Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 545-552).



CHAPITRE XXIII.

dénouement.


Il m’enlève ma maîtresse, ma maîtresse aux yeux bleus, celle qui était le prix de maintes batailles.
Iliade.


Il était indispensable, pour beaucoup de raisons, que Angus Mac-Aulay, qui avait si long-temps servi de protecteur à Annette Lyle, fût informé du changement qui s’était opéré dans la fortune de sa protégée ; et Montrose, ainsi qu’il s’y était engagé, lui donna connaissance de ces événements remarquables. Il apprit toutes ces nouvelles avec l’insouciance et l’humeur joyeuse naturelles à son caractère, et il montra plus de satisfaction que de surprise en apprenant la bonne fortune d’Annette. Il ne mettait nullement en doute, assurait-il, qu’elle ne la méritât ; et comme elle avait toujours été élevée dans des principes de loyauté, il espérait qu’elle ferait passer les biens de son vieux fanatique de père entre les mains de quelque fidèle ami du roi. « Je n’empêcherais même pas mon frère Allan de se mettre sur les rangs, ajouta-t-il, quoique sir Duncan Campbell soit le seul homme qui ait jamais osé accuser la maison de Darnlinvarach d’avoir manqué aux lois de l’hospitalité. Annette Lyle a seule le pouvoir d’adoucir l’humeur sombre d’Allan ; et qui sait si le mariage ne finirait pas par le ramener dans la société ? »

Montrose se hâta d’interrompre la construction des châteaux qu’Angus élevait dans le pays des chimères, en l’informant que la jeune lady était déjà promise par son père et fiancée ; qu’elle était sur le point d’épouser le comte de Menteith, et qu’en raison de la reconnaissance due à Mac-Aulay, qui avait été si longtemps le protecteur de la jeune fille, il était chargé de le prier d’honorer de sa présence la cérémonie du mariage. À cette nouvelle, Mac-Aulay devint grave, et prit tout à coup l’attitude d’un homme envers qui l’on a manqué d’égards.

« Je pensais, dit-il, que les procédés affectueux dont j’ai usé envers la jeune lady pendant un si grand nombre d’années, exigeaient quelque chose de plus, dans cette circonstance, qu’un compliment d’étiquette, et je devais, sans présomption, m’attendre à être consulté. Je souhaite, ajouta-t-il, beaucoup de bonheur à mon parent Menteith, personne ne lui en souhaite plus que moi ; mais je dois dire qu’il a agi dans cette affaire avec un peu trop de précipitation. Les sentiments d’Allan pour Annette n’étaient ignorés de personne ; et je ne vois pas pourquoi les droits primitifs qu’il avait à sa reconnaissance ont été mis de côté, sans avoir été au moins l’objet d’une discussion préalable. »

Montrose, ne voyant que trop bien où il voulait en venir, engagea Mac-Aulay à écouter la raison, et à considérer lui-même s’il y avait quelque probabilité que le chevalier d’Ardenvohr se décidât à accorder la main de son unique héritière à Allan, dont les accès de sombre mélancolie, bien qu’il possédât d’ailleurs une foule de qualités excellentes, faisaient trembler tous ceux qui l’approchaient.

« Milord, dit Angus Mac-Aulay, mon frère Allan a, comme tous ses semblables, des défauts et des qualités : mais il est l’homme le plus brave et le meilleur soldat de votre armée ; or il méritait que Votre Excellence, que son proche parent, et que cette jeune personne qui doit tout à lui et à sa famille, eussent pour lui un peu plus d’égards, surtout dans une affaire où il s’agissait de son propre bonheur. »

Ce fut en vain que Montrose s’efforça de lui faire envisager la chose sous un point de vue différent ; Angus persista dans ce qu’il avait dit, car il était un de ces esprits opiniâtres qu’il est impossible de dissuader quand ils ont une fois adopté un préjugé. Montrose éleva alors le ton un peu plus haut, et lui recommanda de se garder de nourrir au fond de son cœur aucun sentiment préjudiciable aux intérêts de Sa Majesté. Il lui déclara qu’il désirait surtout qu’Allan ne fût point interrompu dans la mission qu’il remplissait en ce moment ; « mission, ajouta-t-il, aussi honorable pour lui, qu’elle peut être avantageuse à la cause royale. » Il espérait donc que son frère, dans ses communications avec lui, ne l’entretiendrait d’aucun autre objet, et n’éveillerait dans son esprit aucune pensée qui pût le détourner de la négociation importante dont il était chargé.

Angus répondit avec un peu d’aigreur qu’il n’était point un brandon de discorde, et qu’au contraire il était très-disposé à jouer le rôle de pacificateur ; qu’au surplus, son frère savait ce qu’il avait à faire lorsqu’il se croyait offensé, « Quant à la manière dont Allan serait informé de ce qui se passait, l’opinion générale, ajouta-t-il, est qu’il a d’autres sources d’informations que les voies ordinaires, et je ne serais pas surpris de le voir arriver beaucoup plus tôt qu’on ne s’y attend. »

La promesse qu’il n’interviendrait point dans cette affaire fut tout ce que Montrose put obtenir d’Angus, qui était cependant d’un caractère doux et conciliant toutes les fois que son orgueil, son intérêt ou ses préjugés n’étaient pas mis en jeu dans une affaire. Les choses en restèrent là pour le moment.

Un témoin beaucoup mieux disposé à figurer à la cérémonie du mariage, et surtout au festin, fut, comme on le doit bien penser, sir Dugald Dalgetty, que Montrose crut devoir inviter, attendu qu’il avait été admis à la confidence de toutes les circonstances précédentes. Cependant sir Dugald parut hésiter : il regardait les coudes de son justaucorps et les genoux de ses culottes de peau, et répondit avec une sorte de répugnance : « Avant d’accepter, il faut que je consulte le noble fiancé. » Montrose fut assez surpris de cet air singulier ; mais dédaignant d’en témoigner son mécontentement, il quitta sir Dugald.

Ce dernier se rendit à l’instant à l’appartement du fiancé qui, au milieu de sa garde-robe ordinairement assez peu complète dans un camp, cherchait les vêtements qui pouvaient le mieux convenir à la cérémonie. Sir Dugald étant entré, lui fit de l’air le plus grave un compliment de félicitation sur l’accomplissement de son bonheur, dont, à son grand regret, ajouta t-il en soupirant, il ne pourrait être témoin.

« Et pourquoi serions-nous privés de votre présence, major ? Montrose vous a invité, je crois ? — Certainement, milord, certainement ; mais, de bonne foi, je ne pourrais faire honneur à la cérémonie avec des habits déchirés, des reprises et des pièces. Un fantôme tel que moi, au milieu de convives en habits de fête, serait d’un mauvais présage pour la continuité de votre bonheur conjugal. Et à dire vrai, milord, une partie du blâme pourrait retomber sur vous, attendu que vous m’avez envoyé beaucoup trop tard sur le champ de bataille pour y chercher un justaucorps de buffle qui était devenu déjà la proie des Camerons : autant aurait-il valu m’envoyer retirer une livre de beurre frais de la gueule d’un dogue. Pour toute réponse, milord, ils tirèrent leurs poignards et leurs claymores, et me firent entendre une espèce de grognement et de baragouin qu’ils appellent leur langage, et auxquels il est impossible de rien comprendre. Je crois pour ma part que ces montagnards ne valent guère mieux que des païens ; et je vous avoue que j’ai même été très-scandalisé de la manière dont, il y a deux jours, mon ancien ami Ranald a jugé à propos de battre en retraite et de sonner sa dernière marche. »

Dans la situation d’esprit où était Menteith, il se trouvait disposé à tout voir sous un point de vue riant : la plainte du major l’amusa beaucoup. Lui montrant un ajustement de peau de buffle étendu sur le parquet, il le pria de l’accepter. « J’avais l’intention de le prendre pour habit de noces, comme le moins effrayant de tous mes accoutrements de guerre, lui dit-il, mais je suis heureux de vous l’offrir. »

Sir Dugald opposa la formule de résistance, en l’assurant que pour tout au monde il ne voudrait pas l’en priver ; et puis il lui vint à l’esprit qu’il serait beaucoup plus conforme aux règlements militaires que le comte se mariât revêtu de son armure. Il se souvenait d’avoir vu porter ce costume au prince Léon Wittlesbach, lorsqu’il épousa la plus jeune fille du vieux George Frédéric de Saxe, mariage qui avait été célébré sous les auspices du vaillant Gustave-Adolphe, le Lion du Nord. Le jeune comte se mit à rire, et lui promit de garder ce costume guerrier. Certain alors que le major assisterait à son mariage avec une physionomie joyeuse, il se revêtit lui-même d’une cuirasse légère, élégamment ornée, cachée par un manteau de velours et par une large écharpe de soie bleue qu’il portait sur l’épaule selon son rang et la mode du temps.

Tout étant prêt, il avait été convenu que, conformément aux coutumes du pays, les deux époux ne se reverraient qu’au pied de l’autel. L’heure fixée pour la cérémonie avait déjà sonné, et Menteith, arrivé le premier, attendait avec impatience, dans une pièce attenante à la chapelle, Montrose qui devait lui servir de père, une affaire subite ayant réclamé sa présence à l’armée, lorsque la porte de l’appartement s’ouvrit.

« Vous arrivez bien tard à la parade, s’écria-t-il en plaisantant, — Beaucoup trop tôt peut-être, répondit Allan en se présentant devant lui. Menteith, défendez-vous comme un homme, ou mourez comme un chien ! — Vous êtes fou, Allan », répondit Menteith étonné de son apparition subite, et de la fureur inexprimable empreinte sur tous ses traits ; ses joues étaient livides, ses yeux sortaient de leurs orbites, ses lèvres étaient couvertes d’écume, et ses gestes étaient ceux d’un démoniaque.

« Tu mens, traître ! répondit Allan d’un ton furieux ; tu mens en cela comme dans tout ce que tu m’as dit ; ta vie n’est qu’un mensonge. — Si je ne vous avais pas exprimé ma pensée en vous traitant de fou, répondit Menteith avec indignation, votre vie ne serait pas de longue durée ; mais en quoi m’accusez-vous de vous avoir trompé ? — Vous m’avez dit que vous n’épouseriez jamais Annette Lyle ! c’était une fausseté ! une trahison ! elle vous attend à l’autel ! — C’est vous-même qui mentez, répondit Menteith ; je vous ai dit que l’obscurité de sa naissance était la seule barrière entre elle et moi : cet obstacle a été levé, pourquoi renoncerais-je à mes prétentions en votre faveur ? — Défendez-vous donc ! cria Mac-Aulay ; nous nous sommes suffisamment expliqués. — Pas à présent, pas ici, Allan : vous devez me connaître ; attendez à demain, nous nous reverrons. — Aujourd’hui même ; à l’instant ou jamais, répondit Allan : l’heure de votre triomphe est passée. Menteith, je vous en conjure au nom de notre parenté, de nos combats, de nos travaux communs, tirez votre épée et défendez votre vie ! »

En parlant ainsi il saisit la main du comte et la serra avec tant de fureur, que le sang en jaillit. Menteith le repoussa violemment.

« Retirez-vous, insensé ! lui dit-il. — Eh bien donc, s’écria Allan, que ma vision s’accomplisse ! » et tirant son poignard, il en frappa le sein du comte ; mais la cuirasse fit glisser la pointe du poignard, et au lieu d’être frappé au cœur, il reçut une blessure entre le cou et l’épaule ; néanmoins il fut renversé. Montrose entrait en ce moment. Chacun était surpris et effrayé. Mais avant que Montrose eût eu le temps de voir ce dont il s’agissait, Allan s’élança dehors, et descendit l’escalier du château avec la rapidité de l’éclair.

« Gardes ! s’écria Montrose, fermez les portes ! qu’on s’empare de sa personne ! qu’on le tue s’il résiste ! Fût-il mon frère, il mourra !

Mais Allan renversa d’un second coup de poignard la sentinelle qui était en faction, traversa le camp avec la vitesse d’un daim des montagnes, se jeta dans la rivière, la passa à la nage, et, atteignant l’autre côté du rivage, disparut bientôt dans les bois. Dans le courant de la même soirée, son frère Angus et ses vassaux quittèrent le camp de Montrose, et, reprenant le chemin des montagnes, abandonnèrent ses drapeaux.

On dit qu’Allan, peu de temps après son crime, parut subitement au milieu de l’une des salles du château d’Inverary, où Argyle présidait le conseil, et jeta sur la table son poignard ensanglanté.

« Est-ce le sang de James Graham ? » demanda Argyle avec une impression qui peignait une sorte d’espoir et de terreur causée par l’apparition subite du farouche montagnard.

« Non, mais c’est celui de son favori ! C’est le sang que j’étais prédestiné à répandre, quoique j’eusse versé tout le mien pour l’épargner. »

Après avoir parlé ainsi, il quitta le château, et depuis ce moment on n’eut de lui aucune nouvelle positive. Comme on vit peu de temps après le jeune Kennet et trois autres Enfants du Brouillard traverser le Lochfine, on présuma qu’ils étaient sur ses traces ; et l’opinion la plus générale fut qu’il périt de leurs mains dans quelque obscure solitude. Une autre tradition rapporte qu’il passa à l’étranger, et qu’il se fit moine dans un couvent de chartreux. En définitive, on n’eut jamais que de simples présomptions à l’appui de ces diverses opinions.

Sa vengeance fut beaucoup moins complète qu’il ne se l’était probablement imaginé ; car la blessure de Menteith, quoique assez dangereuse pour mettre ses jours en danger, ne fut cependant pas mortelle, grâce à la recommandation du major Dalgetty, qui l’avait déterminé à se marier couvert de son armure. Mais ses services furent perdus pour Montrose, et il partit avec la future comtesse et son beau-père pour le château d’Ardenvohr. Dalgetty les accompagna jusqu’au bord du lac, et n’oublia pas, en les quittant, de rappeler à Menteith la nécessité d’élever une redoute sur la hauteur de Drumsnab, pour protéger les possessions de sa nouvelle épouse.

Ils firent leur voyage sans accident, et Menteith, au bout de quelques semaines, recouvra la santé et s’unit à Annette.

Les montagnards furent embarrassés pour concilier la guérison de Menteith avec les visions de Mac-Aulay, et le plus grand nombre lui sut mauvais gré de n’être pas mort pour vérifier complètement la prédiction. D’autres la jugèrent suffisamment accomplie par la blessure reçue de la main et du poignard du prédestiné, et tous furent d’avis que l’incident de la bague à la tête de mort avait rapport à la fin du père d’Annette, qui mourut peu de mois après son mariage. Les incrédules soutinrent que toutes ces visions et ces prédictions n’étaient que le résultat d’une imagination malade, et que la vision supposée d’Allan n’était qu’une conséquence de sa passion ; qui, lui ayant fait découvrir depuis long-temps dans Menteith un rival préféré, mettait la jalousie et la bonté naturelle de son cœur dans un état de lutte continuelle, et lui faisait naître malgré lui l’idée de tuer son rival.

Menteith ne se rétablit pas assez promptement pour pouvoir rejoindre Montrose pendant sa courte et glorieuse campagne ; et lorsque ce héros, après avoir licencié ses troupes, eut quitté l’Écosse, Menteith se livra à la vie privée jusqu’à la restauration. Après cet heureux événement, il exerça des fonctions dignes de son rang, vécut heureux, estimé du public, chéri et respecté des siens, et il mourut fort âgé.

Nos personnages dramatiques sont en si petit nombre, qu’à l’exception de Montrose, dont la gloire et les exploits sont un thème pour l’histoire, nous n’avons guère à parler que de sir Dugald Dalgetty. Il continua à remplir avec la plus rigoureuse ponctualité tous les devoirs de sa profession, et ne cessa de montrer la même exactitude et la même régularité pour recevoir sa paie, jusqu’au moment enfin où il fut fait prisonnier, comme beaucoup d’autres, à la bataille de Philliphaugh. Il se vit à la veille de partager le sort de ses compagnons d’armes, qui furent condamnés à mort, bien moins par les arrêts des tribunaux civils et militaires que par les dénonciations des prêtres fanatiques qui prétendirent que leur sang devait être considéré comme une offrande expiatoire pour laver les péchés de la terre d’Israël et qu’ils devaient subir un traitement pareil à celui qui fut infligé aux Cananéens ; loi impie éternelle qui leur fut appliquée.

Plusieurs officiers des Pays-Bas au service du covenant intercédèrent pour Dalgetty, en le représentant comme un homme dont les talents militaires pouvaient être utiles à leur armée, et en donnant l’assurance qu’il serait facile de le déterminer à changer de service. Mais sur ce point Dalgetty se montra inébranlable : il s’était engagé au service du roi pour un temps déterminé, et jusqu’à l’expiration de ce temps ses principes ne lui permettaient pas de changer de parti. Les covenantaires ne comprirent rien à des distinctions si minutieuses, et il courut le plus grand danger de recevoir la palme du martyre, non à cause de ses principes politiques, mais à cause du rigorisme de ses idées en matière de discipline militaire. Heureusement pour lui, ses amis, ayant découvert qu’il ne restait plus que quinze jours pour que le temps de son engagement fût écoulé, obtinrent, après beaucoup de difficultés, un sursis pour cet espace de temps, au bout duquel il se trouva parfaitement disposé à entrer en service de qui que ce fût. Il prit donc parti dans l’armée covenantaire, et obtint le grade de major du régiment de Gilbert Ker, appelé communément la cavalerie de l’Église. On ne sait plus rien de lui jusqu’au moment où on le retrouve en possession de son domaine paternel de Drumthwacket, qu’il acquit, non à la pointe de l’épée, mais par son pacifique mariage avec Anna Strackan, respectable matrone déjà un peu sur le retour, et veuve d’un covenantaire de l’Aberdeenshire.

On pense généralement que sir Dugald a survécu à la révolution, d’après des traditions qui ne sont pas très-anciennes et qui le représentent parcourant le pays, mais vieux, très-sourd, et la mémoire toujours remplie d’interminables histoires sur l’immortel Gustave-Adolphe, le Lion du Nord et le boulevard de la foi protestante.


FIN D’UNE LÉGENDE DE MONTROSE.





IMPRIMERIE DE MOQUET ET Compie, RUE DE LA HARPE, 90.