Traité du gouvernement civil (trad. Mazel)/Chapitre XVII

Traduction par David Mazel.
Royez (p. 299-315).


CHAPITRE XVII.

De la Tyrannie.


Ier. Comme l’usurpation est l’exercice d’un pouvoir auquel d’autres ont droit, la tyrannie est l’exercice d’un pouvoir outré, auquel, qui que ce soit, n’a droit assurément : ou bien, la tyrannie est l’usage d’un pouvoir dont on est revêtu, mais qu’on exerce, non pour le bien et l’avantage de ceux qui y sont soumis, mais pour son avantage propre et particulier ; et celui-là, quelque titre qu’on lui donne, et quelques belles raisons qu’on allègue, est véritablement tyran, qui propose, non les loix, mais sa volonté pour règle, et dont les ordres et les actions ne tendent pas à conserver ce qui appartient en propre à ceux qui sont sous sa domination, mais à satisfaire son ambition particulière, sa vengeance, son avarice, ou quelqu’autre passion déréglée.

II. Si quelqu’un croit pouvoir douter de la vérité et de la certitude de ce que j’avance, parce que celui qui le propose est un sujet et un sujet inconnu, et sur l’autorité duquel on ne voudroit pas s’appuyer ; j’espère que l’autorité d’un célèbre Roi l’engagera à en tomber d’accord : c’est du Roi Jacques dont j’entends parler. Voici de quelle manière il s’expliqua dans le discours qu’il fit au Parlement en 1603 : Je préférerai toujours, en faisant de bonnes loix et des constitutions utiles, le bien public et l’avantage de tout l’État, à mes avantages propres et à mes intérêts particuliers ; persuadé que je suis, que l’avantage et le bien de l’État est mon plus grand avantage et ma félicité temporelle, et que c’est en ce point qu’un Roi légitime diffère entièrement d’un tyran. En effet, il est certain que le principal et le plus grand point de différence qu’il y a entre un Roi juste, et un tyran et un usurpateur, consiste en ce qu’au lieu qu’un tyran superbe et ambitieux, s’imagine que son royaume et son peuple sont uniquement faits pour satisfaire ses desirs et ses appétits déréglés ; un Roi juste et équitable se regarde, au contraire, comme établi pour faire ensorte que son peuple jouisse tranquillement de ses biens, et de ce qui lui appartient en propre. Et encore, dans le discours que ce sage Prince fit au Parlement en 1609, il s’exprima de cette sorte : Le Roi s’oblige lui-même, par un double serment, à observer les loix fondamentales de son royaume : l’un est un serment tacite, qu’il fait en qualité de Roi, et par la nature de sa dignité, qui l’engage, et bien étroitement, à protéger et son peuple et les loix du royaume ; l’autre est un serment exprès qu’il prête, le jour de son couronnement. De sorte que tout Roi juste, dans un royaume fondé, est obligé d’observer la paction qu’il a faite avec son peuple, de conformer son gouvernement aux loix, et d’agir suivant cette paction que Dieu fit avec Noé après le déluge. Désormais, le tems de semer et le tems de moissonner, le froid et le chaud, l’été et l’hiver, le jour et la nuit, ne cesseront point, pendant que la terre demeurera. Un Roi donc qui tient les rênes du gouvernement dans un royaume formé, cesse d’être Roi, et devient tyran dès qu’il cesse, dans son gouvernement, d’agir conformément aux loix. Et un peu après : Ainsi, tous les Rois qui ne sont pas tyrans ou parjures, seront bien aises de se contenir dans les limites de leurs loix ; et ceux qui leur persuadent le contraire, sont des vipères et une peste fatale, tant au regard des Rois eux-mêmes, qu’au regard de l’État. Voilà la différence qu’un savant Roi, qui avoit l’esprit droit et de vraies notions des choses, met entre un Roi et un tyran, laquelle consiste en ce que l’un fait des loix et met des bornes à son pouvoir, et considère le bien public comme la fin de son gouvernement : l’autre, au contraire, suit entièrement sa volonté particulière et ses passions déréglées.

III. C’est une erreur que de croire que ce désordre et ces défauts, qui viennent d’être marqués, ne se trouvent que dans les monarchies ; les autres formes de gouvernement n’y sont pas moins sujettes. Car, enfin, par-tout où les personnes qui sont élevées à la suprême puissance, pour la conduite d’un peuple et pour la conservation de ce qui lui appartient en propre, emploient leur pouvoir pour d’autres fins, appauvrissent, foulent, assujétissent à des commandemens arbitraires et irréguliers des gens qu’ils sont obligés de traiter d’une toute autre manière ; là, certainement, il y a tyrannie, soit qu’un seul homme soit revêtu du pouvoir, et agisse de la sorte, soit qu’il y en ait plusieurs. Ainsi, l’histoire nous parle de trente tyrans d’Athènes, aussi-bien que d’un de Syracuse ; et chacun sait que la domination des Décemvirs de Rome ne valoit pas mieux, et étoit une véritable tyrannie.

IV. Par-tout où les loix cessent, ou sont violées au préjudice d’autrui, la tyrannie commence et a lieu. Quiconque, revêtu d’autorité, excède le pouvoir qui lui a été donné par les loix, et emploie la force qui est en sa disposition à faire, à l’égard de ses sujets, des choses que les loix ne permettent point, est, sans doute, un véritable tyran ; et comme il agit alors sans autorité, on peut s’opposer à lui tout de même qu’à tout autre qui envahiroit de force le droit d’autrui. Il n’y a personne qui ne reconnoisse qu’il est permis de s’opposer de la même manière à des magistrats subordonnés. Si un homme qui a eu commission de se saisir de ma personne dans les rues, entre de force dans ma maison et enfonce ma porte, j’ai droit de m’opposer à lui comme à un voleur, quoique je reconnoisse qu’il a pouvoir et reçu ordre de m’arrêter dehors. Or, je voudrois qu’on m’apprît pourquoi on n’en peut pas user de même à l’égard des Magistrats supérieurs et souverains, aussi-bien qu’à l’égard de ceux qui leur sont inférieurs ? Est-il raisonnable que l’aîné d’une famille, parce qu’il a la plus grande partie des biens de son père, ait droit par-là de ravir à ses frères leur portion ; ou qu’un homme riche, qui possède tout un pays, ait droit de se saisir, lorsqu’il lui plaira, de la chaumière ou du jardin de son pauvre prochain ? Bien loin qu’un pouvoir et des richesses immenses, et infiniment plus considérables que le pouvoir et les richesses de la plus grande partie des enfans d’Adam, puissent servir d’excuse, et sur-tout de fondement légitime pour justifier les rapines et l’oppression, qui consistent à préjudicier à autrui sans autorité : au contraire, ils ne font qu’aggraver la cruauté et l’injustice. Car, enfin, agir sans autorité, au-delà des bornes marquées, n’est pas un droit d’un grand plutôt que d’un petit officier, et ne paroît pas plus excusable dans un Roi que dans un Commissaire de quartier, ou dans un sergent : cela est même moins pardonnable dans ceux qui ont été revêtus d’un grand pouvoir, parce qu’on a pris en eux plus de confiance, qu’on a supposé que l’avantage de leur éducation, les soins de leurs gouverneurs, les lumières et l’habileté de leurs conseillers, leur donneroient plus d’intelligence et de capacité ; et qu’ayant reçu une beaucoup plus grande part que n’ont fait le reste de leurs frères, ils seroient plus en état de faire du bien.

V. Quoi, dira-t-on, on peut donc s’opposer aux commandemens et aux ordres d’un Prince ? On peut lui résister toutes les fois qu’on se croira maltraité, et qu’on s’imaginera qu’il n’a pas droit de faire ce qu’il fait ? S’il étoit permis d’en user de la sorte, toutes les sociétés seroient bientôt renversées et détruites ; et, au lieu de voir quelque gouvernement et quelqu’ordre, on ne verroit qu’anarchie et que confusion.

VI. Je réponds qu’on ne doit opposer la force qu’à la force injuste et illégitime, et à la violence ; que quiconque résiste dans quelqu’autre cas, s’attire une juste condamnation, tant de la part de Dieu que de la part des hommes ; et qu’il ne s’ensuit point que toutes les fois qu’on s’opposera aux entreprises d’un Souverain, il en doive résulter des malheurs et de la confusion.

VII. Car, premièrement, comme dans quelque pays, la personne du Prince est sacrée par les loix ; il n’y a jamais à craindre pour elle aucune plainte, ni aucune violence, quelque chose qu’il commande ou qu’il fasse, et elle n’est sujette à nulle censure, ni à nulle condamnation : on peut seulement former des oppositions contre des actes illégitimes et illicites de quelque officier inférieur, ou de quelqu’autre qui aura été commis par le Prince : on peut, dis-je, en user de la sorte, et le Prince ne doit pas trouver mauvais qu’on le fasse, à moins qu’il n’ait dessein, en se mettant actuellement en état de guerre avec son peuple, de dissoudre le gouvernement, et ne l’oblige d’avoir recours à cette défense, qui appartient à tous ceux qui sont dans l’état de nature. Or, qui est capable de dire ce qui peut en arriver ? Un Royaume voisin a fourni au monde, il y a long-tems, un fameux exemple sur ce sujet. Dans tous les autres cas, la personne sacrée du Prince est à l’abri de toutes sortes d’inconvéniens ; et tandis que le gouvernement subsiste, il n’a à craindre aucune violence, aucun mal ; et certes, il ne peut y avoir une constitution et une pratique plus sage ; car le mal que peut faire un Prince par sa seule personne et par sa force particulière, ne sauroit vraisemblablement arriver souvent, ni s’étendre fort loin et renverser les loix, ou opprimer le corps du peuple ; à moins qu’un Prince ne fût extrêmement foible, ou extrêmement méchant. Et pour ce qui regarde quelques malheurs particuliers qui peuvent arriver, lorsqu’un Prince têtu et fâcheux est monté sur le trône, ils sont fort réparés et compensés par la paix publique et la sûreté du gouvernement, quand la personne du principal Magistrat est à couvert de tout danger : étant beaucoup plus avantageux et plus salutaire à tout le corps, que quelques particuliers soient quelquefois en danger de souffrir, que si le chef de la république étoit exposé facilement et sur le moindre sujet.

VIII. En second lieu, le privilége, dont nous parlons, ne regarde que la personne du Roi, et n’empêche point qu’on ne puisse se plaindre de ceux qui usent d’une force injuste, s’opposer à eux et leur résister, quoiqu’ils disent avoir reçu de lui leur commission. En effet, si quelqu’un a reçu ordre du Roi d’arrêter un homme, il ne s’ensuit point qu’il ait droit d’enfoncer la porte de sa maison pour se saisir de lui, ni d’exécuter sa commission dans de certains jours, ni dans de certains lieux, bien que cette exception-là ne soit pas mentionnée dans la commission : il suffit que les loix la fassent, pour qu’on soit obligé de s’y conformer exactement ; et rien ne peut excuser ceux qui vont au-delà des bornes qu’elles ont marquées. En effet, le Roi tenant des loix, toute son autorité, ne peut autoriser aucun acte qui soit contraire à ces loix, ni justifier, par sa commission, ceux qui les violent. La commission ou l’ordre d’un Magistrat qui entreprend au-delà du pouvoir qui lui a été commis, n’est pas plus considérable que celle d’un particulier. La seule différence qui se trouve entre l’une et l’autre, consiste en ce que le Magistrat a quelque autorité, a une certaine étendue pour certaines fins, et qu’un particulier n’en a point du tout. Après tout, ce n’est point la commission, mais l’autorité qui donne droit d’agir ; et il ne sauroit y avoir d’autorité contre les loix. Du reste, nonobstant cette résistance qu’on peut faire dans le cas proposé, la personne et l’autorité du Roi sont toujours toutes deux en sûreté et à couvert ; et, par ce moyen, ni celui qui gouverne, ni le gouvernement ne sont exposés à quelques dangers.

IX. En troisième lieu, supposons un gouvernement où la personne du principal Magistrat ne soit pas sacrée de la manière que nous venons de dire, il ne s’ensuit pas que, quoiqu’on puisse légitimement résister à l’exercice illégitime du pouvoir de ce Magistrat, on doive, sur le moindre sujet, mettre sa personne en danger, et brouiller le gouvernement. Car, lorsque la partie offensée peut, en appelant aux loix, être rétablie, et faire réparer le dommage qu’elle a reçu, il n’y a rien alors qui puisse servir de prétexte à la force, laquelle on n’a droit d’employer que quand on est empêché d’appeler aux loix ; et rien ne doit être regardé comme une violence et une hostilité, que ce qui ne permet pas un tel appel. C’est cela précisément qui met dans l’état de guerre celui qui empêche d’appeler aux loix ; et c’est ce qui rend aussi justes et légitimes les actions de ceux qui lui résistent. Un homme, l’épée à la main, me demande la bourse sur un grand chemin, dans le tems que je n’ai peut-être pas un sol dans ma bourse, je puis, sans doute, légitimement tuer un tel homme. Je remets entre les mains d’un autre, cent livres, afin qu’il me les garde, tandis que je mets pied à terre. Quand ensuite je les lui redemande, il refuse de me les rendre, et met l’épée à la main pour défendre, par la force, ce dont il est en possession, et que je tâche de recouvrer. Le préjudice que ce dernier me cause, est cent fois, ou peut-être mille fois plus grand que celui qui a eu dessein de me causer le premier, c’est-à-dire, ce voleur que j’ai tué avant qu’il m’eût fait aucun mal réel. Cependant, je puis, avec justice, tuer l’un, et je ne saurois légitimement blesser l’autre. La raison de cela est palpable, c’est que l’un usant d’une violence qui menace ma vie, je ne puis avoir le tems d’appeler aux loix pour la mettre en sûreté ; et quand la vie m’auroit été ôtée, il seroit trop tard pour recourir aux loix, lesquelles ne sauroient me rendre ce que j’aurois perdu, et ranimer mon cadavre. Ce seroit une perte irréparable, que les loix de la nature m’ont donné droit de prévenir, en détruisant celui qui s’est mis avec moi dans un état de guerre, et qui me menace de destruction. Mais dans l’autre cas, ma vie, n’étant pas en danger, je puis appeler aux loix, et recevoir satisfaction au sujet de mes cent livres.

X. En quatrième lieu, si un Magistrat appuyoit de son pouvoir des actes illicites, et qu’il se servît de son autorité pour rendre inutile le remède permis et ordonné par les loix, il ne faudroit pourtant point user du droit qu’on a de résister ; il ne faudroit point, dis-je, à l’égard même d’actes manifestes de tyrannie, user d’abord de ce droit, et troubler le gouvernement pour des sujets de peu d’importance. Car, si ce dont il est question, ne regarde que quelques particuliers, bien qu’ils aient droit de se défendre, et de tâcher de recouvrer par force, ce qui, par une force injuste, leur a été ravi, néanmoins le droit qu’ils ont de pratiquer cela, ne doit pas facilement les engager dans une contestation, dans laquelle ils ne pourroient que périr ; étant aussi impossible à une personne, ou à peu de personnes, de troubler et renverser le gouvernement, lorsque le corps du peuple ne s’y croit pas intéressé, qu’il l’est à un fou et à un homme furieux, ou à un homme opiniâtre et mécontent, de renverser un état bien affermi ; le peuple est aussi peu disposé à suivre les uns que les autres.

XI. Mais si le procédé injuste du Prince ou du Magistrat s’est étendu jusqu’au plus grand nombre des membres de la société, et a attaqué le corps du peuple ; ou si l’injustice et l’oppression n’est tombée que sur peu de personnes, mais à l’égard de certaines choses qui sont de la dernière conséquence, ensorte que tous soient persuadés, en leur conscience, que leurs loix, leurs biens, leurs libertés, leurs vies sont en danger, et peut-être même leur religion, je ne saurois dire que ces sortes de gens ne doivent pas résister à une force si illicite dont on use contre eux. C’est un inconvénient, je l’avoue, qui regarde tous les gouvernemens, dans lesquels les conducteurs sont devenus généralement suspects à leur peuple, et il ne sauroit y avoir d’état plus dangereux pour ceux qui tiennent les rênes du gouvernement, mais où ils soient moins à plaindre, parce qu’il leur étoit facile d’éviter un tel état ; car, il est impossible qu’un Prince ou un Magistrat, s’il n’a en vue que le bien de son peuple et la conservation de ses sujets et de leurs loix, ne le fasse connoître et sentir ; tout de même qu’il est impossible qu’un père de famille ne fasse remarquer à ses enfans, par sa conduite, qu’il les aime et prend soin d’eux.

XII. Si tout le monde observe que les prétextes qu’on allègue pour justifier une conduite, sont entièrement opposés aux actions et aux démarches de ceux qui les allèguent ; qu’on emploie tout ce que l’adresse, l’artifice et la subtilité ont de plus fort, pour éluder les loix ; qu’on se sert du crédit et de l’avantage de la prérogative[1], d’une manière contraire à la fin pour laquelle elle a été accordée ; qu’on choisit des Ministres et des Magistrats subordonnés, qui sont propres à conduire les choses à un point funeste et infiniment nuisible à la nation ; et qu’ils sont en faveur plus ou moins, à proportion des soins qu’ils prennent et du zèle qu’ils témoignent, à l’égard de cette fin que le Prince se propose ; que déjà le pouvoir arbitraire a produit des effets très-fâcheux ; qu’on favorise sous main une religion que les loix proscrivent ; qu’on est tout prêt à l’introduire et à l’établir solemnellement par-tout ; que ceux qui travaillent à cela sont appuyés, autant qu’il est possible ; qu’on exalte cette religion, et qu’on la propose comme la meilleure ; qu’une longue suite d’actions montrent que toutes les délibérations du conseil tendent-là ; qui est-ce alors qui peut s’empêcher d’être convaincu, en sa conscience, que la nation est exposée à de grands périls, et qu’on doit penser tout de bon à sa sûreté et à son salut ? En cette occasion, on est aussi bien fondé, que le seroient des gens, qui se trouvant dans un vaisseau, croiroient que le capitaine a dessein de les mener à Alger, parce qu’ils remarqueroient qu’il en tiendroit toujours la route, quoique les vents contraires, le besoin que son vaisseau auroit d’être radoubé, le défaut d’hommes, et la disette de provisions le contraignissent souvent de changer de route pour quelque tems ; et que dès que les vents, l’eau, et les autres choses le lui permettroient, il reprendroit sa première route, et feroit voile vers cette malheureuse terre où règne l’esclavage.




  1. On a expliqué ci-devant, Ch. XIII, §. 2, ce qu’on entend par prérogative.