Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 404-411).




CHAPITRE VII.

le comte de montrose.


Lorsque Albin[1] indigné tire sa claymore, lorsque les chieftains coiffés de loques s’assemblent pour la défendre, on voit accourir l’intrépide clan Ranald et l’orgueilleux Moray, tous enveloppés dans leurs plaids de tartan et la tête surmontée d’un panache.
Campbell, Chant prophétique de Lochiel.


Quiconque eût vu ce matin-là le château de Darnlinvarach, aurait joui d’un spectacle magnifique et imposant à la fois.

Les différents chefs, suivis de leurs soldats, qui, malgré le nombre, ne composaient que leur suite ordinaire et leurs gardes du corps dans les occasions solennelles, vinrent saluer le maître du château, les uns avec une cordialité affectueuse, les autres avec une politesse hautaine et réservée, suivant l’état d’amitié ou de haine qui avait régné entre leurs clans. Chaque chef, malgré son peu d’importance relativement aux autres, montrait cependant le désir d’exiger d’eux la déférence due à un prince indépendant, tandis que les plus puissants et les plus forts, divisés entre eux par de récentes querelles ou d’anciennes haines, étaient forcés par politique d’avoir de grands égards pour les sentiments de leurs alliés les moins puissants, afin de les attacher, en cas de besoin, à leur intérêts et à leur étendard. Aussi cette assemblée de chefs highlanders ressemblait-elle assez à ces anciennes diètes de l’empire, où le moindre frey-graf[2] qui possédait un château perché sur un rocher stérile, entouré de quelques centaines d’acres de terre, réclamait les honneurs et le rang d’un prince souverain, et le droit de siéger parmi les dignitaires de l’empire.

La suite des différents chefs fut logée et placée séparément, autant que les chambres et les circonstances le permettaient ; chacun d’eux cependant conserva son henchmann[3] qui, ne quittant pas son maître plus que son ombre, se tenait toujours prêt à exécuter les ordres qu’il pourrait lui donner.

L’extérieur du château présentait un coup d’œil extraordinaire. Les Highlanders des îles, des vallons et des strath[4], se regardaient les uns les autres avec des yeux où brillaient la jalousie, une curiosité inquiète et une malveillance hostile. Mais ce qu’il y avait de plus étourdissant, du moins pour l’oreille des Lowlanders, était la musique des joueurs de cornemuse qui rivalisaient entre eux. Ces ménestrels guerriers, qui avaient chacun la plus haute opinion de la supériorité de sa tribu respective, et l’idée non moins orgueilleuse de l’importance de leur profession, jouèrent d’abord leurs divers pibrochs[5] sur le front de leur clan. À la fin cependant, comme les coqs de bruyères qui, pour parler le langage du chasseur, s’assemblent en troupes vers la fin de la saison, sont attirés par les chants de triomphe, ainsi les joueurs de cornemuses agitant leurs plaids et leurs tartans, de la même manière que les coqs hérissent leurs plumes, commencèrent par s’approcher les uns des autres, pour donner à leurs confrères un échantillon de leur talent. Arrivés à une distance convenable, et se lançant des regards où l’on pouvait distinguer l’orgueil et le défi, ils soufflèrent dans leurs instruments criards, chacun se démenant et jouant son air favori ; ils firent un tel tintamarre, que si un musicien italien eût été enterré même à dix milles de là, il serait ressuscité pour fuir cette musique.

Les chieftains, pendant ce temps, s’étaient assemblés en comité secret dans la grande salle du château. Parmi eux on voyait les plus puissants personnages des Highlands ; quelques-uns étaient attirés par amour pour la cause royale, et beaucoup par haine pour cette domination que le marquis d’Argyle exerçait sur ses voisins des Highlands, depuis qu’il avait une si grande influence dans le gouvernement. Cet homme d’état, il est vrai, quoique doué de beaucoup de talents et possédant un grand pouvoir, avait des défauts qui le rendaient impopulaire parmi les chefs highlanders. La dévotion qu’il professait était d’un caractère morose et fanatique ; son ambition paraissait insatiable, et les chefs inférieurs se plaignaient de son manque de bonté et de libéralité. Ajoutez à cela que, quoique Highlander et d’une famille distinguée par sa valeur, avant et après cette époque, Gillespie Grumach[6] (c’était la distinction personnelle qu’il avait dans les Highlands, où les titres d’honneur sont inconnus) passait plutôt pour un homme de guerre. Lui et sa tribu étaient particulièrement en querelle avec les Mac Léans, deux familles nombreuses qui, quoique divisées par d’anciennes haines, avaient la même horreur pour les Campbells, ou, comme on les appelait pour les enfants de Diarmid.

Pendant quelque temps les chefs assemblés gardèrent le silence, attendant que quelqu’un prît la parole sur le motif de leur réunion. À la fin, l’un des plus puissants ouvrit la diète par ces mots : « Nous avons été appelés ici, Mac-Aulay, pour débattre des matières importantes sur les affaires du roi et de l’état, et nous demandons à savoir qui nous les expliquera. »

Comme ce n’était point par l’éloquence que brillait Angus, il exprima son désir que lord Menteith ouvrît le conseil, et ce fut avec autant de modestie que de noblesse que le jeune lord leur dit qu’il eût souhaité que ce qu’il allait proposer fût venu d’une personne d’un caractère plus connu et mieux établi. Puisque cependant on lui avait cédé la parole, il annonçait aux chefs ici assemblés, que ceux qui voulaient secouer le joug indigne que le fanatisme s’efforçait d’imposer sur leurs têtes, n’avaient pas un moment à perdre. « Les covenantaires, dit-il, après avoir deux fois fait la guerre à leur souverain et lui avoir arraché chaque demande juste ou injuste qu’ils trouvaient à propos de lui faire ; après avoir vu leurs chefs comblés de dignités et de faveurs ; après avoir publiquement déclaré, lorsque le roi, au retour d’un voyage dans sa terre natale, était sur le point de repartir pour l’Angleterre, qu’il s’en retournait, roi content d’un peuple content ; après toutes ces protestations, dis-je, et sans même le prétexte d’un grief national, ces mêmes hommes, sur des soupçons et des doutes également déshonorants pour le prince, et qui n’ont aucun fondement en eux-mêmes, ont envoyé une forte armée au secours des rebelles d’Angleterre, dans une querelle où l’Écosse n’était pas plus intéressée que dans les guerres d’Allemagne. Il était heureux, ajouta-t-il, que l’empressement avec lequel cette trahison s’était exécutée eût aveuglé la junte qui avait usurpé le gouvernement d’Écosse, sur les dangers qu’elle paraissait courir ; L’armée qu’elle avait envoyée en Angleterre sous les ordres du vieux Leven comprenait les soldats vétérans, l’élite de ces armées qui avaient été levées en Écosse durant les deux premières guerres. »

Ici le capitaine Dalgetty s’apprêtait à se lever pour dire que beaucoup d’officiers vétérans formés dans les guerres d’Allemagne, étaient à sa connaissance, dans l’armée du comte de Leven. Mais Allan Mac-Aulay, le retenant d’une main sur son siège, et mettant le doigt sur ses lèvres, l’empêcha ainsi, non sans quelques difficultés, de prendre la parole. Le capitaine lui jeta un regard de mépris et d’indignation qui ne troubla nullement la gravité d’Allan, et lord Menteith continua sans aucune interruption.

« Le moment, dit-il, était le plus favorable pour tous les fidèles et loyaux Écossais de montrer que le reproche qu’avait dernièrement encouru leur pays ne devait s’adresser qu’à l’ambition et à l’égoïsme de quelques hommes turbulents et séditieux, ainsi qu’à l’absurde fanatisme qui, du haut de cinq cents chaires, s’était répandu comme un déluge sur les Lowlands d’Écosse. Il avait reçu des lettres du Nord, du marquis de Huntly, dont chaque chef séparément pourrait prendre connaissance. Ce gentilhomme, également loyal et formidable, était déterminé à employer toutes ses forces pour la cause commune, et le puissant comte de Seaforth était prêt à se ranger sous la même bannière. Il avait des nouvelles également décisives du comte d’Airly et des Ogilvies, dans l’Angusshire, et il n’y avait aucun doute que ces braves royalistes, qui monteraient à cheval avec les Hays, les Leiths et les Burnets, et d’autres loyaux gentilshommes, formeraient un corps plus que suffisant pour tenir en bride les covenantaires du Nord, qui avaient déjà eu des preuves de leur valeur dans la déroute bien connue sous le nom populaire du Trot de Turiff[7]. Au sud du Forth et du Tay, le roi avait bon nombre d’amis qui, fatigués des serments qu’on les forçait de prêter, des impôts dont on les frappait, des taxes exorbitantes injustement imposées et levées par la tyrannie du comité des états et l’insolence inquisitoriale des ministres presbytériens, attendaient seulement que la bannière royale fût déployée pour prendre les armes. Douglas, Traquair, Roxburg, Hume, tous dévoués à la cause royale, contre-balanceraient les forces des covenantaires du sud, et deux gentilshommes de nom et de rang, du nord de l’Angleterre, ici présents, leur répondaient du zèle du Cumberland, du Westmoreland et du Northumberland. À tant de braves gentilshommes les covenantaires du sud ne pouvaient opposer que des levées sans expérience, les whigamores des comtés occidentaux, des laboureurs et des artisans de basses classes, car il savait que les covenantaires ne comptaient aucun allié dans tout l’ouest des Highlands, excepté un seul homme, aussi connu qu’il était odieux. Mais y avait-il un homme qui, en jetant un regard dans cette salle, et reconnaissant le pouvoir, la bravoure et le rang des chefs qui y étaient assemblés, pût douter un moment de leurs succès contre toutes les forces que Gillespie Grumach pourrait leur opposer ? Il n’avait plus qu’à ajouter que des fonds considérables et des munitions avaient été rassemblés pour l’entretien de l’armée ; que des officiers habiles et expérimentés, formés dans les guerres étrangères, dont un était ici présent (à ces mots, le capitaine Dalgetty se leva et promena ses regards autour de lui), s’étaient engagés à discipliner toutes les levées qu’on pourrait faire, et qu’un corps nombreux de troupes auxiliaires irlandaises, envoyé de l’Ulster[8] par le comte d’Antrim, était heureusement débarqué, et avait, avec le secours du clan Ranald, pris et fortifié le château de Mingarry, en dépit des efforts qu’avait faits Argyle pour arrêter leurs progrès, et ils étaient en pleine marche vers le lieu du rendez-vous. Il ne lui restait plus donc, pour terminer, qu’à conjurer les nobles chefs assemblés de mettre de côté toute considération secondaire, et de joindre leurs noms et leurs bras pour la défense de la cause commune. Ils devaient envoyer la croix de feu[9] dans leurs clans, avec l’ordre de rassembler toutes leurs forces disponibles, et de les réunir avec assez de célérité pour ne pas laisser à l’ennemi le temps de se préparer, ou de revenir de la terreur panique où le jetterait le premier son de pibroch. Lui-même, quoique n’étant pas un des nobles les plus riches et les plus puissants de l’Écosse, il sentait qu’il avait à soutenir la dignité d’une maison ancienne et honorable, et il était résolu de se vouer à cette cause corps et biens. Enfin, si ceux qui étaient plus puissants se montraient aussi zélés que lui, il répondait qu’ils mériteraient les remercîments de leur roi et la reconnaissance de la postérité. »

De nombreux applaudissements suivirent la harangue de lord Menteith, et lui prouvèrent que l’assemblée entière partageait ses sentiments. Lorsque les marques d’approbation eurent cessé, les chefs se regardèrent les uns les autres, comme s’il fût encore resté quelque chose à décider. Après quelques chuchotements entre eux, un vieillard, que ses cheveux gris rendaient respectable, quoiqu’il ne fût pas un chef d’un rang supérieur, répondit en ces termes à lord Menteith :

« Thane de Menteith, vous avez bien parlé, et il n’est pas un de nous qui ne se sente au fond de son âme animé des mêmes sentiments que vous ; mais ce n’est pas par la force seule que l’on gagne des batailles : la tête du général contribue au gain d’une victoire aussi bien que le bras du soldat. Qui lèvera et portera la bannière sous laquelle nous sommes invités à nous ranger ? S’attend-on à ce que nous exposions nos enfants, la fleur de nos parents, avant de savoir à quel chef nous les confierons ? Ce serait mener à la boucherie ceux que les lois divines et humaines vous font un devoir de protéger. Où est la commission du roi qui engage ses sujets à prendre les armes ? Tout simples et grossiers que nous paraissons être, nous connaissons aussi bien les lois de la guerre que celles de notre pays, et nous ne nous armerons point contre la paix générale, si ce n’est que d’après les commandements exprès du roi et après avoir reconnu pour notre chef un homme digne de nous commander. — Où trouveriez-vous un pareil général, » dit un autre chef en se levant, « si ce n’est le représentant (les lords des Îles, qui, par sa naissance et sa famille, a le droit de conduire les forces réunies de chaque clan des Highlands ? et où cette dignité est-elle, si ce n’est dans la maison de Vich Alister More ? — Je reconnais, » dit un autre en interrompant brusquement celui qui parlait, « la vérité de ce qui a d’abord été dit, mais non la conséquence qu’on en a tirée. Si Vich Alister More veut être le représentant des lords des Îles, qu’il prouve d’abord que son sang est plus rouge que le mien. — Cela ne sera pas long », dit Vich Alister More en mettant la main sur la poignée[10] de sa claymore.

Lord Menteith interposa son autorité en les conjurant de se rappeler que les intérêts de l’Écosse, la liberté de leur patrie, la cause de leur roi, devaient passer avant des querelles personnelles sur le rang, la préséance et l’origine de leurs clans. Plusieurs des chefs des Highlands, qui n’avaient envie d’admettre les prétentions de l’un ni de l’autre de ces deux chieftains, furent du même avis, et aucun ne parla avec plus d’emphase que le célèbre Evan Dhu.

« Je suis venu du bord de mes lacs, dit-il, comme un torrent descend des montagnes, non pour retourner sur mes pas, mais pour poursuivre ma course. Ce n’est point en disputant sur nos prétentions particulières que nous servirons l’Écosse ou le roi Charles. Je donnerai ma voix au général que le roi nommera, et qui sans doute possédera les qualités qui sont nécessaires pour commander des hommes tels que nous. Il doit être d’une haute naissance, ou nous perdrions notre rang en lui obéissant ; sage et habile, ou nous risquerions la sûreté de nos peuples ; le brave des braves, ou notre honneur serait en danger ; aussi prudent que ferme et vaillant, afin de conserver l’union parmi nous. Tel est l’homme qui doit nous commander. Êtes-vous prêt, Thane de Menteith, à nous dire où nous trouverons ce général ? — Il n’y a pas d’autre que lui, » dit Allan Mac-Aulay en mettant sa main sur l’épaule d’Anderson qui était debout derrière lord Menteith ; « voici notre général. »

Un murmure confus exprima la surprise universelle de l’assemblée, quand Anderson, rejetant le manteau sous lequel sa figure était cachée, et s’avançant au milieu de la salle, s’exprima en ces termes : « Je ne voulais pas rester plus long-temps spectateur silencieux de cette scène intéressante, quoique mon empressé ami m’ait obligé a me découvrir un peu plus tôt que je n’en avais l’intention ; et ce que je ferai pour le service du roi prouvera si je suis digne d’un pareil honneur. C’est une commission scellée du grand sceau et donnée à James Graham, comte de Montrose, pour commander les forces qui vont être assemblées pour le service de Sa Majesté dans ce royaume. »

Un cri d’approbation s’éleva dans l’assemblée. En effet, il n’y avait pas d’autre chef auquel, pour la naissance, ces orgueilleux montagnards eussent été disposés à obéir. La haine héréditaire et invétérée qu’il portait au marquis d’Argyle les assurait qu’il déploierait dans la guerre une énergie suffisante, tandis que ses talents militaires bien connus, sa valeur éprouvée, faisaient espérer qu’il la terminerait d’une manière favorable.




  1. Albin pour Albany, district d’Écosse. a. m.
  2. Mot allemand, petit noble. a. m.
  3. Serviteur d’un chef highlander, qui reste toujours à ses côtés pour le servir. a. m.
  4. Strath signifie les bords d’une rivière : on en a formé des noms de districts et de villes, comme nos rivières ont donné leurs noms à nos départements. Ainsi, Strathallan, Stratherin, Strathay, sont trois districts nommés d’après les trois grandes rivières du Perthshire, l’Allan, l’Erin et le Tay. a. m.
  5. Chaque tribu a son pibroch. a. m.
  6. Grumach, disgracieux : ce nom lui venait de ce que ses yeux étaient louches. a. m.
  7. Nom qui rappelle notre journée des éperons. a. m.
  8. Une des quatre anciennes provinces de l’Irlande. Ces quatre provinces étaient l’Ulster, le Munster, le Conaught et le Monaught a. m.
  9. The fiery cross était une proclamation de guerre. La croix de feu était une croix brûlée à ses extrémités, et teinte dans le sang d’une chèvre. On la portait dans tous les districts, et à sa vue tous les hommes, depuis quinze jusqu’à soixante ans devaient prendre les armes. a. m.
  10. Basket hilt, panier à poignée, garde d’une claymore ; cette poignée est un grillage travaillé comme un panier d’osier. Elle couvre entièrement le poignet, et protège la main. a. m.