Trois Troupiers/En fait de simple soldat

Traduction par Théo Varlet.
Nelson (p. 92-110).


EN FAIT DE SIMPLE SOLDAT…


Hourra ! hourra ! à moi la vie du soldat ;
Applaudissez, les gars, applaudissez, car elle nous rend joyeux et libres.
Le Corps des Refouloirs.


L’un des exemples les plus singuliers de la fragilité humaine est, au dire de ceux qui y ont assisté, l’explosion d’une crise d’hystérie dans une école de filles. Cela débute à l’improviste, en général par une après-midi brûlante, et parmi les élèves les plus âgées. Une fille se met à rire, d’abord tout bas, mais bientôt le rire fuse et elle cesse de pouvoir le retenir. Alors elle se renverse la tête, lance des « han, han, han » telle une oie sauvage, et les larmes se mêlent aux éclats de rire. À ce moment, si la maîtresse est avisée, elle administre une sévère réprimande, ce qui enraye les choses. Si elle s’attendrit et qu’elle envoie chercher un verre d’eau, il y a beaucoup de chances pour qu’une autre fille rie de la malade et succombe à son tour. Ainsi s’étend la contagion, et il peut arriver pour finir que la moitié d’une classe correspondant à la sixième inférieure des garçons se balance et aboie avec ensemble. Étant donné une semaine de temps chaud, deux majestueuses promenades par jour, un lourd repas de mouton et de riz au milieu de la journée, une certaine proportion de grincherie de la part des maîtresses, et quelques autres ingrédients, il s’ensuit des effets surprenants. C’est du moins ce que disent les gens qui ont assisté à la chose.

Or, la mère supérieure d’un couvent et le colonel d’un régiment d’infanterie britannique se scandaliseraient à bon droit de voir établir une comparaison quelconque entre leurs fonctions respectives. Il n’en est pas moins vrai que, dans certains cas, Tommy pris en masse, peut être amené à l’hystérie effervescente et caractérisée. Il ne pleure pas, à vrai dire, mais il manifeste son détraquement d’une façon indéniable, et les suites de l’accès figurent dans les journaux, et un tas de braves gens incapables de distinguer un martini d’un snider s’écrient : « Enlevez-lui donc ses munitions, à ce sauvage-là ! »

Tommy n’est pas un sauvage, et son devoir, qui est de veiller sur les honnêtes citoyens, exige qu’il ait des munitions sous la main. Il ne porte pas de chaussettes de soie, et on devrait certainement le fournir d’un nouveau mot[1] pour l’aider à exprimer ses opinions ; mais il n’en est pas moins grand personnage. Si vous l’appelez « l’héroïque défenseur de la Patrie » un jour, et « une soldatesque brutale et effrénée » le lendemain, vous ne manquez pas de l’ahurir, et il vous regarde avec inquiétude. Les seules gens à parler au nom de Tommy sont des idéologues qui le font intervenir dans leurs théories ; et personne ne comprend Tommy que Tommy lui-même, et il ne sait pas toujours ce qui se passe en lui.

Cela, c’est le prologue. Voici l’histoire :

Le caporal Slane s’apprêtait à convoler avec Mlle Jhansi Mac Kenna, dont l’histoire est bien connue dans le régiment et ailleurs. Il avait obtenu la permission de son colonel, et comme il était populaire auprès des hommes, toutes dispositions avaient été prises pour donner à la noce ce que le soldat Ortheris appelait de « l’héclat ». Elle aurait lieu au cœur de la saison chaude, et, après la noce, Slane s’en irait dans la montagne avec son épouse. Néanmoins Slane se chagrinait : la cérémonie ne serait qu’une noce à voiture de louage, ce qui, jugeait-il, était maigre comme « héclat ». Mlle Mac Kenna, elle, ne s’en souciait guère. La femme du sergent l’aidait à confectionner sa toilette de noce, ce qui lui donnait de l’occupation. Slane était donc, à cette époque-là, le seul homme de la caserne médiocrement satisfait. Tous les autres étaient plus ou moins malheureux.

Et pourtant ils avaient ce qu’il fallait pour les rendre heureux. Dès huit heures du matin toute leur besogne était finie, et ils avaient licence de passer le restant de la journée allongés sur le dos, à fumer du gros tabac de cantine et à injurier les coolies de panka[2]. On leur octroyait vers midi un bel et bon repas de viande, après quoi ils se rejetaient sur leurs lits où ils suaient en dormant jusqu’à l’heure où il faisait assez frais pour sortir avec leur « pays » dont le vocabulaire comprenait moins de six cents mots, plus l’Adjectif, et dont ils avaient déjà entendu maintes et maintes fois les opinions sur tous les sujets imaginables.

Il y avait bien la cantine, et la salle de tempérance où l’on trouvait les journaux de seconde main, mais personne de n’importe quelle profession n’est capable de lire chaque jour pendant huit heures et par une température de 36 ou 37° à l’ombre, qui atteint parfois 40° à midi. Très peu d’hommes, même s’ils se procurent une topette de bière fade, éventée et trouble qu’ils cachent sous leurs lits, peuvent persévérer à boire durant six heures par jour. Quelqu’un a essayé, mais il en est mort, et presque tous les hommes du régiment sont allés à son convoi parce que cela leur faisait une occupation. Il était trop tôt en saison pour qu’on eût l’attrait de la fièvre ou du choléra. Les hommes en étaient réduits à attendre et attendre sans fin, et à suivre les progrès de l’ombre de la caserne sur l’aveuglante poussière blanche. C’était une vie joyeuse.

Ils frôlaient çà et là dans les casernements — car il faisait trop chaud pour n’importe quel jeu, et presque trop chaud pour la débauche — et ils s’ivrognaient dans la soirée, et s’emplissaient à éclater de la saine nourriture azotée qu’on leur fournissait, et plus ils emmagasinaient de calories moins ils prenaient d’exercice et plus ils devenaient irritables. Les humeurs commencèrent bientôt à se gâter, et comme ils n’avaient rien d’autre à penser, les hommes se mirent à méditer sur des injures vraies ou supposées. Le ton des répliques changea, et au lieu de dire avec jovialité : « Je vais te cogner sur le mufle, imbécile ! » les hommes devenaient d’une politesse raffinée et faisaient entendre que la caserne n’était plus assez grande pour eux et leur ennemi, et qu’il y aurait plus de place pour l’un des deux dans un autre monde.

Ce fut peut-être bien le diable qui combina les choses, mais il est positif que Losson avait depuis longtemps pris l’habitude d’asticoter Simmons, sans but déterminé. Cela lui donnait de l’occupation. Tous deux étaient voisins de lit, et ils passaient quelquefois toute l’après-midi à s’injurier ; mais Simmons avait peur de Losson et n’osait le défier au combat. Il se remémorait ses paroles dans la paix des nuits ardentes, et la moitié de la haine qu’il portait à Losson, il la déversait sur l’infortuné coolie de panka.

Losson acheta au bazar un perroquet, le mit dans une petite cage qu’il descendit dans la fraîcheur ténébreuse d’un puits, et s’installa sur la margelle à crier de haut en bas des gros mots au perroquet. Il lui apprit à dire : « Simmons, tu es un so-ôr », ce qui veut dire cochon, et plusieurs autres choses entièrement impossibles à publier. C’était un gros homme vulgaire, et quand le perroquet savait la phrase correctement, un rire le secouait comme de la gélatine. Simmons, de son côté, tremblait de rage, car toute la chambrée se moquait de lui… tant le perroquet avait l’air voyou avec ses plumes vertes ébouriffées et tant il semblait humain, quand il jacassait. Losson donc s’asseyait sur le bord de son lit en balançant ses grosses jambes, et demandait au perroquet ce qu’il pensait de Simmons. Le perroquet répondait : « Simmons, tu es un so-ôr. » « Brave petit gars, disait Losson, en grattant le crâne de la bête. Tu l’entends, Sim ? » Et Simmons de se retourner sur le ventre et de répondre : « J’entends. Prends garde, toi, de ne pas entendre autre chose un de ces jours. »

Dans les nuits d’insomnie, alors qu’il avait dormi tout le jour, des accès de rage s’emparaient de Simmons et le travaillaient au point de le faire trembler de tout son corps, tandis qu’il songeait aux mille façons différentes de trucider Losson. Parfois il s’imaginait piétinant à mort son ennemi avec ses lourdes bottes réglementaires, à d’autres fois lui broyant la figure à coups de crosse, et à d’autres lui sautant sur le dos et lui ramenant la tête en arrière jusqu’à lui faire craquer les os du cou. À ces moments-là sa bouche devenait brûlante de fièvre, et il allongeait le bras sous son lit pour prendre la topette et boire une nouvelle gorgée de bière.

Mais l’imagination qui lui revenait le plus souvent et avec le plus de persistance se rapportait à la grosse boule de graisse que Losson avait sous l’oreille droite. Il la remarqua pour la première fois une nuit de clair de lune, et par la suite cette boule de graisse ne cessa de le hanter. Elle était fascinante, cette boule de graisse. On pourrait, en tirant dessus à pleine main, arracher tout un côté du cou, ou encore on pourrait poser dessus le canon d’un fusil et faire sauter toute la tête en éclats. Losson n’avait pas le droit d’être gras, satisfait et bien en point, alors que lui, Simmons, était la risée de la chambrée. Quelque jour, peut-être, il leur montrerait, à ceux qui riaient de la farce « Simmons, tu es un so-ôr », qu’il valait autant que les autres, et qu’il tenait la vie d’un homme dans le creux de son index. Quand Losson ronflait, Simmons le haïssait plus férocement que jamais. Pourquoi Losson avait-il la faculté de dormir alors que Simmons devait subir la torture de rester éveillé durant des heures et des heures, à s’agiter et se retourner sur son matelas, tandis que cette sourde douleur au foie lui rongeait le flanc droit et que sa tête battait et languissait après la cantine ? Il retourna cette question durant maintes et maintes nuits, et le monde n’eut plus d’attrait pour lui. Il perdit même son goût originairement grand pour la bière et le tabac, et sans trêve le perroquet parlait et le faisait tourner en risée.

La chaleur se prolongeant, les caractères finirent par s’aigrir tout à fait. La femme d’un sergent mourut dans la nuit, d’une apoplexie de chaleur, et le bruit courut que c’était le choléra. Les hommes se réjouirent ouvertement, dans l’espoir qu’il se propagerait et qu’on les enverrait sous la tente. Mais ce n’était qu’une fausse alerte.

Un samedi soir qu’il était tard, et que dans la double véranda les hommes attendaient la sonnerie de l’appel, Simmons alla au coffre sous son lit, en tira sa pipe, et laissa retomber le couvercle avec un fracas qui retentit comme un coup de fusil à travers la caserne vide. En temps normal les hommes n’y auraient pas fait attention ; mais ils avaient les nerfs tendus comme des cordes de violon. Ils se dressèrent d’un bond, et trois ou quatre se précipitèrent dans la chambre, où ils virent simplement Simmons agenouillé devant son coffre.

— Hein ! vrai, ce n’est que toi ? dirent-ils en riant niaisement. Nous pensions que c’était…

Simmons se releva avec lenteur. Si ce petit incident avait à un tel point troublé ses camarades, que ne ferait pas la réalité ?

— Vous pensiez que c’était… ah bah ! Et qu’est-ce qui vous l’a fait croire ? dit-il, empoigné par la folie à mesure qu’il parlait. Que le diable vous emporte, vous et vos suppositions, tas de sales mouchards.

« Simmons, tu es un so-ôr », ricana de la véranda le perroquet mi-endormi qui avait reconnu la voix familière.

Or, il n’y eut absolument rien d’autre.

La corde trop tendue cassa. Résolument Simmons se jeta sur le râtelier d’armes et prit son fusil avec un paquet de cartouches. Les hommes étaient à l’autre bout de la chambre.

— Ne va pas faire le macaque, Simmons ! dit Losson. Remets ça.

Mais il avait la voix mal assurée. Un autre se baissa, retira sa botte et la lança à la tête de Simmons. En réponse immédiate une balle tirée à l’aventure alla se loger dans la gorge de Losson. Sans un mot Losson tomba en avant et les autres s’enfuirent.

— Vous pensiez que c’était…, hurla Simmons. C’est vous qui m’y avez forcé ! Vous m’y avez forcé, je vous dis ! Lève-toi, Losson, et ne reste pas là à faire semblant… toi qui m’y as forcé, avec ton sacré perroquet de malheur.

Mais la pose de Losson avait un naturel non joué qui montra à Simmons ce qu’il venait de faire. Les hommes étaient encore à s’exclamer dans la véranda. Simmons s’empara de deux autres paquets de cartouches et s’encourut sous le clair de lune, en marmottant :

— Je vais vous en faire voir, cette nuit. Trente cartouches, dont la dernière pour moi. Vous allez prendre quelque chose, tas de salauds !

Il mit genou en terre et fit feu dans la masse sombre des hommes de la véranda, mais la balle passa trop haut, et alla taper dans le mur avec un pffft perfide qui fit pâlir quelques-uns des plus jeunes. Comme l’ont observé les théoriciens de la mousqueterie, tirer est une chose, et servir de cible en est une autre.

Puis l’instinct de la chasse s’enflamma. La nouvelle se répandit d’une caserne à l’autre, et les hommes sortirent au pas gymnastique, dans l’intention de s’emparer de Simmons. En bête fauve, il gagna l’esplanade de la cavalerie, s’arrêtant de fois à autre pour envoyer en arrière une balle et un blasphème dans la direction de ses poursuivants.

— Je vous apprendrai à me moucharder ! criait-il ; je vous apprendrai à me donner des noms de chien ! Venez-y, toute la bande ! Toi, colonel John Anthony Deever, C. B. (et il se tourna vers le mess de l’infanterie en brandissant son fusil), tu te crois un homme terrible… mais je t’assure que si tu montres ta vilaine vieille carcasse sur le seuil de cette porte, je ferai de toi le plus piteux individu de l’armée. Allons, colonel John Anthony Deever, C. B. ! Sors et viens me voir m’exercer au tir à la cible. Je suis le meilleur tireur de tout ce sacré bataillon.

Et pour appuyer cette assertion Simmons fit feu sur les fenêtres éclairées du mess.

— Le soldat Simmons, de la compagnie E, sur l’esplanade de la cavalerie, monsieur, avec trente cartouches, annonça au colonel un sergent tout hors d’haleine. Tire à droite et à gauche. A tué le soldat Losson. Que faut-il faire, monsieur ?

Le colonel John Anthony Deever effectua une sortie, et en guise d’accueil un flot de poussière jaillit à ses pieds.

— Arrêtez ! s’écria son subordonné immédiat. Ce n’est pas ainsi que je veux avoir mon avancement, colonel. Il est plus intraitable qu’un chien enragé.

— Fusillez-le donc comme tel s’il ne veut pas se soumettre, répliqua le colonel avec amertume. Et de mon régiment, avec cela ! Si c’était dans les Towheads[3], je comprendrais encore.

Le soldat Simmons s’était retranché dans une forte position, contre un puits situé au bord de l’esplanade, et il défiait tout le régiment d’approcher. Le régiment n’avait garde d’obtempérer : il y a peu d’honneur à se faire fusiller par un de ses camarades. Le seul caporal Slane, fusil au poing, se jeta sur le sol et se mit à ramper vers le puits.

— Ne tirez pas, dit-il aux hommes qui l’environnaient ; vous pourriez aussi bien m’atteindre. Je veux attraper le bougre vivant.

Simmons cessa un moment de brailler, et on entendit dans la plaine le roulement d’une charrette qui s’approchait. Le major Oldyne, commandant la batterie montée, revenait de dîner dans le monde civil : il conduisait à sa manière habituelle… c’est-à-dire qu’il poussait son cheval à toute allure.

— Un officier ! un s. n. d. D. d’officier à dorures ! s’égosilla Simmons. Je vais en faire un épouvantail, de cet officier-là !

La charrette stoppa.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda le major d’artillerie. Vous, là-bas, déposez-moi ce fusil !

— Tiens, c’est Jerry Blazes[4] ! Je ne vous veux pas de mal, Jerry Blazes. Passez en ami, tout va bien !

Mais Jerry Blazes n’avait pas la moindre intention de se défiler devant un féroce meurtrier. Il ignorait la peur, comme le juraient avec un enthousiasme exubérant les hommes de sa batterie qui l’adoraient, et ils étaient assurément bons juges, car Jerry Blazes, c’était notoire, faisait de son mieux pour tuer son monde à chaque sortie de la batterie.

Il marcha sur Simmons dans l’intention de s’élancer sur lui et de le terrasser.

— Ne m’y forcez pas, monsieur, dit Simmons ; je n’ai rien contre vous… (Et comme le major prenait son élan :) Ah ! tu y tiens ? Attrape donc ça !

Le major tomba, une balle dans l’épaule, et Simmons se pencha sur lui. Il avait perdu la satisfaction de tuer Losson de la manière souhaitée ; mais il avait ici sous la main un corps sans défense. Mettrait-il en place une nouvelle cartouche, pour lui faire sauter la cervelle, ou bien broierait-il cette figure blanche à coups de crosse ? Il restait à réfléchir, cependant qu’une clameur s’élevait à l’autre bout de l’esplanade : « Il a tué Jerry Blazes ! » Mais abrité par les piliers du puits, Simmons était en sûreté, sauf quand il se découvrait pour faire feu.

— Je vais te casser ta noble tête, Jerry Blazes, méditait-il. Six et trois font neuf, et une dix. Ça m’en fait donc encore dix-neuf, et une pour moi.

Il fit sauter la ficelle de son second paquet de munitions. Sortant à quatre pattes de l’ombre d’un talus, le caporal Slane surgit dans le clair de lune.

— Je te vois ! dit Simmons. Viens un peu plus avant, et je te fais ton affaire.

— Je viens, dit laconiquement le caporal Slane. Tu as fait du mauvais ouvrage, Sim. Arrive ici et retourne avec moi…

— Que je retourne à…, railla Simmons en mettant une cartouche en place d’un coup de pouce. Non ! je veux d’abord en finir avec toi et Jerry Blazes.

Le caporal était couché de tout son long dans la poussière de l’esplanade, un fusil sous lui. Quelques-uns des moins timorés lui crièrent de loin :

— Tire dessus ! Slane, tire dessus !

— Si tu remues un pied ou une main, Slane, dit Simmons, j’envoie mon talon dans la tête de Jerry Blazes et je te tue après.

— Je ne remue pas, dit le caporal en relevant la tête. Tu n’oserais pas frapper un homme debout. Laisse Jerry Blazes et viens régler ça à coups de poing. Viens me frapper ! Tu n’oses pas, n. d. D. de fusilleur de chiens !

— Si fait, j’ose.

— Tu mens, saigneur de gens. Capon de youtre de boucher, tu mens. Tiens, regarde !

D’un coup de pied Slane envoya son fusil au loin, et se mit debout au péril de sa vie.

— Et maintenant, viens-y !

Avec ses vêtements blancs le caporal offrait une cible idéale. La tentation était trop forte. Simmons n’y put résister. Il cria :

— Ne me donne pas de noms.

Et tout en parlant il fit feu. La balle manqua le but. Le tireur, aveuglé par la rage, jeta son arme et quitta l’abri du puits pour s’élancer sur Slane. Arrivé à bonne distance, il décocha un coup de pied à l’estomac de Slane, mais le rusé caporal savait quelque chose de la faiblesse de Simmons, et il connaissait aussi la parade infaillible contre le coup. S’étant penché en avant, la jambe droite relevée de telle sorte que le talon du pied droit arrivât à sept ou huit centimètres plus haut que la face interne de la rotule gauche, il reçut le coup en se tenant sur une jambe… dans l’exacte position d’un Gond en train de méditer… et préparé à la chute qui s’ensuivrait. Les deux tibias s’entre-choquèrent ; un juron retentit : le caporal tomba sur sa gauche, et le soldat s’écroula, la jambe droite cassée trois centimètres plus haut que la cheville.

— Malheureux que tu aies ignoré cette parade, Sim, dit Slane tout en se relevant et crachant la poussière.

Puis, élevant la voix :

— Venez le chercher. Je lui ai cassé la jambe.

Ce n’était pas littéralement vrai, car la défaite du soldat était son œuvre propre, puisque c’est le mérite spécial de cette parade de jambe que plus le coup de pied est violent, plus la déconfiture de son auteur est grande.

Tandis qu’on emportait Simmons pleurant de douleur, Slane s’approcha de Jerry Blazes et, se penchant sur lui avec des démonstrations de sollicitude, demanda :

— J’espère que vous n’êtes pas blessé grièvement, monsieur ?

Le major s’était évanoui : il avait dans le haut du bras un vilain trou déchiqueté.

Slane s’agenouilla en murmurant :

— Misère de moi, je crois bien qu’il est mort. Vrai, si ce n’est pas malheureux, voilà ma chance fichue !

Mais le major était destiné, pour de longs jours encore, à mener sa batterie aux champs avec un sang-froid inébranlé. On l’emporta pour le soigner et le dorloter jusqu’après convalescence, tandis que la batterie discutait l’opportunité de s’emparer de Simmons et de l’attacher à la gueule d’un canon qu’on ferait partir. Ils idolâtraient leur major, et sa réapparition sur l’esplanade provoqua une scène que ne prévoyaient en rien les règlements de l’armée.

Grande aussi fut la gloire qui échut à Slane. Durant au moins une quinzaine les artilleurs l’auraient volontiers enivré trois fois par jour. Le colonel du régiment lui-même le complimenta sur son sang-froid et le journal de la localité le qualifia de héros. Il n’en était pas plus fier pour cela. Quand le major lui offrit de l’argent avec ses remerciements, le vertueux caporal accepta les uns et repoussa l’autre. Mais il avait une demande à formuler, et il la fit précéder de multiples : « Excusez-moi, monsieur. » Le major verrait-il un inconvénient à permettre qu’on rehaussât la splendeur du mariage Slane-Mac Kenna par la présence de quatre chevaux de la batterie destinés à traîner une barouche[5] de location ? Le major n’y vit aucun inconvénient, et la batterie non plus. Au contraire. Ce fut une noce superbe.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Pourquoi j’ai fait cela ? dit le caporal Slane. Pour les chevaux, bien sûr. Jhansi n’est pas une merveille de beauté, mais je ne voulais pas avoir un équipage de location. Jerry Blazes ? Si je n’avais pas eu besoin de quelque chose, Sim aurait pu fracasser la sacrée tête de Jerry Blazes et la mettre en gibelotte, pour ce que je m’en souciais.

Et on pendit le soldat Simmons… on le pendit aussi haut qu’Aman, au milieu du régiment formé en carré. Le colonel déclara que c’était la faute de la boisson ; l’aumônier affirma que c’était celle du diable ; et Simmons admit que c’étaient les deux, mais il n’en savait rien, et il espérait seulement que son sort servirait d’exemple à ses camarades ; et une demi-douzaine d’intelligents publicistes écrivirent six beaux articles de tête sur « le développement de la criminalité dans l’armée ».

Mais pas une âme ne s’avisa de comparer « le sanguinaire Simmons » à l’écolière glapissante et vociférante dont il est parlé au début de cette histoire.



  1. Celui d’Ubu, en France, et l’adjectif damned, en Angleterre.
  2. Ventilateur à moteur humain.
  3. Cerveaux-brûlés.
  4. Feu et flammes.
  5. Voiture à quatre roues.