Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 355-365).




CHAPITRE II.

le cavalier de fortune.


Sa mère put lui donner pour berceau la cuirasse de fer rouillée de son époux ; son bruit retentissant fit taire le marmot, qui ne se plaignit jamais de sa rude couche. Alors il rêva aux fatigues des guerres prochaines, s’éveilla, combattit, et remporta des victoires, même avant de pouvoir se tenir debout.
Hall. Satires


C’était vers la fin d’une soirée d’été, à l’époque désastreuse dont nous venons de parler, qu’un jeune homme de qualité, bien monté et bien armé, suivi de deux domestiques, dont l’un conduisait un cheval de bat, gravissait lentement un de ces passages escarpés par lesquels les Highlands sont accessibles du côté des Lowlands du Perthshire[1]. Ils avaient, pendant quelque temps, dirigé leur route le long des rivages d’un lac dont les eaux profondes réfléchissaient les rayons rougeâtres du soleil couchant. Le chemin boisé qu’ils suivaient non sans quelque difficulté, était en plusieurs endroits ombragé par d’anciens bouleaux et de vieux chênes, et dans d’autres dominé par les saillies d’un énorme rocher. Ailleurs, la colline qui formait le côté septentrional de cette belle nappe d’eau s’élevait d’une pente rapide, mais moins escarpée, et était couverte de bruyères d’un pourpre foncé. Aujourd’hui un site si romantique serait regardé par un voyageur comme possédant les plus grands charmes ; mais ceux qui voyageaient dans ces jours de trouble et de terreur faisaient peu d’attention aux scènes pittoresques.

Le maître, aussi souvent que les arbres le permettaient, marchait de front avec l’un de ses domestiques ou tous les deux, à la fois, et semblait causer attentivement avec eux, probablement parce que les distinctions de rang sont facilement mises de côté parmi ceux qui courent les mêmes dangers. Le caractère des chefs qui habitaient cette contrée sauvage, et la probabilité qu’ils prendraient part aux convulsions politiques dont on était menacé, étaient le sujet de leur conversation.

Ils n’avaient pas encore parcouru plus de la moitié du chemin le long du lac, et le jeune gentilhomme montrait du doigt à ses domestiques le lieu où la route qu’il se proposait de suivre tournait vers le nord, lorsque, quittant les bords du Loch[2], et gravissant un ravin à droite, ils aperçurent un homme à cheval. Il était seul, et suivait le rivage, comme s’il fût venu à leur rencontre. Le reflet des rayons du soleil sur son casque et sa cuirasse montrait qu’il était couvert d’une armure, et le projet des autres voyageurs était qu’il ne passât pas sans être questionné. « Il faut que nous sachions qui il est, dit le jeune gentilhomme, et où il va. » Et donnant de l’éperon à son cheval, il courut à sa rencontre avec ses deux domestiques aussi vite que le mauvais état du chemin le permettait, jusqu’à ce qu’il eût atteint le point où la route qui longeait les bords du lac était coupée par celle qui descendait du ravin, s’assurant ainsi que l’étranger ne pourrait les éviter en prenant la dernière direction avant qu’ils pussent le joindre.

L’étranger d’abord avait fait doubler le pas à son cheval, lorsqu’il aperçut les trois cavaliers s’avancer rapidement vers lui ; mais, lorsqu’il les vit faire halte et former un front en occupant entièrement le chemin, il retint son cheval et avança avec une grande précaution ; ainsi chaque parti eut le temps de faire une pleine reconnaissance de l’autre. L’étranger montait un bon cheval, propre au service militaire et au poids énorme qu’il avait à supporter ; son cavalier occupait sa demi-pique ou selle militaire, d’un air qui montrait qu’il en avait une grande habitude. Il avait un casque brillant et poli, avec un panache de plumes, et portait une cuirasse dont le devant était assez épais pour résister à une balle de mousquet, tandis que le derrière était d’un métal plus léger. Il avait ses armes défensives par-dessus une jaquette de buffle, avec des gantelets ou gants de mailles, dont les manchettes montaient jusqu’au coude, et qui, comme le reste de son armure, étaient d’un acier brillant. Sur le devant de sa selle étaient des fontes qui contenaient des pistolets bien supérieurs au calibre ordinaire, ayant près de deux pieds de long, et portant des balles de vingt à la livre. Un ceinturon de buffle avec une large boucle d’argent soutenait d’un côté une épée longue, large et droite, à deux tranchants, ayant une forte garde et une lame propre à tailler et à percer. Du côté droit pendait une dague d’environ dix-huit pouces de longueur. Un baudrier soutenait derrière son dos un mousqueton ou une espingole, et il était croisé par une bandoulière où était attachée une giberne contenant ses munitions. De minces plaques d’acier, appelées cuissards, venaient joindre le haut de ses grosses bottes fortes, et complétaient l’équipement d’un cavalier bien armé de cette époque.

L’extérieur du cavalier lui-même répondait bien à son attirail militaire, auquel il semblait accoutumé depuis long-temps. Il était au-dessus de la taille moyenne, et d’une force suffisante pour soutenir le poids de ses armes défensives. Il pouvait être âgé d’environ quarante ans, et sa mine était celle d’un vétéran résolu, qui avait supporté les intempéries des saisons, pris part à bien des combats, et qui en avait rapporté pour témoignage plus d’une cicatrice. À soixante pas environ il fit halte, s’arrêta tout court, se leva sur ses étriers, comme pour reconnaître et s’assurer quel était le dessein du parti opposé, plaça son mousqueton sous son bras droit, prêt à s’en servir si l’occasion l’exigeait. Excepté le nombre, il avait l’avantage sur ceux qui semblaient disposés à intercepter son passage.

Le chef de la petite troupe, il est vrai, était bien monté et vêtu d’un justaucorps de buffle richement brodé, petit uniforme militaire de cette époque. Mais ses domestiques avaient seulement des vestes grossières d’un feutre épais, qui auraient à peine résisté au tranchant d’un épée maniée par un homme vigoureux, et aucun d’eux n’avait d’autres armes qu’une épée et des pistolets, sans lesquels les gentilshommes ou leurs domestiques voyageaient rarement.

Lorsqu’ils se furent examinés pendant environ une minute, le jeune gentilhomme fit la question qui était communément dans la bouche de tous les étrangers qui se rencontraient à cette époque : « Pour qui êtes-vous ? — Déclarez-moi d’abord, dit le soldat, pour qui vous êtes. C’est au parti le plus fort à parler le premier. — Nous sommes pour Dieu et le roi Charles ; et maintenant que vous connaissez notre parti, dites-nous quel est le vôtre. — Je suis pour Dieu et mon étendard. — Et quel est cet étendard ? Est-ce celui des Cavaliers ou celui des Têtes-rondes ? celui du roi ou celui du parlement ? — Par ma foi, monsieur, je ne voudrais pas vous répondre par un mensonge ; car c’est une chose qui ne convient pas à un cavalier de fortune et à un soldat. Mais pour le faire avec la véracité convenable, il serait nécessaire que je décidasse moi-même quel parti j’embrasserai parmi ceux qui divisent aujourd’hui le royaume, et c’est un sujet sur lequel mon esprit n’est pas encore précisément déterminé. — J’aurais pensé, répondit le jeune noble, lorsqu’il s’agit de la loyauté et de la religion, qu’un gentilhomme ou un homme d’honneur ne devait pas être long à choisir son parti. — En vérité, monsieur, si vous parlez ainsi pour me blâmer, en attaquant mon honneur ou ma noblesse, je vous les prouverai tout de suite, en soutenant cette querelle moi seul contre vous trois. Mais si ce n’est que par forme de raisonnement logique, comme j’ai étudié dans ma jeunesse au collège Mareschal à Aberdeen, je suis prêt à vous prouver iogicè que ma résolution de différer pour un certain temps d’embrasser un des deux partis, non seulement me convient comme gentilhomme et cavalier d’honneur, mais aussi comme homme de sens et de prudence, qui a appris les belles-lettres dans sa première jeunesse, et qui, depuis, a fait la guerre sous la bannière de l’invincible Gustave, le lion du Nord, et sous beaucoup d’autres héros, tant luthériens et calvinistes que papistes et arméniens. »

Après avoir échangé un ou deux mots avec ses domestiques le jeune gentilhomme répliqua : « Je serais flatté, monsieur, d’avoir un entretien avec vous sur une question si intéressante, et je serais fier de pouvoir vous décider pour la cause que j’ai moi-même embrassée. Je me rends ce soir à la maison d’un ami, à trois milles d’ici ; si vous voulez m’accompagner, vous y trouverez bon logement pour cette nuit, et libre permission de reprendre votre chemin demain matin, si vous pensez ne pas pouvoir vous joindre à nous. — Et de qui recevrai-je parole sur ce point ? demanda le prudent soldat. Un homme doit connaître ses garanties, ou il risque de tomber dans une embuscade. — Je suis le comte de Menteith, répondit le jeune homme, et je pense que vous recevrez mon serment sur l’honneur comme un gage suffisant. — Le comte de Menteith est un digne gentilhomme, et dont la parole ne peut être mise en doute. » En parlant ainsi, il replaça son mousqueton derrière son dos, il fit un salut militaire au jeune comte, et continuant de parler en poussant son cheval pour le joindre : « Et je réponds, dit il, que je serai buen camarado pour Votre Seigneurie, soit en paix, soit en guerre, pendant le temps que nous vivrons ensemble ; ce qui n’est pas non plus à dédaigner dans un temps où, comme on dit, la tête d’un homme est plus en sûreté sous un casque d’acier que dans un palais de marbre. — Je vous assure, dit lord Menteith, qu’à en juger d’après votre apparence, j’apprécie hautement l’avantage de votre escorte ; mais je suppose que nous n’aurons aucune occasion d’exercer votre valeur, car je vous conduis chez un ami où vous trouverez de bons quartiers. — De bons quartiers, milord, sont toujours acceptés, et ils ne sont inférieurs en mérite intrinsèque qu’à une bonne paie ou à un bon butin, pour ne pas parler de l’honneur du cavalier et de l’accomplissement exact des devoirs du service. Et véritablement, milord, votre offre n’est pas la moins bienvenue, car je ne savais pas précisément où moi et mon pauvre compagnon, » frappant le cou de son cheval, « nous aurions trouvé un logement pour cette nuit. — M’est-il permis de vous demander maintenant à qui j’ai la bonne fortune de servir de quartier-maître ? — Certainement, milord. Mon nom est Dalgetty, Dugald Dalgetty, le ritt-master Dugald Dalgetty de Drumthwacket, prêt à vous servir et à exécuter vos honorables commandements. C’est un nom que vous pouvez avoir vu dans le Gallo-belge, la Gazette suédoise, ou, si vous lisez l’allemand, dans le Mercure volant de Leipsick[3]. Mon père ayant, par sa conduite prodigue, réduit à rien un beau patrimoine, je n’eus pas de meilleur expédient, lorsque j’eus atteint mes dix-huit ans, que de porter les connaissances que j’avais acquises au collège Mareschal d’Aberdeen, mon sang noble et mon titre de Drumthwacket, avec deux bras vigoureux et deux bonnes jambes, dans les guerres d’Allemagne, pour y faire mon chemin comme cavalier de fortune. Milord, mes jambes et mes bras me servirent plus que ma noblesse et ma science, et je me trouvai traînant une pique comme simple gentilhomme, sous le vieux sir Ludovic Leslie, où j’appris si bien les règles du service, que je ne les oublierai de long-temps. Milord, on me fit monter la garde pendant huit heures, depuis midi jusqu’à huit heures du soir, au palais, revêtu de ma cuirasse, de mon casque et de mes brassards, armé jusqu’aux dents, par un froid piquant et lorsque la glace était aussi dure que la pierre ; et tout cela, pour être resté un instant à parler à mon hôtesse, lorsque j’aurais dû me rendre à l’appel. — Et sans doute, monsieur, répliqua lord Menteith, vous avez eu des moments aussi chauds que cette faction dont vous parlez était froide ? — Sûrement, milord : il ne me sied pas de le dire, mais celui qui a vu les plaines de Leipsick et de Lutzen peut dire qu’il a vu des batailles rangées ; et un homme qui a assisté à l’attaque de Francfort, de Spanheim, de Nuremberg et autres places, peut parler avec connaissance de cause d’assauts, de sièges, de prises et de redditions de villes. — Mais votre mérite, monsieur, et votre expérience, durent sans doute vous élever en grade ? — Cela vient lentement, milord, aussi lentement que le jour du jugement dernier ; mais comme mes compatriotes écossais, les pères de la guerre, et les chefs de ces valeureux régiments écossais qui étaient la teneur de l’Allemagne, tombaient en grand nombre, soit par les maladies, soit par l’épée, nous, leurs enfants, nous recueillîmes leur héritage. Milord, je fus six ans premier cadet de la compagnie et trois ans speisade, regardant comme indigne de ma naissance de porter une hallebarde. C’est pourquoi je fus enfin promu au grade de fahndragger comme disent les Allemands, ce qui signifie porte-drapeau, dans le régiment des chevaux noirs de la garde du roi ; ensuite je m’élevai aux grades de lieutenant, et de ritt-master, sous cet invincible monarque, le boulevard de la foi protestante, le lion du Nord, la terreur de l’Autriche, Gustave-le-Victorieux. — Si je vous comprends bien, capitaine…, car je pense que ce titre correspond à votre titre exotique de ritt-master. — C’est précisément le même grade ; ritt-master signifie littéralement chef de file. — Je vous ferai observer, continua lord Menteith, que si je vous entends bien, vous avez quitté le service de ce grand prince… — Après sa mort, milord, lorsque je fus dégagé de tous les liens qui m’attachaient à son service. Il y avait dans ce service, milord, des choses qui répugnaient à un cavalier d’honneur, et principalement la paie, qui n’était pas des meilleures, seulement soixante dollars par mois pour un ritt-master, et encore l’invincible Gustave ne payait jamais plus d’un tiers de cette somme ; et ce tiers nous était distribué chaque mois par forme de prêt, quoique, à bien considérer, ce fût véritablement un emprunt que ce grand monarque faisait à ses soldats, des deux tiers additionnels qui leur étaient justement dus. Et j’ai vu des régiments entiers de la Hollande et du Holstein se révolter sur le champ de bataille comme de vils mercenaires, en criant gelt ! gelt ! Par ces mots ils demandaient leur paie, au lieu d’en venir aux mains comme nos bonnes lames écossaises, qui ont toujours dédaigné, milord, de préférer à l’honneur un vil gain. — Mais ces arriérés n’étaient-ils pas payés au soldat à des époques fixes ? — Milord, je jure sur ma conscience qu’à aucune époque et par aucun moyen possible on ne pouvait recouvrer seulement un creutzer. Et moi-même, je ne me vis jamais possesseur de vingt dollars, à moi appartenant, tout le temps que je servis sous l’invincible Gustave, à moins que ce ne fût par la chance d’un assaut ou d’une victoire, ou par une imposition sur une ville ou sur un bourg ; et c’est alors qu’un cavalier de fortune, qui connaît les usages de la guerre, manque rarement de faire quelques petits profits. — Je commence à m’étonner beaucoup plus, monsieur, que vous ayez continué si longtemps à servir la Suède, que de ce que vous vous soyez décidé à la quitter. — Je n’aurais jamais quitté son service, répondit le ritt-master ; car ce grand roi, notre chef, notre général, le lion du Nord, le boulevard de la foi protestante, avait une manière de gagner les batailles, de prendre les villes ; de soumettre les pays et de lever des contributions, qui donnait à son service un charme irrésistible pour les cavaliers bien élevés qui suivent la carrière des armes. Tel que vous me voyez ici, milord, j’ai commandé tout l’évêché de Dunklespiel, sur le Bas-Rhin, occupant le palais du Palatin, buvant ses vins fins avec mes camarades, ordonnant des contributions, des réquisitions, des impositions, et n’oubliant pas de lécher mes doigts après les avoir trempés dans la sauce, comme doit le faire tout bon cuisinier. Mais toute cette gloire déchut bien vite, lorsque le grand capitaine eut reçu trois balles à la bataille de Lutzen ; c’est pourquoi, trouvant que la fortune avait changé de côté, que les prêts et les emprunts devaient, comme auparavant, se faire sur notre paie, et qu’on n’avait plus ni contributions ni casuel, je rendis ma commission et je pris du service sous Wallenstein, dans le régiment irlandais de Walter Butler. — Et, » dit lord Menteith, que le récit des aventures de ce soldat de fortune paraissait intéresser, « puis-je vous demander comment vous vous trouvâtes de ce changement de service ? — Assez bien, assez bien. Je ne puis pas dire que l’empereur payât beaucoup mieux que le grand Gustave. Pour de bons coups, nous en avions en quantité. J’étais souvent obligé de me cogner la tête contre mes vieilles connaissances les plumes suédoises, et par-là Votre Honneur doit entendre des pieux à double pointe, garnis de fer à chaque extrémité, et plantés devant les régiments de piqueurs, pour empêcher la charge de la cavalerie, lesquelles plumes suédoises, quoique d’une vue agréable, ressemblant à des arbrisseaux ou à de jeunes arbres d’une forêt, tandis que les fortes piques rangées en bataille derrière elles représentaient de grands pins, n’étaient cependant pas aussi douces que de la plume d’oie. Néanmoins, malgré les bons coups et la paie légère, un cavalier de fortune peut faire assez bien ses affaires dans le service impérial ; car ses profils particuliers ne sont pas surveillés de si près qu’en Suède : de sorte que, si un officier fait son devoir sur le champ de bataille, ni Wallenstein, ni Pappenheim, ni le vieux Tilly avant eux, n’écoutent les plaintes que les paysans ou les bourgeois portent contre le commandant ou le soldat par lesquels ils se sont trouvés un peu rançonnés. Ainsi un cavalier expérimenté, sachant comment il faut s’y prendre, comme dit notre proverbe écossais, pour lier la tête de la truie à la queue du marcassin, peut prélever sur le pays la paie qu’il ne saurait obtenir de l’empereur.

— Et on en use largement, sans doute, et en soignant bien ses intérêts ? — Certainement, milord » répondit Dalgetty avec le plus grand sang-froid. « Car il serait doublement honteux pour un soldat de rang, de voir citer son nom pour de minces délits.

— Et, je vous prie, monsieur, continua lord Meinteith, qui vous a fait quitter un service si lucratif ? — Le voici, milord : le major de notre régiment était un cavalier irlandais nommé O’Quilligan, et j’avais eu le soir précédent quelques mots avec lui sur la valeur et la prééminence de nos nations respectives ; il lui plut, le lendemain, de me donner des ordres avec la pointe de sa canne en l’air, comme s’il m’eût menacé, au lieu de la baisser et de l’incliner à terre, comme c’est la coutume d’un officier courtois commandant son égal en rang, quoique inférieur peut-être, en grade militaire : nous nous battîmes en duel pour cette querelle, monsieur ; et comme, dans les perquisitions qui suivirent, il plut à Walter Butler, notre oberst ou colonel, d’infliger la punition la plus légère à son compatriote, et la plus grande à moi, choqué d’une telle partialité, je changeai ma commission contre une autre au service de l’Espagne. — J’espère que vous vous trouvâtes mieux de ce changement ? — De bonne foi, je n’eus pas beaucoup à m’en plaindre. La paie était assez régulière, étant fournie par les riches Flamands et Wallons des Pays-Bas. Nos quartiers étaient excellents, le bon pain de froment de Flandre était meilleur que le grossier pain de seigle de la Suède, et nous avions le vin du Rhin plus en abondance que je n’ai jamais vu la bière noire de Bostock dans le camp de Gustave. Le service était nul, le devoir peu de chose, et nous pouvions le remplir ou le laisser là, suivant notre bon plaisir ; excellente retraite pour un cavalier qui est un peu fatigué des batailles et des sièges, qui a payé de son sang tout l’honneur que le service peut lui rapporter, et qui désire avoir un peu ses aises et faire bombance. — Et puis-je vous demander pourquoi vous, capitaine, qui êtes, je suppose, dans l’état que vous venez de décrire, vous avez aussi quitté le service espagnol ? — Vous devez considérer, milord, que l’Espagnol est un personnage qui, à ses yeux, n’a pas d’égal ; aussi ne tient-il aucun compte des valeureux cavaliers étrangers à qui il plaît de prendre du service chez lui. Et c’est une chose vexatoire pour tout honorable soldado de se voir mis de côté, oublié, et obligé de céder le pas à chaque signor[4] boursoufflé d’orgueil qui, s’il était question de monter le premier à l’assaut la pique à la main, serait disposé volontiers à céder la place à un cavalier écossais. Et de plus, milord, ma conscience était tourmentée à cause de la religion. — Je n’aurais jamais pensé, capitaine Dalgetty, qu’un vieux soldat qui a changé de service tant de fois, aurait été si scrupuleux en pareil cas. — Aussi ne les uis-je que faiblement ; car je pense que c’est le devoir du chapelain du régiment de se mêler de cela pour moi comme pour tout autre brave cavalier, d’autant plus qu’il ne fait rien autre chose, que je sache, pour gagner sa paie et ses appointements. Mais c’était un cas particulier, milord, un casus improvisus, comme je puis dire, dans lequel je n’avais pas de chapelain de ma croyance pour me servir de conseiller. En un mot, quoique je fusse protestant, je trouvai qu’on fermait les yeux là-dessus, parce que j’étais un homme d’exécution, et que j’avais plus d’expérience que tous les Dons de notre tertia ensemble[5] ; mais, en garnison, on voulait que j’allasse à la messe avec le régiment. Cependant, milord, comme véritable Écossais, et élevé au collège Mareschal à Aberdeen, j’étais obligé de regarder la messe comme un acte de papisme aveugle et d’entière idolâtrie, que je ne devais pas volontairement reconnaître par ma présence. Il est vrai que je consultai sur ce point un digne, compatriote, le P. Fatsides[6], du couvent écossais de Wurtzbourg. — Et vous obtîntes sans doute une claire décision de votre directeur de conscience ? — Aussi claire qu’elle pouvait l’être après avoir bu six flacons de vin du Rhin, et presque deux pintes de kirchenwasser. Le père Falsides me dit que, pour un hérétique comme moi, autant qu’il pouvait en juger, cela ne signifiait pas grand’chose d’aller ou de ne pas aller à la messe, vu que ma damnation éternelle était signée et scellée sans rémission, à cause de mon impénitente et opiniâtre persévérance dans une hérésie damnable. Découragé par cette réponse, je m’adressai à un pasteur hollandais de l’Église réformée ; il me répondit qu’il pensait que je pouvais légalement aller à la messe, parce que le prophète avait permis à Naaman, puissant guerrier et honorable cavalier de Syrie, de suivre son maître dans le temple de Rimmon, faux dieu ou idole qu’il adorait, et de saluer, tandis que le roi s’appuyait sur son bras. Mais cette réponse ne me satisfit point encore, parce qu’il y avait une grande différence entre un roi de Syrie qui a été oint, et notre colonel espagnol, que mon souffle eût fait voler comme une pelure d’oignon, et principalement parce que je ne pouvais découvrir que cette chose me fût commandée par aucun règlement militaire ; et je ne trouvais aucune considération, même dans ma paie, qui pût balancer les remords de ma conscience. — Ainsi, vous changeâtes de nouveau de service ? — Oui, en vérité, milord ; et après avoir essayé pendant quelque temps de deux ou trois autres gouvernements, je pris du service sous leurs hautes puissances les États de Hollande. — Et comment votre humeur s’accommoda-t-elle de leur service ? — Oh ! milord, » dit le soldat avec une sorte d’enthousiasme, » pour la paie leur conduite pourrait servir de modèle à toute l’Europe. Pas de prêts, pas d’emprunts, ni de retenues, ni d’arriérés ; tout est balancé et payé comme un livre de banque. Les quartiers aussi sont excellents, et l’on ne peut rien dire contre les vivres ; mais, d’un autre côté, milord, c’est un peuple scrupuleux et précis, et qui ne passe aucune peccadille. Si un paysan se plaint d’une tête brisée, un cabaretier de canettes cassées, ou si une maudite coquine pousse des cris plus hauts qu’à l’ordinaire, et assez forts pour être entendus, un soldat d’honneur se voit traîné, non devant la cour martiale de son régiment, seule compétente pour de telles affaires, mais devant un vil artisan, un bourguemestre, qui le menace de la maison de correction, de la corde, et de je ne sais quoi, comme s’il était un de ces misérables et lourds paysans amphibies. Aussi, ne pouvant plus demeurer plus long-temps parmi ces ingrats plébéiens qui, bien que incapables de se défendre par leurs propres forces, n’accordent aux nobles cavaliers étrangers qui s’engagent avec eux rien au-delà de la simple paie, que jamais un homme d’honneur ne mettra en comparaison avec une licence libérale, un privilège honorable, je résolus de quitter le service des mynheers. Et ayant appris à cette époque, à ma grande satisfaction, qu’il y aurait pour moi quelque chose à faire cet été dans mon cher pays natal, je suis venu ici, comme on dit, tel qu’un mendiant à une noce, pour faire profiter mes chers compatriotes de l’expérience que j’ai acquise dans les pays étrangers. Ainsi Votre Seigneurie a une esquisse abrégée de mon histoire, excepté les passages de combats, de sièges, d’assauts, de carnage, qui seraient fatigants à raconter, et qui sans doute siéraient mieux à une autre bouche qu’à la mienne. »




  1. Comté de Perth, en Écosse. a. m.
  2. Nom générique des lacs écossais. a. m.
  3. Noms de différents journaux. a. m.
  4. Senor en espagnol. a. m.
  5. Don, particule des titres espagnols ou portugais. — Tertia, régiment. a. m.
  6. Mot qui veut dire Côtes grasses. a. m.