Trois Troupiers/Le deus ex machina
LE DEUS EX MACHINA
Les « Inexpressibles » offrirent un bal. À cet effet, ils empruntèrent aux artilleurs un canon de sept livres, qu’ils enguirlandèrent de lauriers, donnèrent le poli d’un miroir au parquet de la danse, préparèrent un souper comme on n’en a jamais mangé de pareil, et postèrent deux plantons à la porte de la salle pour tenir les plateaux de programmes. Mon ami, le soldat Mulvaney, vu qu’il était l’homme le plus grand du régiment, faisait l’un des plantons. Quand la danse fut bien en train, on délivra les plantons, et le soldat Mulvaney s’en alla conquérir les bonnes grâces du sergent-fourrier chargé des préparatifs du souper. Si ce fut le sergent qui donna ou Mulvaney qui prit, je ne saurais le dire. Je sais seulement qu’à l’heure du souper, je trouvai Mulvaney installé sur le toit de ma voiture, en compagnie du soldat Ortheris, des deux tiers d’un jambon, d’une miche de pain, d’une moitié de foie gras et de deux bouteilles de champagne. Comme je m’approchais je l’entendis qui disait :
— Heureux que les bals soient moins fréquents que les revues de chambrée, ou sinon, par cric et par croc, Ortheris mon gars, je serais la honte du régiment au lieu d’être le plus beau fleuron de sa couronne.
— Et aussi le fléau particulier du colonel, fit Ortheris. Mais qu’est-ce qui te fait maudire ton sort ? Ce pétillant-ci est d’assez bonne drogue.
— De la drogue, espèce de païen pas civilisé ! C’est du champagne que nous buvons là. Ce n’est pas ça qui me dérange. C’est ce machin cubique avec des petits bouts de cuir noir dedans. J’ai bien peur que ça me rende fichtrement malade demain. Qu’est-ce que c’est ?
— Du foie d’oie, dis-je, en grimpant sur le toit de la voiture, car j’estimais plus profitable de rester dehors à causer avec Ortheris que d’aller danser bien des danses.
— Ah ! c’est du foie d’oie ? fit Mulvaney. Vrai, je pense que celui qui l’a fabriqué s’enrichirait à tailler dans le colonel. Quand les jours sont chauds et les nuits froides il porte sous son bras droit un foie énorme. Il fournirait des tonnes et des tonnes de foie. C’est lui-même qui le dit : « Je suis tout foie aujourd’hui », qu’il dit ; et là-dessus il me flanque dix jours de boîte, à cause de la boisson la plus inoffensive que jamais bon soldat se soit mise dans le bec.
— C’est quand notre ami a prétendu se baigner dans le fossé du fort, m’expliqua Ortheris. Il disait qu’il y avait trop de bière pour un homme de bien dans les lavabos de la caserne. Tu as eu de la chance de t’en tirer avec ce que tu as attrapé, Mulvaney.
— Que tu dis ! Mais moi je suis persuadé que le colonel m’a traité fort durement, vu ce que j’ai fait pour des gens comme lui, à une époque où j’ouvrais l’œil beaucoup plus que maintenant. Vingt dieux ! voir le colonel me flanquer au clou de cette manière ! Moi qui ai sauvé la réputation d’un homme qui le valait dix fois ! C’est abominable… et ça révèle une grande scélératesse !
— Abominable ou non, peu importe, dis-je. De qui avez-vous sauvé la réputation ?
— Il est bien regrettable que ce ne fût pas la mienne, mais je me suis donné plus de mal que si ce l’eût été. Ça me ressemblait bien, d’aller me mêler de ce qui ne me regardait pas. Enfin, écoutez ! (Il s’installa commodément sur le dessus de la voiture.) Je vais vous raconter ça. Comme juste, je ne dirai pas les noms des personnes, car il y en a une qui est à présent la dame d’un officier, et je ne nommerai pas non plus les endroits, car si on sait l’endroit on peut retrouver les gens.
— Ouais ! fit nonchalamment Ortheris, mais il me semble que ça va être une histoire compliquée.
— Au temps jadis, comme disent les livres d’enfants, j’étais un jeune soldat…
— Allons donc, toi ? fit Ortheris. Ça, c’est extraordinaire !
— Ortheris, fit Mulvaney, si tu ouvres encore le bec, je te prends, sauf votre respect, monsieur, par le fond de ta culotte et je te balance.
— Je la ferme, reprit Ortheris. Qu’est-ce qui s’est passé quand tu étais un jeune soldat ?
— J’étais un meilleur jeune soldat que tu ne l’as été ou ne le seras jamais, mais cela n’a pas d’importance. Puis je suis devenu un homme, et le diable d’homme que j’étais il y a quinze ans. On m’appelait en ce temps-là Mulvaney le Farceur, et pardieu, les femmes avaient le béguin pour moi. C’est positif ! Ortheris, espèce de salaud, pourquoi te tords-tu ? Est-ce que tu ne me crois pas ?
— Je te crois en plein, fit Ortheris ; mais j’ai déjà entendu quelque chose dans ce goût-là.
Agitant la main d’un geste détaché, Mulvaney repoussa l’insinuation et continua :
— Et les officiers du régiment dans lequel j’étais en ce temps-là c’étaient des officiers, eux… des hommes supérieurs avec un air à eux, et des manières spéciales comme on n’en fait plus de nos jours… tous sauf un… l’un des capitaines. Mauvais instructeur, la voix faible, la jambe molle : trois signes auxquels on reconnaît un méchant. Inscris ça dans ta mémoire, Ortheris, mon gars.
« Et le colonel du régiment avait une fille — une de ces agnelles bêlantes, une de ces jeunes filles relevez-moi-et-soutenez-moi-ou-je-vais-mourir qui sont faites pour devenir la proie naturelle d’hommes pareils à ce capitaine qui était continuellement à lui faire la cour, bien que le colonel répétât souvent à sa fille : « Évite cet animal, ma chérie. » Mais comme il était veuf et qu’elle était sa fille unique, il n’eut jamais le courage de l’écarter du danger.
— Arrêtez une minute, Mulvaney, dis-je ; comment diantre avez-vous fait pour savoir tout cela ?
— Comment j’ai fait ? reprit Mulvaney avec un grognement de dédain. Parce que je me transforme en un soliveau pendant la fête de la Reine, et que je regarde droit devant moi, avec un… un candélabre à la main pour que vous y puisiez vos programmes, est-ce une raison pour que je ne voie ni ne comprenne rien ? Si fait, je me rends compte ! Au haut de mon dos, et dans mes bottes, et dans les cheveux ras de ma nuque, voilà où j’ai des yeux quand je suis de service et que mes yeux officiels sont fixes. Si je sais ! Croyez-en ma parole, monsieur, dans un régiment on sait tout et beaucoup plus encore ; ou sinon à quoi ça servirait-il qu’on ait un sergent-fourrier et que la femme d’un sergent serve de nourrice au petit du commandant ? Mais je reprends. C’était donc un mauvais instructeur, ce capitaine… un salement mauvais instructeur… et la première fois que je l’ai eu sous les yeux, je me suis dit : « Ah ! ah ! mon petit coq militaire, que je dis, mon coq d’un fumier de Gosport (car c’était de Portsmouth qu’il nous arrivait), voilà une crête à couper, que je dis, et par la permission de Dieu, c’est Térence Mulvaney qui la coupera. ».
« Il était donc à tourner autour de la fille du colonel, avec des sourires et des minauderies et des flatteries, et elle, la pauvre innocente, le regardait comme un bœuf de l’intendance regarde le cuisinier de la compagnie. Il avait un vilain petit brin de moustache noire et il tournait chacun des mots qu’il prononçait et s’en gargarisait, comme s’il le trouvait trop sucré pour le cracher. Ouais ! C’était un type sournois et un menteur de nature. Il y en a qui sont nés comme ça. Lui, par exemple. Je le savais bien fourni d’argent qu’il empruntait aux indigènes, et je savais aussi un tas d’autres choses que je passe sous silence, par respect pour vous, monsieur. De ce que je savais, le colonel en savait un peu, car il ne voulait pas du capitaine, et cela je pense, d’après ce qui est arrivé ensuite, le capitaine le savait.
« Un jour, jour d’ennui mortel, ou sinon ils n’y auraient jamais songé, les officiers du régiment et leurs dames organisèrent une représentation d’amateurs. Vous avez vu ça maintes fois, monsieur, et ce n’est pas drôle pour ceux qui y assistent au dernier rang et qui trépignent des bottes pour soutenir l’honneur du régiment. Je fus désigné pour manœuvrer les décors, hissant par-ci et abaissant par-là. La besogne n’était pas dure, avec des tas de bière et la fille qui habillait les dames des officiers… mais elle est morte à Agra il y a douze ans et j’aurais dû tenir ma langue. On jouait une espèce de pièce appelée Amoureux, dont vous avez peut-être entendu parler, et la fille du colonel faisait une soubrette. Le capitaine faisait un garçon appelé Balai… Grand Balai, c’était son nom dans la pièce. Alors (ça se produisit pendant qu’on jouait) je vis ce que je n’avais pas encore vu, à savoir qu’il n’était pas un honnête homme. Ils étaient beaucoup trop ensemble, tous les deux, à chuchoter derrière les décors que je manœuvrais, et j’entendis quelque chose de ce qu’ils disaient ; car j’étais attaché… attaché comme le lierre… à mon coupage de crête. Il était continuellement à la presser de consentir à un sien projet subreptice, et elle tentait de lui résister, mais elle ne semblait pas d’une volonté bien ferme. Je m’étonne à présent que ces jours-là les oreilles ne m’aient pas poussé d’un mètre à force d’écouter. Mais je regardais droit devant moi, et je hissais par-ci et j’abaissais par-là, comme c’était mon devoir, et les dames d’officiers se disaient entre elles, me croyant trop loin pour les entendre : « Quel obligeant jeune homme, ce caporal Mulvaney ! » Car j’étais alors caporal. J’ai été cassé par la suite, mais n’importe, j’étais jadis caporal.
« Eh bien, cette histoire d’Amoureux se passa comme la plupart des représentations d’amateurs, et sans tenir compte de ce que je soupçonnais, ce fut seulement à la répétition en costumes que je vis avec certitude que tous deux, lui le scélérat et elle pas plus sage qu’il ne faut, ils avaient décidé leur « évasion ».
— Leur quoi ? fis-je.
— É-va-sion ! Ce qu’on appelle un enlèvement. Moi, je dis « évasion », parce que, sauf dans les cas où c’est juste, naturel et convenable, il est mauvais et dégoûtant de voler à un homme sa fille unique qui ne se connaît pas elle-même. Il y avait à l’intendance un sergent qui m’a mis en garde contre les « évasions ». À ce propos, je veux vous conter que…
— Tiens-t’en aux nobles capitaines, Mulvaney, dit Ortheris ; les sergents, c’est vulgaire.
Mulvaney accepta l’amendement, et reprit :
— Or je savais que le colonel n’était pas une bête, pas plus que moi, car on me tenait pour l’homme le plus spirituel du régiment, et le colonel était le meilleur officier supérieur de l’Asie ; donc ce qu’il disait et ce que moi je disais c’était la vérité absolue. Nous savions que le capitaine était mauvais, mais, pour des raisons que j’ai déjà passées sous silence, j’en savais plus que mon colonel. Je lui aurais mis la figure en marmelade à coups de crosse de fusil plutôt que de lui permettre de voler la demoiselle. Les saints savent s’il l’aurait épousée, et dans le cas contraire, elle eût été bien en peine, et cela eût fait un scandale du diable. Mais je n’ai jamais frappé mon officier supérieur ni levé la main sur lui, et ce fut un miracle maintenant que je viens à y réfléchir.
— Mulvaney, le jour va se lever, dit Ortheris, et nous ne sommes pas plus avancés qu’au début. Passe-moi ta blague. Il n’y a plus que de la poussière dans la mienne.
Mulvaney lui tendit sa blague, et bourra sa pipe à nouveau.
— Ainsi donc la répétition en costumes prit fin, et comme j’étais curieux de savoir, je restai en arrière, alors que la manœuvre des décors était terminée et que j’aurais dû être à la caserne, tapi comme une grenouille sous une espèce de villa en peinture. Ils parlaient tout bas, et elle frétillait et haletait comme un poisson qu’on vient de prendre à l’hameçon. « Êtes-vous sûre d’avoir bien saisi le détail de la manœuvre ? » qu’il lui dit, ou autres mots d’un sens analogue, comme on dit en cour martiale. « Sûre à fond, qu’elle dit ; mais j’ai bien peur que ce ne soit un coup cruel pour mon père. » « Zut pour votre père, qu’il dit, ou du moins c’était ce qu’il pensait, la combinaison est claire comme de l’eau de roche. Après que tout sera fini, Jungi conduira la voiture et vous irez à la gare, tout à la douce et à votre aise, à temps pour le train de deux heures, où je serai avec votre fourniment. » « Tiens ! que je me dis en moi-même, alors il y a une ayah[1] dans l’affaire ! »
« Ce sont de rudement mauvais êtres que les ayahs. N’ayez jamais affaire à elles. Puis il s’efforça de la calmer, et tous les officiers et leurs dames s’en allèrent, et on éteignit les lumières. Pour vous expliquer la théorie de leur fuite, comme on dit à l’école de peloton, il vous faut savoir qu’après que cette idiotie d’Amoureux était finie, il y avait un autre petit bout de pièce appelé Couples… je ne sais trop quel genre de couple. La demoiselle jouait là-dedans, mais pas l’homme. Je soupçonnais qu’il irait à la gare avec le fourniment de la demoiselle à la fin de la première pièce. C’était ce fourniment qui me chiffonnait, car je savais que, pour un capitaine, aller se balader à travers l’Empire avec Dieu sait quel trousseau sur le bras était abominable, et peut-être pire que de baisser pavillon, au sujet de ce qu’on dirait après.
— Arrête, Mulvaney. Qu’est-ce qu’un trousseau ? demanda Ortheris.
— Tu n’es pas civilisé, mon gars. Quand une fille se marie, tout son fourniment et sa parure constituent son trousseau, c’est-à-dire sa dot. Et c’est la même chose quand elle décampe, même avec le plus grand scélérat inscrit sur les rôles de l’armée.
« Je fis donc mon plan de campagne. La maison du colonel était à trois bons kilomètres de là. « Dennis, que je dis à mon sergent-major, si vous m’aimez, prêtez-moi votre charrette, car j’ai le cœur brisé et les pieds endoloris de trotter tout le temps pour cette bêtise de représentation. » Et Dennis me la prête, attelée d’un étalon roux bien nourri et piaffant. Quand ils furent tous installés à leurs Amoureux pour le premier tableau qui était long, je file dehors et monte dans la charrette. Sainte Mère de Dieu ! je l’ai fait marcher, ce cheval ! et nous sommes entrés dans la cour du colonel comme le diable a traversé Athlone : par sauts continus. Il n’y avait là personne que les domestiques, et je fis le tour jusque sur les derrières où je trouvai l’ayah de la demoiselle.
« — Et toi, effrontée Jézabel noire, que je lui dis ; toi qui vends l’honneur de ta maîtresse pour cinq roupies… emballe tout le fourniment de la demoiselle-sahib et active-toi. Ordre du capitaine-sahib, que je dis. C’est à la gare que nous allons », que je dis. Et là-dessus je me mets le doigt sur le nez et prends la mine du faux pécheur que j’étais.
« — Bote acchy[2] », qu’elle dit ; aussi je compris qu’elle était de mèche, et j’accumulai sur cette bufflesse toutes les douces paroles que j’ai jamais apprises au bazar et la priai d’y mettre toute l’activité possible. Tandis qu’elle emballait, je restai dehors et je suais, car on avait besoin de moi pour changer le second tableau. Je vous assure, l’évasion d’une demoiselle comporte autant de bagage que celui d’un régiment en ordre de marche. « Que les saints protègent les ressorts de Dennis, pensai-je, tout en fourrant les affaires dans la carriole, car moi je n’aurai pas pitié d’eux. »
« — Je viens aussi, que dit l’ayah.
« — Non, tu ne viens pas, que je dis ; plus tard, pechy[3] ! Toi baito[4] où tu es. Je viendrai pechy, et te rapporterai en même temps sart[5], espèce de friponne…
« Mais peu importe comment je l’appelai.
« Puis je m’en allai à la représentation, et par un don spécial de la Providence les ressorts de Dennis tinrent bon. « Maintenant, quand le capitaine viendra chercher le fourniment, pensai-je, il sera embêté. » À la fin d’Amoureux le capitaine file dans sa charrette à la maison du colonel, et je m’assieds en riant sur le perron. À plusieurs reprises je me glissai à l’intérieur pour voir où en était la petite pièce, et, quand elle fut près de finir, je m’avançai dehors au milieu de toutes les voitures et appelai tout haut : « Jungi ! » Là-dessus, une voiture se met en marche ; je fais signe au cocher : « Avance ! » que je dis, et il avance jusqu’au moment où je le jugeai à bonne distance. Alors je lui envoie entre les deux yeux un bon et solide coup de poing : il tombe avec un gargouillement pareil à celui de la pompe à bière de la cantine quand le tonneau baisse. Alors je cours à la charrette, prends tout le fourniment et l’emporte dans la voiture. La sueur me coulait à grosses gouttes sur le visage. « À la maison, que je dis au saïs[6] ; tu trouveras tout près d’ici un homme. Il est très malade. Emmène-le, et si tu dis jamais un mot de ce que tu as dekko[7] je te marrow[8] si bien que ta propre femme ne te sumjao[9] pas ! » Alors j’entends un remue-ménage de pieds marquant la fin de la pièce, et je rentre vite pour baisser le rideau. Quand tout le monde sortit, la demoiselle essaya de se cacher derrière l’une des colonnes, et elle dit : « Jungi ! » d’une voix qui n’aurait pas fait peur à un lièvre. Je cours jusqu’à la voiture de Jungi, prends sur le siège une vieille couverture de cheval pouilleuse, j’enveloppe ma tête et le reste de mon corps dedans, et j’amène la voiture jusqu’auprès de la demoiselle.
« — Mademoiselle-sahib, que je dis, faut aller à la gare ? Ordre du capitaine-sahib.
« Et sans broncher elle saute dedans parmi son propre fourniment.
« Je démarrai et la conduisis à toute vapeur jusque chez le colonel avant le retour dudit colonel ; elle poussa des cris à me faire croire qu’elle allait s’évanouir. Arrive l’ayah, disant toutes sortes de choses comme quoi le capitaine était venu pour chercher le fourniment et qu’il était parti à la gare.
« — Enlève le bagage, espèce de diablesse, ou je t’assassine !
« Les lanternes des carrioles ramenant les gens de la représentation apparaissaient au bout de l’esplanade, et je ne vous dis que ça, la manière dont les deux femmes travaillaient aux paquets et aux malles était un phénomène. Je mourais d’envie de les aider, mais vu que je ne voulais pas être reconnu, je restai enveloppé de ma couverture, à tousser, et remerciai les saints qu’il n’y avait pas de lune cette nuit-là.
« Quand on eut reporté le tout dans la maison, je filai sans demander de bakchich[10], éteignis mes lanternes et menai un train d’enfer dans la direction opposée à celle des autres voitures. Tout à coup je vois un homme, un noir, vautré sur la route. Je saute à bas avant d’arriver à lui, car je soupçonnais la Providence d’être avec moi toute cette nuit-là. C’était Jungi, avec le nez en compote, et que son mauvais état rendait muet à souhait. Le serviteur de Dennis l’avait sans doute jeté à bas de la carriole. Quand il revint à lui, « chut ! » que je lui dis, mais il se mit à brailler
« — Espèce de tas d’ordures, que je lui dis, est-ce donc de cette façon que tu conduis ton gharri[11] ? Cette tikka[12] n’a cessé de trotter en long et en large par ce sacré pays durant toute cette sacrée nuit, et tu as mut-walla[13] telle la truie de David. Allons, debout, porc ! que je dis, en haussant le ton, car j’entendais les roues d’une charrette s’approcher dans l’obscurité ; relève-toi et allume tes lanternes, ou on va te rentrer dedans !
« Cela se passait sur la route de la gare.
« — Qui diable est cet homme ? fit dans l’obscurité la voix du capitaine, et je pouvais entendre qu’il écumait de rage.
« — Le cocher de ce gharri-ci qui est ivre, monsieur, que je dis. J’ai trouvé d’abord son gharri errant parmi la garnison, et maintenant c’est lui que j’ai trouvé.
« — Oh ! fit le capitaine ; comment s’appelle-t-il ?
« Je me penchai et fis semblant d’écouter.
« — Il dit qu’il s’appelle Jungi, monsieur, que je dis.
« — Tenez mon cheval, dit le capitaine à son ordonnance.
« Et là-dessus il saute à terre, cravache au poing, et tombe sur Jungi, entièrement fou de rage et jurant comme un forban qu’il était.
« Je crus, au bout d’un moment, qu’il allait tuer l’homme, aussi je lui dis :
« — Arrêtez, monsieur, ou vous allez l’assommer !
« Cela attira sur moi toute sa fougue, et il me maudit en long et en large. Je restai au garde-à-vous et saluai.
« — Monsieur, que je dis, si chacun dans ce monde recevait ce qu’il mérite, je pense qu’il y en aurait plus d’un mis en marmelade pour l’histoire de cette nuit… laquelle n’a pas réussi du tout, comme vous le voyez, monsieur.
« Ça y est ! que je pense en moi-même. Térence Mulvaney, tu viens de te couper la gorge, car il va te frapper, et toi tu vas taper dessus pour le bien de son âme et pour ton malheur éternel ! »
« Mais le capitaine ne prononça pas un mot. Il ravala sa colère, puis monta dans sa charrette sans me dire bonsoir, et je m’en retournai à la caserne.
— Et alors ? fîmes-nous ensemble, Ortheris et moi.
— Ce fut tout, répondit Mulvaney ; je n’ai jamais plus entendu rien dire de l’affaire. Tout ce que je sais, c’est que l’évasion n’eut pas lieu, et c’était tout ce que je demandais. Mais, je vous pose la question, monsieur, est-ce qu’un homme qui s’est conduit comme moi ne mérite pas autre chose que dix jours de salle de police ?
— Eh ! tout de même, dit Ortheris, ce n’était pas la fille de ce colonel-ci, et tu étais bougrement mûr quand tu as prétendu te baigner dans les fossés du fort.
— Ça, dit Mulvaney en finissant le Champagne, c’est une remarque incongrue et superfétatoire.