoiqu’il fût un indépendant fanatique, il trouva moyen de satisfaire et d’éluder tout ensemble les désirs les plus empressés des presbytériens en qualifiant l’obligation de réformer l’Église d’Angleterre, de « changement qui devait être exécuté suivant la parole de Dieu et la pratique des églises réformées. » Trompés par leur empressement, ne concevant eux-mêmes aucun doute sur le jus divinum[7] de leurs établissements ecclésiastiques, et ne pensant pas qu’il fût possible à d’autres d’en avoir, les états et l’Église d’Écosse pensèrent que de telles expressions avaient nécessairement rapport à l’établissement du presbytérianisme. Ils ne furent détrompés que quand leurs secours étant devenus inutiles, les autres sectaires leur donnèrent à entendre que cette phrase pouvait aussi bien être appliquée à l’indépendance ou à toute autre forme de culte que ceux qui étaient à la tête des affaires à cette époque pouvaient considérer comme agréable « à la parole de Dieu et à la pratique des Églises réformées. » Ils ne furent pas moins étonnés de trouver que les desseins des sectaires anglais étaient de détruire la constitution monarchique de la Grande-Bretagne, eux qui n’avaient eu que l’intention de réduire le pouvoir du roi, mais nullement de renverser la royauté. Ils agissaient en cette circonstance comme des médecins imprudents qui commencent, en traitant un malade, par le réduire à un tel état de faiblesse que les fortifiants ne peuvent ensuite le rendre à la santé. Mais ces événements étaient encore enveloppés dans le sein de l’avenir. Alors le parlement écossais croyait que son alliance avec l’Angleterre reposait sur la justice, la prudence et la piété ; et son entreprise militaire semblait remplir ses désirs. La jonction de l’armée écossaise avec celles de Fairfax et de Manchester mit le parti du parlement en état d’assiéger York et de livrer la bataille décisive de Long-Marston-Moor, où le prince Rupert et le marquis de Newcastle furent battus. Les auxiliaires écossais, il est vrai, eurent dans cette action moins de gloire que leurs compatriotes auraient pu le désirer. David Leslie, à la tête de leur cavalerie, combattit bravement, et remporta avec la brigade des indépendants de Cromwell l’honneur de la journée. Mais le vieux comte de Leven, général du covenant, fut repoussé du champ de bataille par la charge impétueuse du prince Rupert, et il en était déjà à trente milles et en pleine fuite vers l’Écosse, lorsqu’il fut arrêté par la nouvelle que son parti avait remporté une victoire complète.

L’absence de ces troupes dans cette croisade pour l’établissement du presbytérianisme en Angleterre, avait considérablement diminué le pouvoir de la convention des états d’Écosse, et avait donné naissance, parmi les anti-cuvenantaires, à ces mouvements dont nous avons parlé au commencement de ce chapitre.




  1. Le covenant était une association formée en Écosse pour résister aux empiètements des papistes. Les modifications introduites dans le culte par Charles Ier donnèrent naissance à cette ligue religieuse. a. m.
  2. Tel était le nom des royalistes. On disait les cavaliers pour les royalistes, et les têtes-rondes pour les parlementaires. a. m.
  3. Il n’y a pas de genre de vie plus immoral que celui de ces hommes qui, sans considérer la cause qu’ils servent, combattent à prix d’argent. a. m.
  4. Les prélatistes sont les Anglais ; les presbytériens, les Écossais. a. m.
  5. Had fired the train, dit le texte. a. m.
  6. Dans le langage presbytérien, cette expression signifie la véritable Église. a. m.
  7. Droit divin. a. m.