Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 394-404).



CHAPITRE VI.

anette lyle.


Les événements futurs jettent leur ombre en avant.
Campbell.


Les hôtes du château se levèrent le matin de bonne heure ; après un instant de conversation particulière avec ses domestiques, lord Menteith s’adressa au soldat, qui, assis dans un coin, polissait sa cuirasse avec de la pierre ponce et un morceau de peau de chamois, tandis qu’il fredonnait une chanson en l’honneur du victorieux Gustave-Adolphe :

« Lorsque le canon gronde et que le boulet vole,
Le brave voit la mort comme un objet frivole. »

« Capitaine Dalgelty, dit lord Menteith, le moment est arrivé où il faut nous séparer, ou devenir compagnons d’armes. — Pas avant le déjeuner, j’espère, dit le capitaine. — Je pensais, répliqua lord Menteith, que la place était approvisionnée au moins pour trois jours. — J’ai encore des magasins de reste pour le bœuf et les gâteaux d’avoine, et je n’ai jamais manqué une occasion favorable de renouveler mes vivres. — Mais, dit lord Menteith, un général sage ne doit point souffrir qu’un parlementaire ou un corps neutre reste dans son camp plus long-temps que la prudence ne le permet. Ainsi donc nous devons connaître vos intentions, et, selon le parti que vous prendrez, nous vous donnerons un sauf-conduit pour vous retirer en liberté, ou vous serez le bienvenu parmi nous. — En vérité, puisque c’est ainsi, je ne chercherai point à retarder la capitulation en feignant de parlementer ; ruse excellente qui fut employée par sir James Ramsay au siège de Hanau, en l’an de grâce 1636 ; mais je vous avouerai franchement que, si j’aime autant votre paie que votre provende et votre compagnie, je ne serai pas long à prêter serment à votre étendard. — Notre paie sera bien mince, quant à présent, puisqu’elle provient des fonds communs qu’ont versés le petit nombre d’entre nous qui peuvent disposer de quelques richesses ; avec le grade de major et d’adjudant, je ne puis vous promettre, capitaine Dalgetty, plus d’un demi-dollar par jour. — Que le diable emporte les demies et les quarts ! Pour mon choix, je ne consentirai pas plus à partager un dollar que la femme du jugement de Salomon ne consentit à voir partager en deux le fruit de ses entrailles. — La comparaison ne vaut rien, capitaine, car je pense que vous consentirez à partager le dollar plutôt qu’à l’abandonner tout entier à votre adversaire. Cependant, en forme d’arriéré, je vous promets que l’autre demi-dollar vous sera payé à la fin de la campagne. — Ah ! ces arriérés, on vous les promet toujours, et on n’en touche jamais rien ! En Espagne, en Autriche, en Suède, c’est toujours la même chanson. Oh ! vivent les Hollandais ! s’ils ne sont ni officiers, ni soldats, ils sont au moins bons payeurs. Et cependant, milord, si je pouvais être sûr que l’héritage de mes pères, la terre de Drumthwacket, est tombé entre les mains d’un de ces brigands de covenantaires, dont on pourrait, en cas de succès de notre parti, faire un traître, j’ai tant d’amour pour ce lieu charmant et fertile, que je m’engagerais avec vous pour la campagne. — Je puis éclaircir les doutes du capitaine, dit Sibbald, le second domestique de lord Menteith, car si son domaine de Drumthwacket est, comme je le suppose, la longue et déserte bruyère ainsi appelée qui est à cinq milles d’Aberdeen, je puis lui certifier qu’il a été dernièrement acheté par Élie Strachan, un des plus grands rebelles qui aient jamais juré le Covenant. — Le chien aux oreilles droites ! s’écria le capitaine avec fureur : qui diable lui a donné l’audace d’acheter l’héritage appartenant à une famille depuis quatre cents ans ? Cynthius aurem vellet, comme nous disions au collège Mareschal, c’est-à-dire, je le jetterai hors la maison de mon père par les oreilles. Ainsi donc, lord Menteith, je suis à vous main et épée, corps et âme, jusqu’à ce que la mort nous sépare, ou jusqu’à la fin de la campagne, quoi qu’il arrive. — Et moi, dit le jeune noble, je vais sceller le marché en vous avançant un mois de solde. — C’est plus qu’il ne faut, » dit Dalgetty en mettant néanmoins l’argent dans sa poche. » Mais maintenant je vais descendre pour voir s’il ne manque rien à mes harnais et à mon équipement, si Gustave a son déjeuner, et lui dire que nous avons pris du service. »

« Voilà donc votre précieuse recrue ! » dit lord Menteith à Anderson lorsque le capitaine eut quitté la chambre « je crains bien qu’il ne nous soit pas d’une grande utilité. — C’est un homme de l’époque, répliqua Anderson ; et sans de tels alliés, nous ne pourrions mettre à fin notre entreprise. — Descendons, répondit lord Menteith, et voyons ce qui est arrivé, car j’entends beaucoup de bruit dans le château. »

Lorsqu’ils entrèrent dans la grande salle, les domestiques se tinrent respectueusement derrière leur maître, et les salutations du matin eurent lieu entre lord Menteith, Angus Mac-Aulay et ses hôtes anglais, tandis qu’Allan, assis sur le même siège qu’il avait occupé le soir précédent, ne faisait attention à rien.

Le vieux Donald accourut en toute hâte dans l’appartement. « Voici un message de la part de Vich Alister More ; il arrivera ce soir. — Avec combien d’hommes ? — Environ vingt-cinq ou trente, sa suite ordinaire. — Jetez une grande quantité de paille dans la grande grange, » dit le laird.

Au même instant, un autre domestique entra précipitamment dans la salle, annoncer que sir Hector Mac-Lean qu’on attendait arrivait avec une suite nombreuse.

« Mettez-les dans la brasserie, dit Mac-Aulay ; il faut établir entre eux et les Mac-Donald cette séparation, car ils ne sont rien moins qu’amis. »

Donald entra de nouveau ; son visage était singulièrement allongé. « Le diable s’en mêle, dit-il ; tous les Highlands sont en route, je pense, car Evan Dhu de Lochiel sera ici dans une heure avec Dieu sait combien de montagnards. — Dans la grande grange avec les Mac-Donald, » dit le laird.

On continua d’annoncer l’arrivée de plusieurs chefs ; le moindre d’entre eux aurait cru déroger à sa dignité, s’il n’était arrivé avec une suite de six ou sept hommes. À chaque nouvelle arrivée, Angus Mac-Aulay répondait en désignant quelque lieu pour les établir : l’écurie, le grenier, la vacherie, les bergeries, chaque bâtiment fut destiné cette nuit au logement des hôtes auxquels on accordait l’hospitalité. Enfin Mac-Donald de Lorn arriva après qu’Angus eut épuisé toutes ses ressources, ce qui le mit dans l’embarras. « Que diable faire, Donald ? dit-il : la grande grange en contiendrait cinquante au plus, s’ils voulaient se coucher les uns sur les autres ; mais il y aurait des dirks tirés parmi eux pour savoir ceux qui seraient au-dessus, et il y aurait indubitablement du sang répandu avant le point du jour. — Que signifie tout cela ! » dit Allan en se levant brusquement et en s’élançant avec cette farouche précipitation qui lui était habituelle ; « les Gaëls d’aujourd’hui ont-ils donc la chair plus délicate et le sang plus blanc que leurs pères ? Défoncez un tonneau d’usquebaugh pour les désaltérer cette nuit ; leurs plaids seront leurs couvertures, le ciel bleu le dais de leurs lits, et la bruyère leur couche. Qu’il en vienne mille de plus, et il ne se querelleront pas sur la vaste bruyère à défaut de place. — Allan a raison, dit son frère ; il est extraordinaire qu’un homme, qui, entre nous, dit-il à Musgrave, est un peu fou, semble parfois avoir plus de raison que nous tous ensemble : observez-le maintenant. — Oui, » continua Allan en attachant sur le mur opposé ses regards terribles et effarés, « ils peuvent commencer comme ils doivent finir. Plus d’un homme dormira cette nuit sur la bruyère, qui, lorsque le vent de la Saint-Martin[1] soufflera, y restera couché nu comme la main, et s’inquiétera fort peu du froid ou du manque d’habillements. — Ne parlez pas ainsi, mon frère, dit Angus ; cela ne présage rien d’heureux. — Et quel bonheur attendez-vous donc ? » dit Allan, dont les yeux paraissaient sortir de leur orbite : en prononçant ces paroles il tomba dans les bras de Donald et de son frère, qui, connaissant la nature de sa maladie, s’étaient approchés pour le retenir dans sa chute ; ils l’assirent sur un banc, et le soutinrent jusqu’à ce qu’il eût repris ses sens et qu’il fût en état de parler.

« Pour l’amour de Dieu, Allan, lui dit son frère, qui savait l’impression que ses paroles mystérieuses produiraient sur l’esprit de ses hôtes, ne dites rien pour nous décourager. — Est-ce donc moi qui vous décourage ? que chacun supporte sa destinée comme moi. Ce qui doit arriver arrivera ; et nous passerons avec bravoure, à travers bien des champs de victoire, avant d’arriver à cette fatale place de massacre, ou avant de monter sur ces échafauds tendus de noir. — De quelle place voulez-vous parler ? quels échafauds ? » s’écrièrent plusieurs voix : tant il est vrai que la réputation d’Allan était généralement établie chez les Highlanders !

« Vous ne le connaîtrez que trop tôt, répondit-il. Ne me parlez plus ; vos questions me fatiguent. » En même temps il porta la main à son front, appuya son coude sur son genou, et resta plongé dans une profonde rêverie.

« Allez chercher Annette Lyle, avec sa harpe, dit Angus à voix basse à son domestique ; et que ces messieurs me suivent, s’ils ne craignent point un déjeuner des Highlands. »

Tous accompagnèrent le laird hospitalier, excepté lord Menteith, qui resta seul dans une des embrasures des fenêtres de la salle. Un instant après, Annette Lyle entra dans la chambre, et ce n’était pas à tort que le lord Menteith, l’avait comparée à la fée la plus légère et la plus gracieuse qui eût jamais foulé le gazon au clair de la lune. Sa taille, bien au-dessous de celle ordinaire, lui donnait l’apparence d’une grande jeunesse, au point que, bien qu’elle n’eût que dix huit ans, elle aurait pu passer pour en avoir quatre de moins. Sa figure, ses mains, ses pieds étaient d’une symétrie si parfaite avec la petitesse et la délicatesse de sa taille, que Titania[2] eût à peine trouvé une mortelle plus digne de la représenter. Sa chevelure était d’un blond un peu foncé, ses tresses bouclées étaient admirablement d’accord avec son joli teint et avec l’expression de joie et d’innocence qui se peignait dans ses traits. Lorsque nous aurons ajouté à ces charmes, qu’Annette, tout orpheline qu’elle était, semblait la plus gaie et la plus heureuse, des filles, le lecteur croira aisément qu’elle excitait l’intérêt chez presque tous ceux qui la voyaient. En effet, il était impossible de trouver un assemblage plus complet de perfections, et elle paraissait parmi les grossiers habitants du château, comme Allan lui-même dans son enthousiasme poétique le disait, semblable à un rayon de soleil sur une mer sombre, communiquant aux autres la gaieté qui remplissait son esprit.

Annette, telle que nous venons de la dépeindre, sourit et rougit lorsque, en entrant dans la salle, lord Menteith sortit de l’endroit où il s’était retiré et vint lui souhaiter affectueusement le bonjour.

« Bonjour, milord, » lui répondit-elle en tendant la main à celui qu’elle nommait son ami ; « nous vous avons vu bien rarement au château ces derniers temps. Et je crains que vous n’y veniez pas aujourd’hui dans des vues pacifiques. — Du moins, Annette, dit lord Menteith, que je n’interrompe point votre musique par mon arrivée, quoiqu’elle puisse exciter du trouble ailleurs. Mon cousin Allan réclame le secours de votre voix et de votre harpe. — Mon sauveur, dit Annette Lyle, a droit à mes pauvres talents : et vous aussi, milord, vous aussi vous êtes mon sauveur ; vous avez mis le plus grand empressement à sauver une vie qui serait tout à fait inutile si elle ne pouvait servir à mes protecteurs. »

À ces mots, elle s’assit à peu de distance sur le banc où était placé Allan Mac-Aulay, et accordant son clairshach, ou petite harpe d’environ trente pouces de haut, elle s’accompagna en chantant. L’air était une ancienne mélodie gaélique, et les paroles, qu’on supposait très-anciennes, étaient dans le même langage. Mais nous en joignons une traduction par Secundus Mac Pherson, esq. de Glenforgen ; et quoique soumise aux entraves du rhythme anglais, nous assurons qu’elle approche autant de l’original que la traduction d’Ossian par son célèbre homonyme Mac Pherson.


le réveil.

Oiseaux de sinistre présage,
Chauve-souris, âpres corbeaux,
Laissez l’homme en proie à ses maux
Garder ses rêves en partage.
Toute la nuit vos cris affreux
Ont troublé sa pénible veille.
Hâtez-vous quand l’aube s’éveille,
Et dans vos antres ténébreux
Fuyez, afin que mon oreille
Entende, au lieu de la corneille,
L’alouette et ses chants heureux.

Courez à vos rochers stériles,
Loups dévorants, rusés renards ;
Ne détournez point vos regards,
Quoique de leurs mères tranquilles
Les agneaux, près d’elles épars,
Tettent les mamelles fertiles :
Serrez la queue, et sauvez-vous.
Avec la nuit sombre s’envole
Votre sûreté contre nous ;
Et du chasseur qui vous désole
Vous allez ressentir les coups.

Le pâle croissant de la lune
Brille à peine ; comme au matin,
Apparaît une ombre importune :
Éloignez-vous, peuple lutin,
Qui la nuit, dans son infortune,
Égarez l’humble pèlerin.
Sur la mobile fondrière,
Kelpy trompeur, éteins tes feux ;
Ta danse est finie, et nos yeux
Du soleil ont vu la lumière
De nos Grampiass sourcilleux[3]
Redorer le front solitaire.

Tristes pensers, effroi du cœur.
Qui du sommeil troublez l’empire.
Fuyez l’asile du bonheur
Comme le brouillard se retire
À l’aspect du jour bienfaiteur.
Disparais, sorcière livide.
Dont l’art énerve tous nos sens ;
De tes éperons frémissants
Presse ton palefroi rapide ;
Tu ne peux plus, et tu le sens,
Devant l’astre aux rayons brûlants
Offrir ton image perfide.


À mesure qu’Annette chantait, les signes d’Allan Mac-Aulay faisaient connaître qu’il recouvrait peu à peu sa présence d’esprit, et qu’il prêtait attention aux objets qui l’entouraient. Les rides profondes qui sillonnaient son front s’effacèrent et disparurent d’elles-mêmes ; et le reste de sa figure, qui semblait contractée par une agonie intérieure, reprit son état naturel. Lorsqu’il leva sa tête et se redressa sur son siège, sa figure, quoique encore profondément mélancolique, n’avait plus un caractère sombre et féroce. Sans être beaux, lorsqu’ils étaient tranquilles, ses traits avaient une expression frappante, mâle et même noble. Ses sourcils bruns et épais, qui jusqu’alors s’étaient contractés, étaient maintenant séparés comme dans l’état naturel, et ombrageaient ses yeux gris qui, cessant de rouler dans leur orbite et de lancer des éclairs d’une manière terrible et surnaturelle, n’exprimèrent plus que la fermeté et la résolution.

« Grâce à Dieu, » dit-il après un silence de quelques minutes, et seulement lorsqu’il eut entendu les derniers sons de la harpe, « mon âme n’est plus dans les ténèbres, le brouillard s’est éloigné de mon esprit ! — Vous devez des remercîments à Annette Lyle, cousin Allan, dit lord Menteith, non moins qu’au ciel, pour cet heureux changement qui s’est opéré dans vos idées mélancoliques. — Mon noble cousin Menteith, » dit Allan en se levant et le saluant avec autant de respect que d’amitié, « connaît depuis si long-temps mon malheureux sort, que dans sa bonté il ne demandera pas que je lui fasse les excuses d’avoir été si long-temps à lui dire qu’il était le bienvenu au château. — Nous sommes de trop vieilles connaissances, Allan, et de trop francs amis, pour observer le cérémonial qui convient à des étrangers ; mais la moitié des Highlands sera ici aujourd’hui, et vous savez que la politesse ne doit pas être négligée avec nos chefs montagnards. Que donnerez-vous à la petite Annette pour vous avoir mis en état de tenir convenablement compagnie à Evan Dhu et à je ne sais combien d’autres ? — Ce qu’il me donnera ? » dit Annette en souriant ; « rien moins, je l’espère, que le plus beau ruban qu’il trouvera à la foire de Doune[4]. — La foire de Doune, Annette ? » dit Allan d’un ton de chagrin : « il y aura du sang de répandu avant ce jour, et je ne le verrai jamais ; mais vous m’avez rappelé ce que j’ai l’intention de faire depuis long-temps. »

À ces mots il quitta la chambre.

« S’il parle long-temps ainsi, dit lord Menteith, vous ferez bien d’accorder votre harpe, ma chère Annette. — J’espère que non, » dit Annette avec inquiétude ; « cette crise a été longue, et probablement elle ne se renouvellera pas de sitôt. Il est malheureux de voir un esprit naturellement généreux et bon, affligé de cette maladie. »

Comme elle parlait à voix basse, et d’une manière confidentielle, lord Menteith s’approcha et se pencha vers elle pour mieux saisir le sens de ce qu’elle disait. Entendant tout à coup entrer dans l’appartement, ils s’éloignèrent l’un de l’autre ; mais ce mouvement, qui semblait dicté par leur conscience, comme s’ils eussent été surpris dans un entretien qu’ils voulaient lui cacher, n’échappa pas à l’œil d’Allan ; il s’arrêta aussitôt, ses sourcils se contractèrent, ses yeux roulaient dans leurs orbites ; mais son accès ne dura qu’un instant. Il passa sa main large et nerveuse sur son front, comme pour effacer ces signes d’émotion, et, s’avançant vers Annette Lyle, tenant dans sa main une petite boîte de bois de chêne d’une incrustation curieuse : « Je vous prends à témoin, dit-il, cousin Menteith, que je donne cette boîte et ce qu’elle contient à Annette Lyle. Elle renferme quelques ornements qui ont appartenu à ma pauvre mère ; ils ne sont pas d’une grande valeur, vous devez le savoir, car la femme d’un laird des Highlands a rarement un riche écrin de bijoux. — Mais ces ornements, » dit Annette Lyle en refusant la boîte d’un air charmant et timide, « appartiennent à la famille, je ne puis les accepter. — Ils n’appartiennent qu’à moi, Annette, » dit Allan en l’interrompant. « C’est le legs que ma mère m’a fait à son lit de mort. C’est tout ce que j’ai à moi, avec ma claymore et mon plaid. Ainsi acceptez-les ; ce sont des bijoux qui n’ont pour moi aucune valeur, prenez-les pour l’amour de moi, je ne reviendrai jamais de cette guerre. »

En parlant ainsi, il ouvrit l’écrin et le présenta à Annette. « S’ils ont quelque valeur, employez-les à vos besoins lorsque cette maison aura été consumée par le feu de l’ennemi et qu’elle ne pourra plus vous servir d’abri ; mais portez une bague en mémoire d’Allan, qui a fait, pour mériter votre tendresse, sinon tout ce qu’il a voulu, du moins tout ce qu’il a pu. »

Annette s’efforça, mais en vain, de retenir ses larmes, et elle lui répondit : « Oui, Allan, j’accepterai une bague comme un souvenir de votre bonté envers une pauvre orpheline ; mais ne me pressez pas davantage ; je ne puis, je ne veux accepter un don d’une valeur si considérable. — Choisissez donc, dit Allan ; votre délicatesse peut être bien fondée : ces autres prendront une forme sous laquelle ils pourront vous être utiles. — Ne pensez pas à cela, » dit Annette en choisissant la bague qui avait le moins de valeur ; « gardez-les pour votre fiancée ou pour celle de votre frère. Mais grand Dieu ! » dit-elle en s’interrompant, « quelle bague ai-je donc choisie ? »

Allan se hâta de la regarder avec une sombre appréhension ; elle portait en émail une tête de mort au-dessus de deux poignards en croix. Lorsque Allan eut reconnu la devise, il poussa un soupir si profond, qu’Annette laissa échapper la bague qu’elle tenait ; elle roula sur le plancher ; lord Menteith la ramassa, et la rendit à Annette qui n’était pas encore revenue de sa frayeur.

« Je prends Dieu à témoin, dit Allan, que c’est votre main, milord, et non la mienne, qui lui a rendu ce présent de mauvais augure. C’était la bague de deuil que ma mère portait en mémoire de son frère assassiné. — Je ne crains pas les présages, » dit Annette, un sourire venant se mêler à ses larmes ; « et rien de ce qui me vient des mains de mes deux protecteurs (c’est ainsi qu’elle avait coutume d’appeler lord Menteith et Allan) ne peut porter malheur à la pauvre orpheline.

Elle mit la bague à son doigt, et accordant sa harpe, elle chanta sur un air très-gai les vers suivants d’une des chansons à la mode de cette époque, qui, avec toutes les grâces hyperboliques du temps du roi Charles, était parvenue de quelque mascarade de la cour jusque dans les sites sauvages du Perthshire :


Des astres que fait la présence ?
Sage amoureux, vous les voyez en vain ;
Ils n’auront aucune influence.
De la vieillesse et de l’adolescence
Voulez-vous lire le destin ?
Observez mon Hélène et son regard divin.

Téméraire astrologue, arrête !
Trop cher ce serait acheter
Une prescience indiscrète ;
Car chacun ne peut éviter
Le mal qu’au prochain il apprête.


« Elle a raison, Allan, dit lord Menteith ; et la fin de cette vieille chanson vaut tout ce que nous gagnerions à connaître l’avenir par vos efforts. — Elle a tort, milord, dit Allan d’une voix sévère ; et quoique vous traitiez si légèrement les avis que je vous ai donnés, vous ne vivrez probablement pas assez long-temps pour voir l’accomplissement de ce présage. Ne riez pas ainsi d’un air si méprisant, ajouta-t-il en s’interrompant lui-même ; ou plutôt riez aussi fort et aussi long-temps que vous le pourrez, car votre rire cessera avant peu. — Je fais peu attention à vos visions, Allan,… et quelque courte que doive être la durée de ma vie, l’œil d’un voyant[5] highlander ne peut voir où elle finira. — Pour l’amour du ciel, dit Annette Lyle en l’interrompant, vous connaissez son caractère, et qu’il ne peut endurer… — Ne craignez rien de moi, dit Allan brusquement ; mon esprit est à présent calme et tranquille. Mais quant à vous, jeune lord, dit-il en s’adressant à Menteith, mon œil vous a cherché dans les champs de bataille où les Highlanders et les Lowlanders sont étendus en aussi grand nombre que les freux perchés sur ces vieux arbres. » Et il montra du doigt un bouquet de bois qu’on apercevait de la fenêtre. « Mon œil vous y a cherché, mais vous n’y étiez pas ; il vous a cherché parmi la foule des captifs vaincus, désarmés, et traînés dans les prisons, dans d’anciennes forteresses grossièrement bâties, mais vous n’étiez pas dans leurs rangs ; j’ai vu les échafauds dressés, les billots préparés, la sciure de bois répandue, le prêtre avec son livre, le bourreau avec sa hache, et mon œil ne vous a pas non plus trouvé là. — C’est donc le gibet qui m’attend ? dit lord Menteith ; j’aurais désiré qu’ils m’épargnassent la corde, quand ce ne serait que pour l’honneur de la patrie. »

Il prononça ces paroles avec raillerie, mais non sans une sorte de curiosité et sans désirer d’avoir une réponse ; car l’envie de connaître l’avenir a souvent de l’influence, même sur les esprits de ceux qui ne croient pas à de telles prédictions.

« La manière dont vous terminerez vos jours, milord, ne sera point un déshonneur, ni pour votre nom, ni pour votre famille. Trois fois j’ai vu un Highlander plonger son dirk dans votre sein ; c’est ainsi que vous périrez. — Je souhaite que vous m’en fassiez le portrait, dit lord Menteith ; car je lui éviterai la peine d’accomplir votre prophétie, si son plaid n’est pas à l’épreuve de l’épée ou d’une balle de pistolet. — Vos armes, dit Allan, vous serviraient peu ; mais je ne puis vous donner les renseignements que vous me demandez. Le visage de la vision n’était pas tourné vers moi. — Eh bien soit ! dit lord Menteith, et laissons cela dans l’incertitude où votre présage l’a placé. Je n’en dînerai pas moins gaiement aujourd’hui au milieu de plaids, de dirks et de kilts. — Cela peut être, dit Allan, et peut-être aussi faites-vous bien de jouir de ces moments qui pour moi sont empoisonnés par la connaissance que j’ai des malheurs futurs. Mais je vous le répète, » continua-t-il en touchant la poignée du dirk qu’il portait, rappelez-vous que cette arme vous donnera la mort. — En attendant, dit lord Menteith, Allan, vous avez fait disparaître les couleurs d’Annette Lyle. Quittons cet entretien, mon ami, et allons voir ce que nous entendons tous deux également bien, les progrès de nos préparatifs militaires. »

Ils rejoignirent Angus Mac Aulay et ses hôtes anglais ; et dans la discussion qui s’engagea, Allan montra une clarté d’esprit, une force de jugement et une précision de pensée qui contrastaient singulièrement avec le jour mystérieux sous lequel son caractère a été vu jusqu’ici.




  1. Martin mass, le 11 novembre, fête de saint Martin. a. m.
  2. Personnage d’un drame shakspearien. a. m.
  3. Montagnes d’Écosse dont le texte indique une des cimes, appelée le Benyieglo. a. m.
  4. Ville d’Écosse, à quelques lieues de Stirling. a. m.
  5. Seer, voyant, devin. On sait que certains montagnards écossais se prétendaient doués de la seconde vue. a. m.