Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 538-545).




CHAPITRE XXII.

mort de ranald.


Je suis aussi libre que la nature fit l’homme avant que l’on eût institué les lois avilissantes de la servitude, et que le noble et fier sauvage eût cessé d’être le maître de ses forêts vierges.
Dryden, La prise de Grenade.


Ainsi qu’il s’en était chargé, le comte de Menteith procéda sur-le-champ à l’interrogatoire de Ranald ; et, pour s’assurer de la fidélité des détails recueillis, il fit venir les deux montagnards qui avaient servi de guides sous les ordres de leur chef. Ces diverses déclarations furent soigneusement comparées avec toutes les circonstances relatives à la destruction du château et de la famille de sir Duncan, qui, on le croit aisément, n’avait rien oublié de ce qui avait le moindre rapport à un événement aussi terrible. Il était du plus grand intérêt de s’assurer que cette histoire n’était pas une invention du proscrit pour faire passer un des siens pour l’enfant et l’héritier d’Ardenvohr.

Menteith, si vivement intéressé à ajouter foi à ces aveux, n’était peut être pas la personne la plus propre à examiner cette affaire d’une manière impartiale ; mais les Enfants du Brouillard répondirent avec tant de simplicité et d’exactitude, leurs divers rapports coïncidèrent si bien les uns avec les autres, qu’on ne put plus mettre en doute leur véracité. Enfin, on se rappela un signe bien connu que la fille de sir Duncan portait sur l’épaule gauche, et Annette en avait un semblable. On se souvint aussi que lors de l’incendie du château on avait retrouvé les restes de trois enfants, mais qu’on n’avait pu découvrir ceux du quatrième. D’autres circonstances à l’appui de celles-ci, et qu’il est inutile de rapporter, donnèrent l’intime conviction non seulement à sir Duncan et à Menteith, mais encore à Montrose entièrement désintéressé dans cette affaire, qu’Annette Lyle, jusqu’alors dans une position si humble, si dépendante, et distinguée seulement par sa beauté et ses talents, devait à l’avenir être regardée comme l’héritière d’Ardenvohr.

Pendant que Menteith se hâtait de rendre compte du résultat de son enquête aux personnes qui y étaient le plus intéressées, Ranald demandait à voir son jeune fils.

« On le trouvera, dit-il, sous le hangar où l’on m’avait déposé d’abord. »

Effectivement, après l’avoir cherché inutilement pendant quelques instants, on trouva le jeune sauvage blotti dans un coin sous de la paille. Il fut conduit à son père.

« Kenneth, lui dit le proscrit, écoute les dernières paroles de ton père : un soldat saxon et Allan à la main sanglante ont quitté le camp il y a quelques heures pour se rendre dans le pays de Caberfae ; cours à leur suite comme le limier après le cerf blessé, traverse les lacs à la nage, gravis les montagnes, parcours les forêts, et ne t’arrête pas que tu ne les aies rejoints. »

À mesure que Ranald parlait, la physionomie du jeune garçon devenait plus sombre et plus farouche, et il porta sa main sur un poignard caché dans la ceinture de cuir qui retenait les lambeaux de son plaid.

« Non, répondit le vieillard ; ce n’est pas ta main qui doit le frapper. Il te demandera des nouvelles du camp. Tu lui diras qu’Annette Lyle vient d’être reconnue pour la fille de Duncan d’Ardenvohr ; que le comte de Meinteith doit l’épouser à la face des autels, et que tu es envoyé pour l’inviter à leurs noces. N’attends pas sa réponse, mais disparais avec la rapidité de l’éclair. Pars à l’instant, enfant chéri ! je ne pourrai plus contempler tes traits, je n’entendrai plus le bruit de ta course légère. Mais non, reste et écoute les derniers avis de ton vieux père : souviens-toi du destin de notre race et conserve religieusement les mœurs antiques des Enfants du Brouillard ; nous ne sommes plus aujourd’hui qu’une bande errante, chassée de toutes les vallées par l’épée des clans qui se sont emparés des possessions où leurs ancêtres coupaient le bois et tiraient l’eau pour les nôtres. Mais dans le fond des déserts, sur le sommet des montagnes et au milieu de leurs brouillards, Kenneth, conserve pure et intacte la liberté que je te lègue comme un droit de ta naissance. Ne l’échange ni contre de riches vêtements, ni contre un palais, ni contre une table richement servie, ni contre un lit de duvet. Sur le rocher ou dans la vallée, dans l’abondance ou dans la misère, sous les ombrages de l’été ou sous les glaces de l’hiver, Fils du Brouillard, reste libre comme tes pères ! Ne reconnais aucun maître, ne reçois la loi de personne, ne vends pas tes services ; ne bâtis point de hutte, ne fais de clôture à aucun pâturage, n’ensemence aucune terre : que les daims des montagnes soient seuls tes troupeaux ; s’ils viennent à te manquer, que les biens de nos oppresseurs deviennent ta proie : les Saxons et les Gaëls, qui sont eux-mêmes Saxons dans l’âme, estiment plus leurs bestiaux que l’honneur et la liberté ; mais nous devons nous en féliciter, ils ouvrent ainsi un champ plus vaste à notre vengeance. Souviens-toi de ceux qui ont fait du bien à notre race, et paie leurs services de tout ton sang si l’occasion s’en présente. Si un Mac-Ian s’avance vers toi, la tête du fils du roi à la main, donne-lui une retraite, quand même une armée et la vengeance royale seraient à sa poursuite, car nous avons vécu paisiblement avec eux dans Glencoe et Ardnamurchan pendant de longues années. Quant aux fils de Diarmid, à la race de Darnlinvarach, aux cavaliers de Menteith, que la malédiction d’un père tombe sur ta tête, Enfant du Brouillard, si tu en épargnes un seul, lorsque le moment de les immoler sera venu ! et ce temps approche : ils s’entr’égorgeront ; ils seront dispersés à leur tour, ils fuiront vers le séjour du Brouillard, et ils tomberont sous les coups de ses enfants. Encore une fois, pars ; secoue la poussière de tes pieds contre les habitations des hommes, qu’ils soient en paix ou en guerre. Adieu, mon fils chéri ! puisses-tu mourir comme tes aïeux, avant que les infirmités, les maladies, l’âge enfin, aient éteint ta vigueur et anéanti tes facultés ! Adieu ! pars ! pars ! mais souviens-toi de conserver ta liberté, d’être fidèle à la reconnaissance, et implacable dans la vengeance des injures faites à ta race ! »

Le jeune sauvage s’inclina, et baisa le front de son père mourant ; mais, habitué dès l’enfance à réprimer tout signe extérieur d’émotion, il se sépara de lui sans verser une larme, sans proférer même le mot d’adieu, et bientôt il fut hors de l’enceinte du camp

Sir Dugald Dalgetty, qui avait assisté à la dernière partie de cette scène imposante, fut peu édifié de la conduite de Mac-Eagh dans cette occasion. « Je ne crois pas, mon ami Ranald, lui dit-il, que, pour un homme prêt à quitter cette vie, vous soyez dans la bonne voie. Faire des sièges, livrer des assauts, passer une garnison au fil de l’épée, incendier des faubourgs, c’est le devoir d’un soldat, et de telles actions sont justifiées par la nécessité où il se trouve de gagner la paie qu’il reçoit ; mais ceux qui suivraient un pareil exemple sont considérés comme des bandits, comme des coupe-jarrets. Il est clair que la profession de soldat est hautement favorisée du ciel, puisqu’il peut commettre chaque jour des actions de violence sans perdre l’espérance du salut. Mais au service de quelque prince que ce soit, Ranald, un soldat mourant ne doit ni se vanter de telles actions, ni recommander aux siens d’en faire autant ; au contraire, il est de son devoir d’en témoigner de la honte et du repentir, et de répéter ou de se faire répéter quelque bonne prière, ce que j’engagerai le chapelain de Son Excellence à faire pour vous, si vous le trouvez agréable. Au surplus, cette affaire n’est nullement de mon ressort ; je ne vous en parle que pour le soulagement de votre conscience, et afin que vous quittiez ce monde plutôt en chrétien qu’en Turc, ce que vous me semblez être en bon chemin de faire. »

La seule réponse que fit le mourant (car Ranald pouvait être considéré comme tel) fut de demander qu’on le soulevât de manière à ce qu’il pût apercevoir la campagne. Un épais brouillard qui s’était depuis long-temps amassé sur le sommet des montagnes commençait à descendre dans les vallées ; et les cimes escarpées des monts, découvrant leurs formes noires et irrégulières, ressemblaient à des îles désertes s’élevant sur un océan de vapeurs. « Esprit du brouillard ! dit Mac-Eagh, toi que notre race regarde comme notre père et notre protecteur, reçois dans ton tabernacle de nuages, lorsque ce moment d’angoisses sera passé, celui que tu as si souvent protégé et caché pendant sa vie. À ces mots, il retomba dans les bras de ceux qui le soutenaient, et, tournant la tête du côté de la muraille, il garda le silence.

« Je crois, dit Dalgetty, que mon ami Ranald ne vaut guère mieux qu’un vrai païen ; » et il lui réitéra la proposition de lui envoyer le docteur Wiseheart, chapelain de Montrose. « C’est un homme très habile dans tous ses exercices, et qui vous lavera de tous vos péchés en moins de temps qu’il ne m’en faudrait pour fumer une pipe. — Saxon, répondit le mourant, ne me parle plus de ton prêtre : je meurs content. As-tu jamais rencontré un ennemi contre lequel toutes les armes étaient sans puissance ? contre lequel la balle ne pouvait rien, contre lequel la flèche s’émoussait ? dont la chair était aussi impénétrable à l’épée et au poignard que ton armure d’acier ? As-tu jamais rencontré un tel ennemi ? — Très souvent, lorsque je servais en Allemagne, répondit Dalgetty. Il y avait à Ingolstadt un drôle de ce genre ; il était tellement à l’épreuve du plomb et de l’acier, que les soldats ne parvinrent à le tuer qu’à coups de crosse de fusil. — Cet ennemi invulnérable, continua Ranald, a les mains teintes de mon sang le plus précieux ! Je lui lègue aujourd’hui un trésor de vengeance, la jalousie, le désespoir, la mort, et une vie plus misérable que la mort elle-même. Tel sera le partage d’Allan à la main sanglante quand il apprendra qu’Annette épouse Menteith ; et cette seule certitude me suffit pour me consoler d’avoir été frappé mortellement par lui. — Puisqu’il en est ainsi, répliqua le major, je n’ai plus rien à vous dire ; seulement j’aurai soin de laisser le moins de monde possible approcher de vous, car je vous avoue que la manière dont vous nous quittez n’est nullement exemplaire pour une armée chrétienne. » À ces mots, il sortit de l’appartement, et peu de temps après Ranald Mac-Eagh rendit le dernier soupir.

Cependant Menteith, laissant sir Duncan et sa fille se livrer librement aux émotions mutuelles d’un événement aussi heureux, était allé discuter avec Montrose les conséquences de cette découverte. « Je verrais dès ce moment tout l’intérêt que vous y attachez, mon cher Menteith, si je n’étais convaincu depuis longtemps que votre bonheur dépend de cette jeune dame. Vous l’aimez, et vous êtes payé de retour. Sous le rapport de la naissance il n’y a actuellement aucune objection à faire, et sous tous les autres, ses avantages personnels égalent ceux que vous possédez vous-même. Réfléchissez cependant un moment. Sir Duncan est un fanatique, ou du moins un presbytérien ; il a pris les armes contre son roi ; il n’est avec nous qu’en qualité de prisonnier, et nous ne sommes encore, je le crains bien, qu’au commencement d’une longue guerre civile. Croyez-vous, Menteith, en de telles circonstances, pouvoir lui demander la main de sa fille ? Croyez-vous qu’il vous l’accordera ? »

L’amour est un avocat aussi éloquent qu’ingénieux ; aussi inspira-t-il au jeune homme mille réponses à toutes ces objections. Il rappela à Montrose que le chevalier d’Ardenvohr n’était un fanatique ni en politique ni en religion. Il fit valoir son zèle reconnu pour la cause royale, et fit entendre que cette cause ne pouvait que gagner à son union avec l’héritière d’Ardenvohr. Il s’appesantit sur le triste état où la blessure de sir Duncan l’avait réduit, et sur le danger qu’il y avait à laisser cette jeune fille retourner dans le pays des Campbells, où si elle venait à perdre son père, elle serait nécessairement placée sous la tutelle d’Argyle ; événement qui ne pouvait manquer de détruire toutes les espérances de Menteith, à moins qu’il ne consentît à acheter la faveur du marquis en abandonnant le parti du roi.

Montrose sentit la force de ces arguments, et avoua que, bien que la chose présentât de grands obstacles, elle lui semblait compatible avec les intérêts du roi, et qu’il était même bon que ce mariage fût conclu le plus promptement possible.

« Je voudrais, dit-il, que tout cela fût conclu, et que cette belle Briséis fût éloignée du camp avant le retour de notre Achille, Allan Mac-Aulay. Je crains de ce côté quelque événement funeste, Menteith, et je crois qu’il vaudrait peut-être mieux que l’on renvoyât sir Duncan sur parole ; je vous chargerais de l’escorter, lui et sa fille, jusqu’à son château. Le voyage peut se faire par eau ; sa blessure ne souffrira pas du voyage ; et la vôtre, mon ami, sera une excuse honorable pour votre absence du camp. — Jamais ! dit Menteith ; dussé-je perdre toutes les espérances qui luisent à mes yeux, jamais je ne quitterai le camp de Votre Excellence, tant que l’étendard royal y sera déployé : je mériterais que la gangrène se mît à cette légère égratignure et me dévorât le bras, si j’étais capable d’en faire un prétexte pour m’absenter dans un pareil moment. — Votre détermination est-elle bien arrêtée ? — Elle est aussi ferme que le Ben-Nevis. — Vous devez donc, sans perdre de temps, vous expliquer avec le chevalier d’Ardenvohr. Si sa réponse vous est favorable, je parlerai moi-même à l’aîné des Mac-Aulay, et nous imaginerons un moyen d’éloigner son frère de l’armée, jusqu’à ce qu’il ait pris son parti. Plût au ciel que quelque vision assez belle descendît sur son esprit pour en effacer le souvenir d’Annette ! Sans doute vous ne croyez pas cela possible, Menteith. Mais reprenons chacun notre service ; vous celui de Cupidon, et moi celui de Mars. »

Ils se séparèrent, et, conformément au plan concerté entre eux, Menteith, le lendemain matin, dans un entretien particulier qu’il eut avec le chevalier d’Ardenvohr, lui demanda la main de sa fille. Sir Duncan était informé de leur attachement mutuel, mais il n’était pas préparé à une déclaration si prompte de la part de Menteith. Il répondit d’abord qu’il s’était peut-être trop abandonné à la joie que lui causait son bonheur dans un moment où son clan venait d’éprouver une défaite si complète et si humiliante, et qu’il sentait une sorte de répugnance à songer, au milieu de tant de calamités, à l’agrandissement de sa famille. Menteith insista avec toute l’ardeur de la jeunesse et de l’amour, et sir Duncan lui demanda quelques heures de réflexion, désirant d’ailleurs consulter sa fille sur une question aussi importante.

Le résultat de cette conversation et des délibérations fut tout à fait favorable à Menteith. Sir Duncan se convainquit que le bonheur de sa fille dépendait entièrement de cette union, et lui-même reconnut que si on ne la formait pas à l’instant même, Argyle ne manquerait pas d’y mettre des obstacles. Le caractère de Menteith était si noble et si beau ; son rang, sa fortune, sa famille, la considération dont elle jouissait, tout enfin était si convenable, que sir Duncan oublia presque la différence de leurs opinions politiques. D’ailleurs, quand bien même il aurait considéré ce mariage sous un point de vue moins avantageux, il n’aurait pu se résoudre à contrarier les désirs de sa fille, le seul enfant qui lui restât, et sur qui se reportaient toutes ses espérances. Outre toutes ces considérations, un sentiment d’orgueil influa aussi sur cette détermination : produire dans le monde l’héritière d’Ardenvohr comme une jeune fille élevée comme par charité dans la famille de Darnlinvarach, était une idée humiliante pour lui ; tandis que la présenter comme l’épouse du comte de Menteith et comme ayant fixé son attachement, malgré son obscurité, était prouver au monde que dans tous les temps elle avait été digne du rang auquel elle se trouvait élevée.

Toutes ces considérations déterminèrent donc sir Duncan Campbell à consentir que les deux amants fussent mariés dans la chapelle du château, et sans différer, par le chapelain de Montrose. Mais il fut convenu que lorsque Montrose partirait d’Inverlochy, ce qui devait avoir lieu dans peu de jours, la jeune comtesse suivrait son père au château d’Ardenvohr, où elle resterait jusqu’à ce que les événements politiques permissent à Menteith de se retirer du service sans manquer à l’honneur. La résolution de sir Duncan une fois prise, il refusa d’écouter les scrupules de sa fille, qui demandait que l’on différât quelque temps encore, et il fut convenu que le mariage aurait lieu dans la soirée suivante, c’est-à-dire le second jour après la bataille.