Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 381-393).



CHAPITRE V.

le récit.


Par-là il devint si terrible et si épouvantable, que son propre père, qui connaissait son déguisement, tremblait souvent à son horrible vue. Dans la crainte qu’il ne lui arrivât malheur, il lui recommandait de ne pas mépriser les bêtes féroces, et de ne pas les provoquer ; car il voulait enseigner au lion à se coucher humblement devant lui, leçon bien difficile, et forcer le léopard à ne pas rugir lorsque dans sa rage il voulait se venger.
Spencer.


Malgré l’appétit gastronomique des Anglais qui, à cette époque, était déjà passé en proverbe en Écosse, les convives de Mac-Aulay furent éclipsés par le capitaine Dalgetty, quoique ce brave soldat eût déployé beaucoup de vigueur et de persévérance dans l’attaque qu’il avait dirigée sur les rafraîchissements qu’on lui avait offerts à son arrivée. Il ne dit pas un mot pendant tout le temps du dîner, et ce ne fut que lorsque les mets furent près d’être enlevés qu’il donna au reste de la compagnie, qui l’avait regardé avec quelque surprise, un exposé des raisons pour lesquelles il mangeait si vite et si long-temps.

« Il avait acquis la première qualité, disait-il, lorsqu’il avait une place à la table des boursiers au collège Mareschal à Aberdeen, à laquelle, si on ne remuait pas ses deux mâchoires aussi vite qu’une paire de castagnettes, on risquait bien de ne rien avoir ; et quant à la quantité d’aliments, je ferai connaître à l’honorable compagnie, continua le capitaine, que c’est un devoir pour tout commandant de forteresse, dans toutes les occasions qui lui sont offertes, de s’assurer autant de munitions et de vivres que ses magasins peuvent en contenir, ne sachant pas quand il aura à soutenir un blocus ou un siège. C’est dans ces principes, messieurs, qu’un cavalier qui trouve une provende bonne et abondante, doit, selon moi, s’approvisionner sagement pour trois jours au moins, ne sachant pas quand il trouvera d’autres vivres. »

Le laird lui exprima qu’il reconnaissait comme lui la prudence de ce principe, et recommanda au vétéran d’ajouter une tasse d’eau-de-vie et un flacon de claret aux provisions qu’il avait déjà faites, offres auxquelles le capitaine se rendit facilement.

Quand le dîner fut desservi et les domestiques retirés, excepté le page ou benchman du laird, qui resta dans l’appartement pour faire venir ou apporter ce qui pourrait manquer, ou, en un mot, pour suppléer à l’invention moderne de nos sonnettes, la conversation commença à tomber sur la politique et l’état du pays. Lord Menteith demanda avec anxiété et d’une manière toute particulière, quels dans on attendait pour venir se joindre à la troupe des amis du roi…

« Cela dépend beaucoup, milord, du personnage qui lèvera la bannière, dit le laird ; car vous savez que nous autres Highlanders nous n’obéissons pas facilement à nos chefs de tribu, et pour tout dire, encore moins à celui d’une autre. Nous savons, il est vrai, que Colkitto, ou plutôt le jeune Colkitto, ou Alaster Mac Donald, a passé la kile[1], venant d’Irlande, avec un corps de troupes du comte d’Antrim, et qu’ils sont déjà arrivés à Ardnamurchan. Ils auraient pu être ici déjà depuis long-temps, mais je suppose qu’ils pillent le pays qu’ils traversent. — Colkitto ne sera-t-il pas votre chef alors ? dit lord Menteith. — Colkitto ! dit Alian Mac-Aulay avec mépris ; qui parle de Colkitto ? Il n’y a qu’un seul homme que nous suivrons, et cet homme est Montrose. — Mais Montrose, monsieur, dit sir Christophe Hall, on n’en a pas entendu parler depuis notre tentative inutile de soulèvement dans le nord. On pense qu’il est retourné vers le roi à Oxford, pour obtenir de plus amples instructions. — Retourné ! » dit Allan avec un rire de dédain ; « je pourrais vous apprendre où il est, mais ce n’est pas le moment, vous le saurez assez tôt. — Sur mon honneur, Allan, répliqua lord Menteith, vous fatiguerez vos amis avec cette humeur insupportable, revêche et morose. Mais j’en connais la cause, » ajouta-t-il en riant, « vous n’avez pas vu Annette Lyle aujourd’hui. — Qui n’ai-je pas vu ? » demanda Allan d’une voix sévère.

« Annette Lyle, la fée, la reine des chants et des ménestrels. — Plût à Dieu que je ne la revisse jamais, » dit Allan en poussant un soupir, « à condition que le même arrêt fut prononcé contre vous ! — Et pourquoi contre moi ? » demanda le lord avec insouciance.

« Parce qu’il est écrit sur votre front que vous causerez notre ruine réciproque. » À ces mots, il se leva et sortit de la salle.

« Y a-t-il long-temps qu’il est dans cet état ? dit lord Menteith en s’adressant à son frère.

« Environ trois jours, répondit Angus ; l’accès est presque passé, demain il sera mieux. Mais allons, messieurs, ne laissez pas vos coupes vides[2]. À la santé du roi, la santé du roi Charles I et puisse le chien de covenantaire qui la refusera aller au ciel par le chemin de Grassmarket[3]. »

Les coupes furent promptement vidées, et la santé du roi fut suivie de près par plusieurs autres, toutes portées dans l’esprit du parti, et toutes avec un redoublement de chaleur fanatique. Le capitaine Dalgetty cependant crut qu’il était nécessaire de faire une protestation.

« Gentilshommes cavaliers, dit-il, je bois à ces santés, primo, par respect pour l’honorable et hospitalière maison où je me trouve ; et secundo, parce que je pense qu’il ne vaut rien d’être scrupuleux sur de tels sujets inter pocula ; mais je proteste, conformément à la garantie accordée par cet honorable lord, que je serai libre, malgré ma complaisance actuelle, de prendre du service demain chez les covenantaires, si toutefois telle est mon intention. »

Mac-Aulay et ses convives anglais se regardèrent en tressaillant de surprise à cette protestation, qui certainement aurait amené une querelle, si lord Menteith, se saisissant de l’affaire, n’eut raconté les circonstances de sa rencontre avec Dalgetty, et leurs conditions. « J’espère, dit-il en finissant, que nous pourrons assurer à notre parti le secours du capitaine Dalgetty. — Et si cela ne se fait pas, reprit le laird, je proteste, comme dit le capitaine, que rien de ce qui s’est passé ce soir, pas même mon pain et mon sel qu’il a mangés, mon eau-de-vie, mon bordeaux et mon usquebaugh avec lesquels il m’a fait raison, ne m’empêcheront de lui fendre la tête jusqu’à l’os du cou. — Et vous serez tout à fait le bienvenu, dit le capitaine, à moins que mon épée ne puisse défendre ma tête, ce qu’elle a fait dans de plus grands dangers que ceux dont votre haine pourrait me menacer. »

Ici lord Menteith interposa une seconde fois son autorité, et l’union se trouvant, non sans quelque difficulté, rétablie dans la compagnie, fut cimentée par d’amples libations. Lord Menteith cependant fit quitter la table plus tôt que ce n’était l’usage au château, sous prétexte de fatigue et d’indisposition ; ce qui désappointa un peu le vaillant capitaine qui, parmi les habitudes qu’il avait prises dans les Pays-Bas, avait rapporté une disposition à boire et à supporter sans incommodité une grande quantité de liqueurs fortes.

Leur hôte les conduisit lui-même dans une sorte de dortoir, où il y avait un lit à quatre colonnes, avec des rideaux de tartan, et un grand nombre de croches ou de longs paniers placés le long du mur, dont trois, bien garnis de bruyère en fleurs, étaient préparés pour recevoir les hôtes du laird.

« Je n’ai pas besoin d’expliquer à Votre Seigneurie, dit Mac-Aulay à lord Menteith qu’il prit un peu à l’écart, « notre manière de nous loger, nous autres Highlanders. Seulement, ne voulant pas vous laisser dormir dans cette chambre seul avec ce vagabond d’Allemand, j’ai ordonné qu’on plaçât les lits de vos domestiques dans cette galerie. Par Dieu, milord, nous vivons dans un temps où des hommes qui vont au lit avec la gorge intacte et en aussi bon état que toutes celles qui ont jamais été arrosées d’eau-de-vie, peuvent, avant le lendemain matin, l’avoir ouverte comme une huître qui bâille. »

Lord Menteith lui fit de sincères remercîments de l’arrangement qu’il avait pris. « Il est très-convenable, lui dit-il, car bien que je ne craigne aucune violence de la part du capitaine Dalgetty, Anderson est un homme qui a des qualités, et un gentilhomme qu’on aime à avoir toujours près de soi. — Je ne vous ai pas encore vu cet Anderson, dit Mac-Aulay ; l’avez-vous pris en Angleterre ? — Oui, répondit le lord ; vous le verrez demain ; en attendant, je vous souhaite une bonne nuit. »

Son hôte sortit de la galerie, après lui avoir souhaité le bonsoir. Il était près de le souhaiter aussi au capitaine Dalgetty ; mais observant que le capitaine était profondément engagé dans une discussion avec une haute cruche pleine d’eau-de-vie, il pensa que ce serait un malheur pour lui d’être troublé dans une si louable occupation, et il prit congé d’eux sans plus de cérémonie.

À peine fut-il parti, que les deux domestiques de lord Menteith arrivèrent. Le bon capitaine, qui, en ce moment, était un peu chargé de bonne chère, commença à trouver un peu difficile de défaire les agrafes de son armure, il s’adressa à Anderson, en ces mots, que venait parfois interrompre un léger hoquet : Anderson, mon bon ami, vous avez pu lire dans l’Écriture que celui qui ôte son armure ne se vante pas autant que celui qui la met : cependant je pense que ce n’est pas là le véritable mot d’ordre ; mais il est certain que je dormirai avec ma cuirasse, comme plus d’un honnête camarade qui ne s’est jamais réveillé, si vous ne m’aidez à défaire cette boucle. — Détachez-lui son armure, Sybbald, dit Anderson à l’autre domestique. — Par saint André ! » s’écria le capitaine en se tournant et dans la plus grande surprise, « voici un étonnant camarade ! Un mercenaire qui gagne quatre livres par an et un habit de livrée se trouve trop grand pour servir le ritt-master Dugald Dalgetty, de Drumthwacket, qui a fait ses humanités au collège Mareschal, à Aberdeen, et qui a servi la moitié des princes de l’Europe ! — Capitaine Dalgetty. » dit lord Menteith qui avait rempli le rôle de pacificateur toute la soirée, « sachez qu’Anderson ne sert que moi seul ; mais j’aiderai moi-même volontiers Sybbald à défaire votre cuirasse. — Ce serait trop de peine pour vous, milord, dit Dalgetty, quoique cependant cela ne vous nuirait pas de savoir comment l’on met et l’on ôte une belle armure. Je puis entrer dans la mienne comme dans un gant, et en sortir de même ; seulement ce soir, quoique non ebrius, je suis, selon la phrase classique, vino ciboque gravatus[4]. »

Pendant ce temps, Sybbald l’avait débarrassé de son armure, et il se tint debout devant le feu, réfléchissant en ivrogne sur les événements de la soirée. Ce qui semblait l’intéresser surtout, c’était le caractère d’Allan Mac-Aulay. « Tromper si adroitement les Anglais avec ses porte-torches highlanders ! huit Rories sans culottes pour six candélabres d’argent ! c’est une maîtresse pièce ; un tour de passe[5], une parfaite adresse ; et avec tout cela être fou : Je doute, milord ; ici il secoua la tête si, malgré sa parenté avec Votre Seigneurie, je puis lui accorder les privilèges d’un homme qui a toute sa raison, et si je dois le bâtonner suffisamment pour qu’il expie sa violence, ou autrement lui offrir un duel comme cela convient à un cavalier insulté. — Si vous voulez entendre une longue histoire, dit Menteith, quoique la nuit soit déjà un peu avancée, je puis vous raconter les circonstances de la naissance d’Allan : elles sont si bien en rapport avec son caractère bizarre, que vous ne penserez plus à lui demander satisfaction de l’insulte qu’il vous a faite. — Une longue histoire, milord, après un bon souper, et un chaud bonnet de nuit, est ce qu’il y a de meilleur pour vous plonger dans un profond sommeil. Et puisque Votre Seigneurie veut bien prendre la peine de la raconter, je resterai son tranquille et reconnaissant auditeur. — Anderson, dit lord Menteith, et vous, Sybbald, vous mourez d’envie, je suppose, d’entendre aussi l’histoire de cet homme singulier. Je crois devoir me rendre à votre curiosité, afin que vous sachiez à l’avenir comment vous conduire avec lui. Vous serez mieux près du feu. »

Ayant ainsi réuni un auditoire autour de lui, lord Menteith s’assit sur le bord du lit à quatre colonnes, tandis que le capitaine Dalgetty, essuyant les restes de l’eau-de-vie qui étaient dans sa barbe et dans ses moustaches, et répétant le premier verset du psaume luthérien, Alle guter geister loben den Herren[6], s’enfonça dans un des lits, et, sortant sa tête de dessous les couvertures, il écoula la narration de lord Menteith dans cet état de parfaite jouissance, moitié endormi, moitié éveillé.

« Le père des deux frères Angus et Allan Mac-Aulay, dit lord Menteith, était un gentilhomme de famille et de rang ; il était chef d’un clan de Highlanders d’une bonne réputation, quoique peu nombreux. Sa femme, la mère de ces deux jeunes gens, appartenait à une famille noble, si je puis parler ainsi, puisqu’elle était proche parente de la mienne. Son frère, jeune homme honorable et courageux, obtint du roi Jacques VI la place de forestier et d’autres privilèges dans une chasse royale près de ce château ; et en exerçant et défendant ses droits, il fut assez malheureux pour se prendre de querelle avec quelques-uns de nos pillards ou caterans des Highlands, dont je pense que vous avez entendu parler, capitaine Dalgetty. — Certainement, » dit le capitaine se soulevant pour répondre. « Avant que je quittasse le collège Mareschal, à Aberdeen, Dugal Garr faisait déjà le diable dans le Garioch, les Farquharsons sur les rives de la Dee, et le clan Chattan sur les terres des Gordons, et les Grants et les Camerons sur celles des Moray. Et depuis, comme j’ai vu les Cravates et les Pandours en Pannonie et en Transylvanie, les Cosaques des frontières de la Pologne, les voleurs, les bandits, les barbares de bien d’autres contrées, j’ai une idée exacte de vos brigands highlanders. — Le clan avec lequel l’oncle maternel de Mac-Aulay avait eu querelle, reprit lord Menteith, était une petite bande de brigands, appelés les Enfants du Brouillard, parce qu’ils n’avaient pas d’habitation et qu’ils erraient sans cesse dans les montagnes et les vallons. C’était une peuplade féroce et hardie, animée de ces passions de vengeance, de ressentiment et de cruauté, qui sont le fait d’hommes qui n’ont jamais connu les liens de la société civilisée. Quelques-uns d’entre eux attendirent l’infortuné gardien de la forêt, le surprirent lorsqu’il chassait seul et sans défiance, et le massacrèrent avec tous les raffinements que put inventer leur cruauté, ils lui coupèrent la tête, et résolurent par bravade, de la porter dans le château de son beau-frère. Le laird était absent, et son épouse, malgré sa répugnance, les reçut comme des hôtes auxquels, peut-être, elle craignait de fermer les portes. On servit des rafraîchissements aux Enfants du Brouillard ; ils ôtèrent la tête de leur victime du plaid qui l’enveloppait, la placèrent sur la table, et lui mirent un morceau de pain entre les dents, lui disant de remplir ses fonctions à cette table où autrefois elle avait mangé de si bons morceaux. La dame, qui était sortie pour vaquer aux soins de sa maison, rentrait en ce moment : à la vue de la tête de son frère, elle partit comme un éclair de la maison, et se sauva dans les bois en poussant clameurs sur clameurs. Les brigands satisfaits de leur exécrable triomphe, s’éloignèrent. Les domestiques épouvantés, revenus de l’alarme qu’ils avaient eue, cherchèrent partout leur infortunée maîtresse, et ils ne la trouvèrent nulle part. Son malheureux époux revint le lendemain, et, avec le secours de ses gens, il fit des recherches plus suivies et dans des endroits plus éloignés ; mais elles furent également sans succès. On pensa généralement que, dans le premier mouvement de sa frayeur, elle avait pu se jeter dans un de ces nombreux précipices qui bordent la rivière, ou dans un lac profond qui est environ à un mille du château. Ce qui rendait sa perte encore plus sensible, c’est qu’elle était enceinte de six mois ; Angus Mac-Aulay, son fils aîné, était né environ huit mois auparavant… Mais je vous fatigue, capitaine Dalgetty, et vous semblez avoir envie de dormir. — Nullement, répondit-il, je n’ai aucune envie de dormir ; j’entends toujours mieux les yeux fermés. C’est une habitude que j’ai prise lorsque j’étais en sentinelle. — Et je crois, dit lord Menteith à Anderson, que le poids de la hallebarde du sergent de ronde les lui a souvent fait rouvrir. »

Mais, étant probablement en humeur de raconter, le jeune noble continua en s’adressant principalement à ses domestiques, s’embarrassant peu si le vétéran dormait.

« Chaque baron, dit-il, jura de tirer vengeance de ce crime atroce. Ils prirent les armes avec les parents et le beau-frère de la victime, et donnèrent la chasse aux Enfants du Brouillard, avec autant de cruauté, je pense, que ceux-ci en avaient montré eux-mêmes. Dix-sept têtes, trophées épouvantables de leur vengeance, furent distribuées entre les alliés, et servirent de pâture aux corneilles au-dessus des portes de leurs châteaux. Ceux qui échappèrent au carnage cherchèrent une retraite plus sûre dans des endroits plus éloignés. — À droite, contre-marche et à vos premières places, » dit le capitaine Dalgetty, la dernière phrase de lord Menteith lui faisant prononcer cette formule de commandement militaire correspondante, et se levant, il assura qu’il avait été très-attentif à tout ce qui avait été dit.

Sans s’inquiéter de son apologie, lord Menteith continua : C’est la coutume en été d’envoyer les vaches aux pâturages dans les montagnes, afin qu’elles puissent paître l’herbe nouvelle, et les filles du village et les servantes s’y rendent pour les traire soir et matin. Un jour que les servantes de cette maison étaient occupées de ce travail, elles s’aperçurent, à leur grande terreur, que leurs mouvements étaient surveillés à quelque distance par une figure pâle, maigre et grande, qui avait une étonnante ressemblance avec leur maîtresse défunte, et qu’elles prirent naturellement pour son ombre. Quelques-unes des plus hardies résolurent d’aborder cette forme flétrie ; mais, à leur approche, elle s’enfuit dans le bois en poussant des cris sauvages. Le mari, informé de cette circonstance, se rendit dans le vallon avec quelques serviteurs, et prit si bien ses mesures qu’il coupa la retraite à cette infortunée fugitive, et s’assura de la personne de sa malheureuse femme. Son esprit était totalement dérangé. Comment elle avait vécu pendant tout le temps qu’elle erra dans le bois, c’est ce qu’on ne put savoir ; quelques-uns supposèrent qu’elle s’était nourrie de racines et de fruits sauvages, dont les bois sont remplis dans cette saison ; mais la majeure partie du vulgaire voulut qu’elle eût vécu seulement du lait des brebis sauvages, ou qu’elle eût été nourrie par des fées, ou de toute autre manière également merveilleuse. Sa réapparition était plus facile à expliquer ; elle avait vu, des buissons où elle se cachait, les servantes traire les vaches : surveiller cet ouvrage avait été autrefois son occupation favorite, et l’habitude l’avait emporté sur l’état dérangé de son esprit.

« Cette femme infortunée accoucha à terme d’un garçon qui non seulement ne paraissait pas avoir souffert des malheurs de sa mère, mais qui semblait être un enfant d’une force et d’une santé peu commune. Après ses couches, la malheureuse mère recouvra sa raison, du moins en grande partie, mais jamais sa gaieté et sa santé. Allan était sa seule joie. Elle veillait sur lui avec une sollicitude qui ne se démentit jamais ; et, sans aucun doute, elle imprima dans son jeune esprit bon nombre de ces idées superstitieuses qu’un caractère rêveur et enthousiaste le disposait si bien à recevoir. Il avait environ dix ans lorsqu’il la perdit. Ses dernières paroles furent pour lui ; elle les lui adressa en particulier ; mais on ne peut douter qu’elles ne continssent un ordre de la venger des Enfants du Brouillard, ordre qui ne fut que trop bien exécuté.

« Depuis ce moment les habitudes d’Allan Mac-Aulay changèrent totalement. Jusque-là il avait constamment tenu compagnie à sa mère, écoutant ses songes, lui racontant les siens, et nourrissant son imagination, qui probablement était déjà dérangée par les circonstances qui précédèrent sa naissance, de ces farouches et terribles superstitions si communes aux montagnards, et auxquelles sa mère était devenue plus accessible depuis la mort de son frère. En vivant de cette manière, l’enfant était devenu farouche et timide ; il avait l’air égaré, aimait à se cacher dans les solitudes du bois, et n’était jamais plus effrayé que par l’approche d’un enfant de son âge. Je me rappelle que dans une visite que mon père fit au château, il m’amena avec lui, et quoique plus jeune qu’Allan, je n’ai jamais pu oublier l’étonnement avec lequel je vis cet enfant sauvage éviter toutes les tentatives que je faisais pour l’engager dans les jeux naturels de notre âge. Je me souviens aussi que son père comparait son caractère au mien, et disait en même temps qu’il lui était impossible de retirer à sa femme la société de cet enfant qui semblait être pour elle la seule consolation qui lui restât sur la terre, et que le charme qu’elle trouvait dans la compagnie d’Allan paraissait prévenir le retour, au moins dans toute sa force, de cette terrible maladie qu’elle avait déjà eue.

« Mais après la mort de sa mère, les habitudes et les manières de l’enfant changèrent tout à coup. Il est vrai qu’il resta pensif et sérieux comme auparavant ; et de longs accès de silence et de rêverie montraient clairement que sous ce rapport son caractère n’était nullement changé. Cependant il se rendait quelquefois aux rendez-vous de la jeunesse du clan, que jusqu’ici il avait paru éviter avec tant de soin ; il prenait part à leurs exercices, et, par sa force corporelle extraordinaire, il surpassa bientôt son frère et les autres jeunes gens d’un âge même beaucoup plus avancé que lui. Ceux qui jusqu’alors l’avaient méprisé, le craignaient maintenant s’ils ne l’aimaient pas ; et au lieu de regarder Allan comme un garçon rêveur, efféminé, et d’un esprit faible, ceux qui étaient en relation avec lui dans les jeux ou les exercices militaires, se plaignaient de ce que, échauffé par le combat, il était trop porté à prendre le jeu au sérieux, et à oublier qu’il faisait seulement avec un ami l’essai de ses forces. — Mais je parle à des oreilles sourdes, » dit lord Menteith en s’interrompant, car le nez du capitaine faisait alors entendre d’une manière indubitable qu’il était plongé dans les bras du sommeil. — Si vous parlez des oreilles de ce pourceau qui ronfle, milord, dit Anderson, elles sont, il est vrai, faites pour tout ce que vous direz ; néanmoins cette chambre étant convenable pour un entretien particulier, j’espère que vous aurez la bonté de continuer pour Sibbald et pour moi. Il y a quelque chose d’attachant et de farouche dans l’intérêt qu’inspire l’histoire de ce pauvre jeune homme.

« Vous saurez donc, reprit lord Menteith, qu’Allan continua à augmenter en force et en agilité jusqu’à sa quinzième année : vers cette époque, il prit un caractère tout à fait indépendant ; il supportait impatiemment les remontrances, et son père, qui vivait encore, en fut très-alarmé. Il s’absentait des jours et des nuits entières, errant dans les bois sous prétexte de chasser, quoiqu’il ne rapportât jamais aucun gibier. Son père en était d’autant plus effrayé, que les Enfants du Brouillard, encouragés par les troubles croissants de l’état, s’étaient hasardés à revenir dans leur ancien repaire, et qu’il ne pensait pas qu’il fût prudent de renouveler une attaque contre eux. Le danger que courait Allan dans ses excursions d’éprouver les effets de la vengeance de ces brigands, était un sujet continuel de craintes.

« J’étais moi-même au château lorsque la crise arriva. Allan courait les bois depuis le point du jour, et je l’avais cherché en vain ; la nuit était déjà bien noire, et il ne revenait pas. Son père exprimait toute son inquiétude, il parlait d’envoyer au point du jour à sa recherche, lorsque, au moment où nous nous mettions à table pour souper, la porte s’ouvrit tout à coup, et Allan entra dans la chambre d’un air fier, ferme et confiant ; son caractère intraitable aussi bien que l’état dérangé de son esprit avaient une telle influence sur son père, qu’il ne lui exprima son déplaisir qu’en lui faisant observer que j’avais tué un daim gras, et que j’étais revenu avant le coucher du soleil, tandis qu’il supposait que lui, Allan, qui avait été sur la montagne jusqu’à minuit, était revenu sans gibier. — « Êtes-vous sûr de cela ? » dit Allan fièrement ; « voici quelque chose qui va vous faire changer de langage ! »

« Nous remarquâmes alors que ses mains étaient ensanglantées, et qu’il y avait des traces de sang sur son visage. Nous attendions la solution de ce problème avec impatience, lorsque tout à coup, dénouant le coin de son plaid, il fit rouler sur la table une tête humaine ensanglantée et fraîchement coupée, disant en même temps : « Reste sur cette table où la tête d’un meilleur homme fut placée avant toi. » À ces traits sauvages, à ces cheveux roux, à cette barbe en partie grisonnée par l’âge, son père et ceux qui étaient présents reconnurent la tête d’Hector du Brouillard, un chef bien connu de ces brigands, redouté par sa force et sa férocité, qui avait pris une part active au meurtre du malheureux gardien de la forêt, et qui s’était échappé, par sa bravoure désespérée et son agilité extraordinaire, lorsque tous ses compagnons avaient été mis à mort. Nous fûmes tous, il faut le dire, frappés de surprise : mais Allan refusa de satisfaire notre curiosité, et nous conjecturâmes seulement qu’il avait tué son ennemi après un combat opiniâtre, car nous découvrîmes qu’il avait reçu plusieurs blessures dans le combat. On prit alors toutes les mesures pour le mettre à l’abri des vengeances de cette race ; mais ni ses blessures, ni les ordres positifs de son père, ni même la précaution qu’on prit de fermer les portes du château et celles de sa chambre, ne purent empêcher Allan d’aller à la recherche des êtres qu’il poursuivait particulièrement. Il s’échappa la nuit par la fenêtre de sa chambre, en se riant des vaines précautions de son père. Il apporta un jour la tête d’un Enfant du Brouillard, et une fois encore celles de deux autres. À la fin, ces hommes, tout braves qu’ils étaient, s’effrayèrent de l’audace et de l’animosité invétérée avec lesquelles Allan les poursuivait dans leurs retraites. Comme il n’hésitait jamais à les attaquer, quel que fût leur nombre, ils conclurent qu’il portait un charme, ou qu’il combattait sous la protection de quelque influence surnaturelle.

« Ni fusil, ni dirk, ni dourlach, disaient-ils, ne peuvent rien contre lui. Ils attribuaient cela aux circonstances remarquables de sa naissance, si bien que cinq ou six des plus braves de ces catérans highlanders auraient fui à la voix d’Allan, ou au son du cor qu’il portait. Dans le même temps, cependant, ils reprirent leur ancienne habitude, et firent aux Mac-Aulay, à leurs alliés et à leurs parents, tout le mal qu’ils purent. Cela provoqua une autre expédition contre la tribu, à laquelle je pris part. Nous les surprîmes en nous emparant à la fois des passages supérieurs et inférieurs du pays, comme c’est d’usage en pareil cas. Nous mîmes tout à feu et à sang devant nous. Dans cette terrible guerre, les femmes elles-mêmes, et ceux qui ne pouvaient porter les armes, n’échappaient pas toujours à la mort. Une petite fille seule, qui sourit à Allan au moment qu’il tenait le dirk levé sur elle, désarma sa vengeance. D’après mes pressantes sollicitations, elle fut amenée au château, et élevée sous le nom d’Annette Lyle, et c’est la plus jolie fée qui ait jamais dansé sur la bruyère au clair de la lune.

Il se passa un long temps avant qu’Allan pût souffrir la présence de cette enfant. Enfin il s’imagina, peut-être d’après ses traits, qu’elle n’était pas du sang odieux de ses ennemis, mais qu’ils l’avaient enlevée dans quelques-unes de leurs incursions ; circonstance qui n’est pas impossible en elle-même, mais à laquelle il croit aussi fermement qu’à l’Écriture sainte. Il est surtout charmé par son talent pour la musique, qui est si parfait, qu’elle surpasse de beaucoup les meilleurs joueurs de harpe ou de clairshach de la contrée. On découvrit qu’elle produisait sur l’esprit troublé d’Allan, dans ses sombres rêveries, un effet bienfaisant, semblable à ceux qu’éprouvait autrefois le roi juif ; et le caractère d’Annette Lyle est si charmant, sa gaieté et son innocence sont si enchanteresses, qu’elle est regardée et considérée dans le château, plutôt comme la sœur du laird que comme une femme qu’il nourrit par charité. En vérité, il est impossible de la voir sans se sentir profondément ému par son ingénuité, sa douceur et sa gentillesse. — Prenez garde, milord, » dit Anderson en riant, « il y a du danger à exagérer un pareil éloge ; Allan Mac-Aulay, comme Votre Seigneurie le disait fort bien, ne serait pas un rival très-sûr. — Bah ! bah ! » dit lord Menteith, riant et rougissant en même temps, « Allan n’est pas accessible à la passion de l’amour ; et pour moi, ajouta-t-il plus gravement, la naissance inconnue d’Annette est une raison suffisante contre tout projet sérieux, et son état d’orpheline sans appui me défend de penser à tout autre. — C’est parler comme vous le devez, milord. Mais j’espère que vous continuerez votre intéressante histoire. — Elle est presque finie ; j’ai seulement à ajouter que, d’après la grande force et le courage d’Allan Mac-Aulay ; d’après son caractère énergique et intraitable, et l’opinion généralement établie, et encouragée par lui-même, qu’il a des communications avec les êtres surnaturels, et qu’il peut prédire l’avenir, le clan a pour lui plus de déférence que pour son frère lui-même, qui est un Highlander courageux, mais qui ne peut lui être comparé en rien. — Un tel caractère, dit Anderson, ne peut que produire le plus grand effet sur les esprits des montagnards. Il faut nous assurer d’Allan à tout événement, milord. Par sa bravoure et sa seconde vue… — Silence ! dit lord Menteith, la chouette s’éveille. — Ne parlez-vous pas de seconde vue, deuteroscopia ? dit le soldat ; je me rappelle que l’illustre major Monro me dit que Murdoch Makenzie, né à Assint, volontaire dans la compagnie, et joli soldat, avait prédit la mort de Donald Tough, du Lochaber, et d’autres, aussi bien que la blessure du major Aufanant, pendant le siège de Stralsund. — J’ai souvent entendu parler de cette faculté, observa Anderson, mais j’ai toujours pensé que ceux qui prétendaient l’avoir, étaient ou des enthousiastes ou des imposteurs. — Il ne me convient pas, dit lord Menteith, d’appliquer une de ces deux épithètes à mon parent Allan Mac-Aulay. Il a montré en plusieurs occasions trop de raison et de bon sens, et vous en avez eu une preuve ce soir, pour le traiter de fanatique ; et ses nobles sentiments, son mâle caractère, l’exemptent du reproche d’imposture. — Votre Seigneurie, dit Anderson, croit donc à ces attributs surnaturels ? — Nullement, dit le jeune noble : je pense qu’il se persuade à lui-même que ses prédictions, qui sont en réalité le résultat du jugement et de la réflexion, sont le résultat d’impressions surnaturelles, comme les fanatiques pensent que les rêves de leur cerveau sont une inspiration divine. Du moins, si cette explication ne vous suffit pas, Anderson, je n’en ai pas de meilleure à vous donner. Et il est temps de nous reposer après les fatigues du voyage d’aujourd’hui. »


  1. Canal Saint-Georges, qui sépare l’Angleterre de l’Irlande. a. m.
  2. Don’t let the tappit hen scraugh to be empt’d, dit le texte. Vulgarisme écossais qui veut dire : « Ne laissez pas la grande bouteille crier pour qu’on la vide. » a. m.
  3. Place des exécution à Édimbourg, comme qui dirait la place de Grève à Paris. a. m.
  4. Gorgé de vin et d’aliments. Ebrius, ivre. a. m.
  5. Tour de passe ; ces mots sont en français dans l’original. Nous disons tour de passe-passe. a. m.
  6. Tous les bons esprits louent le seigneur. a. m.