Traité du gouvernement civil (trad. Mazel)/Chapitre XVIII

Traduction par David Mazel.
Royez (p. 315-365).


CHAPITRE XVIII.

De la dissolution des Gouvernemens.


Ier. Si l’on veut parler, avec quelque clarté, de la dissolution des gouvernernens, il faut, avant toutes choses, distinguer entre la dissolution de la société, et la dissolution du gouvernement. Ce qui forme une communauté, et tire les gens de la liberté de l’état de nature, afin qu’ils composent une société politique, c’est le consentement que chacun donne pour s’incorporer et agir avec les autres comme un seul et même corps, et former un état distinct et séparé. La voie ordinaire, qui est presque la seule voie par laquelle cette union se dissout, c’est l’invasion d’une force étrangère qui subjugue ceux qui se trouvent unis en société. Car, en cette rencontre, ces gens unis n’étant pas capables de se défendre, de se soutenir, de demeurer un corps entier et indépendant, l’union de ce corps doit nécessairement cesser, et chacun est contraint de retourner dans l’état où il étoit auparavant, de reprendre la liberté qu’il avoit, et de songer désormais et pourvoir à sa sûreté particulière, comme il juge à propos, en entrant dans quelqu’autre société. Quand une société est dissoute, il est certain que le gouvernement de cette société ne subsiste pas davantage. Ainsi, l’épée d’un conquérant détruit souvent, renverse, confond toutes choses, et par elle le gouvernement et la société, sont mis en pièces, parce que ceux qui sont subjugés sont privés de la protection de cette société dont ils dépendoient, et qui étoit destinée à les conserver et à les défendre contre la violence. Tout le monde n’est que trop instruit sur cette matière, et l’on est trop éloigné d’approuver une telle voie de dissoudre les gouvernemens, pour qu’il soit nécessaire de s’étendre sur ce sujet. Il ne manque pas d’argumens et de preuves, pour faire voir que lorsque la société est dissoute, le gouvernement ne sauroit subsister ; cela étant aussi impossible, qu’il l’est, que la structure d’une maison subsiste, après que les matériaux, dont elle avoit été construite, ont été séparés les uns des autres, et mis en désordre par un tourbillon, ou ont été mêlés et confondus les uns avec les autres en un monceau par un tremblement de terre.

II. Outre ce renversement causé par les gens de dehors, les gouvernemens peuvent être dissous par des désordres arrivés au-dedans.

Premièrement, cette dissolution peut arriver lorsque la puissance législative est altérée. Car, la société civile est un état de paix pour ceux qui en sont membres ; on en a entièrement exclus l’état de guerre ; on a pourvu, par l’établissement de la puissance législative, à tous les désordres intérieurs, à tous les différends, et à tous les procès qui pourroient s’élever entre ceux qui composent une même communauté. Il a été arrêté, par le moyen du pouvoir législatif, que les membres de l’état seroient unis, composeroient un même corps, et vivroient dans la possession paisible de ce qui leur appartient. La puissance législative est donc l’ame du corps politique ; c’est d’elle que tous les membres de l’état tirent tout ce qui leur est nécessaire pour leur conservation, pour leur union, et pour leur bonheur. Tellement que quand le pouvoir législatif est ruiné ou dissous, la dissolution, la mort de tout le corps politique s’ensuit. En effet, l’essence et l’union d’une société consistant à n’avoir qu’une même volonté et qu’un même esprit ; le pouvoir législatif a été établi par le plus grand nombre, pour être l’interprête et comme le gardien de cette volonté et de cet esprit. L’établissement du pouvoir législatif est le premier et fondamental acte de la société, par lequel on a pourvu à la continuation de l’union de tous les membres, sous la direction de certaines personnes, et des loix faites par ces personnes que le peuple a revêtues d’autorité, mais de cette autorité, sans laquelle qui que ce soit n’a droit de faire des loix et de les proposer à observer. Quand un homme ou plusieurs entreprennent de faire des loix, quoiqu’ils n’aient reçu du peuple aucune commission pour cela, ils font des loix sans autorité, des loix par conséquent auxquelles le peuple n’est point tenu d’obéir ; au contraire, une semblable entreprise rompt tous les liens de la sujétion et de la dépendance, s’il y en avoit auparavant, et fait qu’on est en droit d’établir une nouvelle puissance législative, comme on trouve à propos ; et qu’on peut, avec une liberté entière, résister à ceux qui, sans autorité, veulent imposer un joug fâcheux, et assujétir à des choses contraires aux loix et à l’avantage de l’état. Chacun est maître, sans doute, et peut disposer de sa volonté particulière, lorsque ceux qui, par le desir et le consentement de la société ont été établis pour être les interprêtes et les gardiens de la volonté publique, n’ont pas la liberté d’agir comme ils souhaiteroient, et conformément à leur commission ; et que d’autres usurpent leur autorité, et se portent à faire des loix et des réglemens, sans en avoir reçu le pouvoir.

III. Voilà comme les choses arrivent d’ordinaire dans les États, quand ceux qui ont été revêtus d’autorité abusent de leur pouvoir. Du reste, il n’est pas aisé de considérer ces sortes de cas comme il faut et sans se tromper, à moins qu’on n’ait une idée distincte de la forme de gouvernement dont il est question. Supposons donc un État où,

1o. Une seule personne ait toujours le pouvoir suprême et le droit héréditaire de faire exécuter les loix, de convoquer et de dissoudre, en certains tems, l’assemblée qui a l’autorité législative :

2o. Où il y ait de la noblesse, à qui sa naissance donne droit d’assister à cette assemblée et d’en être membre :

3o. Où il y ait des gens assemblés qui représentent le peuple, pour un certain tems.

IV. Cela étant supposé, il est évident, premièrement, que lorsque cette seule personne, ou ce Prince, dont il vient d’être fait mention, met sa volonté arbitraire en la place des loix, qui sont la volonté de la société, déclarée par le pouvoir législatif, le pouvoir législatif est changé ; car cette assemblée, dont les réglemens et les loix doivent être exécutés, étant véritablement le pouvoir législatif, si l’on substitue et appuie d’autres loix et d’autres réglemens que ceux qui ont été faits par ce pouvoir législatif, que la société a établi, il est manifeste que le pouvoir législatif est changé. Quiconque introduit de nouvelles loix, n’ayant point reçu de pouvoir pour cela, par la constitution fondamentale de la société, ou qu’il renverse les loix anciennes, il méprise et renverse en même-tems le pouvoir par lequel elles avoient été faites, et substitue une nouvelle puissance législative.

V. En second lieu, lorsque le Prince empêche que les membres du corps législatif ne s’assemblent dans le tems qu’il faut, ou que l’assemblée législative n’agisse avec liberté, et conformément aux fins pour lesquelles elle a été établie, le pouvoir législatif est altéré. Car afin que le pouvoir législatif soit en son entier, il ne suffit pas qu’il y ait un certain nombre d’hommes convoqués et assemblés ; il faut de plus, que ces personnes assemblées aient la liberté et le loisir d’examiner et de finir ce qui concerne le bien de l’État : autrement, si on les empêche d’exercer duement leur pouvoir, il est très-vrai que le pouvoir législatif est altéré. Ce n’est point un nom qui constitue un gouvernement, mais bien l’usage et l’exercice de ces pouvoirs qui ont été établis : de sorte que celui qui ôte la liberté, ou ne permet pas que l’assemblée législative agisse dans le tems qu’il faudroit, détruit effectivement l’autorité législative et met fin au gouvernement.

VI. En troisième lieu, lorsque le Prince, par son pouvoir arbitraire, sans le consentement du peuple et contre les intérêts de l’État, change ceux qui élisent les membres de l’assemblée législative, ou la manière de procéder à cette élection, le pouvoir législatif est aussi changé. En effet, si le Prince fait choisir d’autres que ceux qui sont autorisés par la société, ou si l’on procède à l’élection d’une manière différente de celle que la société a prescrite, certainement ceux qui sont élus et assemblés de la sorte, ne sont point cette assemblée législative, qui a été désignée et établie par le peuple.

VII. En quatrième lieu, lorsque le peuple est livré et assujéti à une puissance étrangère, soit par le Prince, soit par l’assemblée législative, le pouvoir législatif est assurément changé et le gouvernement est dissous. Car la fin pour laquelle le peuple est entrée en société, étant de composer une société entière, libre, indépendante, gouvernée par ses propres loix ; rien de tout cela ne subsiste, dès que ce peuple est livré à un autre pouvoir, à un pouvoir étranger.

VIII. Or, il est évident que dans un État constitué de la manière que nous avons dit, la dissolution du gouvernement, dans les cas que nous venons de marquer, doit être imputée au Prince ; car le Prince ayant à sa disposition les forces, les trésors, et les charges de l’État, et se persuadant lui-même, ou se laissant persuader par ses flatteurs, qu’un Souverain ne doit être sujet à aucun examen, et qu’il n’est permis à personne, quelques spécieuses raisons qu’il puisse alléguer, de trouver à redire à sa conduite ; lui seul est capable de donner lieu à ces sortes de changemens, dont il a été parlé, et de les produire sous le prétexte d’une autorité légitime, et par le moyen de ce pouvoir qu’il a entre les mains, et avec lequel il peut épouvanter ou accabler ceux qui s’opposent à lui, et les détruire comme des factieux, des séditieux, et des ennemis du gouvernement : pour ce qui regarde les autres parties de l’autorité législative et le peuple, il n’y a pas grand’chose à craindre d’eux, puisqu’ils ne sauroient entreprendre de changer la puissance législative sans une rébellion visible, ouverte et éclatante. D’ailleurs, le Prince ayant le pouvoir de dissoudre les autres parties de la puissance législative, et de rendre ainsi ceux qui sont membres de l’assemblée, de législateurs, des personnes privées ; ils ne sauroient jamais, en s’opposant à lui, ou sans son secours et son approbation, altérer par des loix, le pouvoir législatif ; le consentement du Prince étant nécessaire, afin que les décrets et les actes de leur assemblée soient valables. Après tout, autant que les autres parties du pouvoir législatif contribuent, en quelque façon, aux changemens qu’on veut introduire dans le gouvernement établi, et favorisent le dessein de ceux qui entreprennent de faire ces changemens-là, autant participent-ils à leur injustice et se rendent-ils coupables du plus grand crime que des gens puissent commettre contre d’autres.

IX. Il y a encore une voie par laquelle le gouvernement, que nous avons posé, peut se dissoudre ; c’est celle qui paroît manifestement, lorsque celui qui a le pouvoir suprême et exécutif néglige ou abandonne son emploi, ensorte que les loix déjà faites ne puissent plus être mises en exécution : c’est visiblement réduire tout à l’anarchie et dissoudre le gouvernement. Car, enfin, les loix ne sont pas faites pour elles-mêmes ; elles n’ont été faites que pour être exécutées, et être les liens de la société, dont elles contiennent chaque partie dans sa place et dans sa fonction. Tellement que dès que tout cela vient à cesser, le gouvernement cesse aussi en même-tems, et le peuple devient une multitude confuse, sans ordre et sans liaison. Quand la justice n’est plus administrée, que, par conséquent, les droits de chacun ne sont plus en sûreté et qu’il ne reste aucun pouvoir dans la communauté qui ait soin des forces de l’État, ou qui soit en état de pourvoir aux besoins du peuple, alors il ne reste plus de gouvernement. Si les loix ne peuvent être exécutées, c’est comme s’il n’y en avoit point ; et un gouvernement sans loix, est, à mon avis, un mystère dans la politique, inconcevable à l’esprit de l’homme, et incompatible avec la société humaine.

X. Dans ces cas, et dans d’autres semblables, lorsque le gouvernement est dissous, le peuple est rentré dans la liberté et dans le plein droit de pourvoir à ses besoins, en érigeant une nouvelle autorité législative, par le changement des personnes, ou de la forme, ou des personnes et de la forme tout ensemble, selon que la société le jugera nécessaire pour sa sûreté et pour son avantage. En effet, il n’est point juste que la société perde, par la faute d’autrui, le droit originaire qu’elle a de se conserver : or, elle ne sauroit se conserver que par le moyen du pouvoir législatif établi, et par une libre et juste exécution des loix faites par ce pouvoir. Et dire, que le peuple doit songer à sa conservation, et ériger une nouvelle puissance législative, lorsque, par oppression, ou par artifice, ou parce qu’il est livré à une puissance étrangère, son ancienne puissance législative est perdue et subjuguée ; c’est tout de même que si l’on disoit que le peuple doit attendre sa délivrance et son rétablissement, lorsqu’il est trop tard pour y penser, et que le mal est sans remède ; et l’on parleroit comme feroient des gens qui conseilleroient à d’autres de se laisser rendre esclaves, et de penser ensuite à leur liberté, et qui, dans le tems que des esclaves seroient chargés de chaînes, exhorteroient ces malheureux à agir comme des hommes libres. Certainement, des discours de cette nature seroient plutôt une moquerie qu’une consolation ; et l’on ne sera jamais à couvert de la tyrannie, s’il n’y a d’autre moyen de s’en délivrer, que lorsqu’on lui est entièrement assujéti. C’est pourquoi on a droit, non-seulement de se délivrer de la tyrannie, mais encore de la prévenir.

XI. Ainsi, les gouvernemens peuvent se dissoudre par une seconde voie ; savoir, quand le pouvoir législatif, ou le Prince, agit d’une manière contraire à la confiance qu’on avoit prise en lui, et au pouvoir qu’on lui avoit commis. Le pouvoir législatif agit au-delà de l’autorité qui lui a été commise, et d’une manière contraire à la confiance qu’on a prise en lui ; premièrement, lorsque ceux qui sont revêtus de ce pouvoir, tâchent d’envahir les biens des sujets, et de se rendre maîtres et arbitres absolus de quelque partie considérable des choses qui appartiennent en propre à la communauté des vies, des libertés et des richesses du peuple.

XII. La raison pour laquelle on entre dans une société politique, c’est de conserver ses biens propres ; et la fin pour laquelle on choisit et revêt de l’autorité législative certaines personnes, c’est d’avoir des loix et des règlemens qui protègent et conservent ce qui appartient en propre à toute la société, et qui limitent le pouvoir et tempèrent la domination de chaque membre de l’état. Car, puisqu’on ne sauroit jamais supposer que la volonté de la société soit, que la puissance législative ait le pouvoir de détruire ce que chacun a eu dessein de mettre en sûreté et à couvert, en entrant dans une société, et ce pourquoi le peuple s’est soumis aux législateurs qu’il a créés lui-même ; quand les législateurs s’efforcent de ravir et de détruire les choses qui appartiennent en propre au peuple, ou de le réduire dans l’esclavage, sous un pouvoir arbitraire, ils se mettent dans l’état de guerre avec le peuple, qui dès-lors est absous et exempt de toute sorte d’obéissance a leur égard, et a droit de recourir à ce commun refuge que Dieu a destiné pour tous les hommes, contre la force et la violence. Toutes les fois donc que la puissance législative violera cette règle fondamentale de la société, et soit par ambition, ou par crainte, ou par folie, ou par dérèglement et par corruption, tâchera de se mettre, ou de mettre d’autres en possession d’un pouvoir absolu sur les vies, sur les libertés, et sur les biens du peuple, par cette brèche qu’elle fera à son crédit et à la confiance qu’on avoit prise en elle, elle perdra entièrement le pouvoir que le peuple lui avoit remis pour des fins directement opposées à celles qu’elle s’est proposées, et il est dévolu au peuple qui a droit de reprendre sa liberté originaire, et par l’établissement d’une nouvelle autorité législative, telle qu’il jugera à propos, de pourvoir à sa propre conservation, et à sa propre sûreté, qui est la fin qu’on se propose quand on forme une société politique. Or, ce que j’ai dit, en général, touchant le pouvoir législatif, regarde aussi la personne de celui qui est revêtu du pouvoir exécutif, et qui ayant deux avantages très-considérables ; l’un, d’avoir sa part de l’autorité législative ; l’autre, de faire souverainement exécuter les loix, se rend doublement et extrêmement coupable, lorsqu’il entreprend de substituer sa volonté arbitraire aux loix de la société. Il agit aussi d’une manière contraire à son crédit, à sa commission et à la confiance publique, quand il emploie les forces, les trésors, les charges de la société, pour corrompre les membres de l’assemblée représentative, et les gagner en faveur de ses vues et de ses intérêts particuliers ; quand il agit par avance et sous main auprès de ceux qui doivent élire les membres de cette assemblée, et qu’il leur prescrit d’élire ceux qu’il a rendus, par ses sollicitations, par ses menaces, par ses promesses, favorables à ses desseins, et qui lui ont promis déjà d’opiner de la manière qu’il lui plairoit. En effet, disposer les choses de la sorte, n’est-ce pas dresser un nouveau modèle d’élection, et par-là renverser de fond en comble le gouvernement, et empoisonner la source de la sûreté et de la félicité publique ? Après tout, le peuple s’étant réservé le privilége d’élire ceux qui doivent le représenter, comme un rempart qui met à couvert les biens propres des sujets, il ne sauroit avoir eu d’autre but que de faire ensorte que les membres de l’assemblée législative fussent élus librement, et qu’étant élus librement, ils pussent agir aussi et opiner librement, examiner bien toutes choses, et délibérer mûrement et d’une manière conforme aux besoins de l’état et au bien public. Mais ceux qui donnent leurs suffrages avant qu’ils aient entendu opiner et raisonner les autres, et aient pesé les raisons de tous, ne sont point capables, sans doute, d’un examen et d’une délibération de cette sorte. Or, quand celui qui a le pouvoir exécutif, dispose, comme on vient de dire, de l’assemblée des législateurs, certainement il fait une terrible brèche à son crédit et à son autorité ; et sa conduite ne sauroit être envisagée que comme une pleine déclaration d’un dessein formé de renverser le gouvernement. À quoi, si l’on ajoute les récompenses et les punitions employées visiblement pour la même fin, et tout ce que l’artifice et l’adresse ont de plus puissant, mis en usage pour corrompre les loix et les détruire, et perdre tous ceux qui s’opposent au dessein funeste qui a été formé, et ne veulent point trahir leur patrie et vendre, à beaux deniers comptans, ses libertés ; on ne sera point en peine de savoir ce qu’il est expédient et juste de pratiquer en cette rencontre. Il est aisé de comprendre quel pouvoir ceux-là doivent avoir dans la société, qui se servent de leur autorité pour des fins tout-à-fait opposées à sa première institution ; et il n’y a personne qui ne voie que celui qui a une fois entrepris et exécuté les choses que nous venons de voir, ne doit pas jouir long-tems de son crédit et de son autorité.

XIII. On objectera peut-être à ceci que le peuple étant ignorant, et toujours peu content de sa condition, ce seroit exposer l’état à une ruine certaine, que de faire dépendre la forme de gouvernement et l’autorité suprême, de l’opinion inconstante et de l’humeur incertaine du peuple, et que les gouvernemens ne subsisteroient pas long-tems, sans doute, s’il lui étoit permis, dès qu’il croiroit avoir été offensé, d’établir une nouvelle puissance législative. Je réponds, au contraire, qu’il est très-difficile de porter le peuple à changer la forme de gouvernement à laquelle il est accoutumé ; et que s’il y avoit dans cette forme quelques défauts originaires, ou qui auroient été introduits par le tems, ou par la corruption et les déréglemens du vice, il ne seroit pas aussi aisé qu’on pourroit croire, de l’engager à vouloir remédier à ces défauts et à ces désordres, quand même tout le monde verroit que l’occasion seroit propre et favorable.

L’aversion que le peuple a pour ces sortes de changemens, et le peu de disposition qu’il a naturellement à abandonner ses anciennes constitutions, ont assez paru dans les diverses révolutions qui sont arrivées en Angleterre, et dans ce siècle, et dans les précédens. Malgré toutes les entreprises injustes des uns et les mécontentemens justes des autres, et après quelques brouilleries, l’Angleterre a toujours conservé la même forme de gouvernement, et a voulu que le pouvoir suprême fût exercé par le Roi et par le parlement, selon l’ancienne coutume. Et ce qu’il y a de bien remarquable encore, c’est que, quoique les Rois aient souvent donné grands sujets de mécontentement et de plainte, on n’a jamais pu porter le peuple à abolir pour toujours la royauté, ni à transporter la couronne à une autre famille.

XIV. Mais du moins, dira-t-on, cette hypothèse est toute propre à produire des fréquentes rebellions. Je réponds, premièrement, que cette hypothèse n’est pas plus propre à cela qu’un autre. En effet, lorsqu’un peuple a été rendu misérable, et se voit exposé aux effets funestes du pouvoir arbitraire, il est aussi disposé à se soulever, dès que l’occasion se présentera, que puisse être un autre qui vit sous certaines loix, qu’il ne veut pas souffrir qu’on viole. Qu’on élève les Rois autant que l’on voudra ; qu’on leur donne tous les titres magnifiques et pompeux qu’on a coutume de leur donner ; qu’on dise mille belles choses de leurs personnes sacrées ; qu’on parle d’eux comme d’hommes divins, descendus du Ciel et dépendans de Dieu seul : un peuple généralement maltraité contre tout droit, n’a garde de laisser passer une occasion dans laquelle il peut se délivrer de ses misères, et secouer le pesant joug qu’on lui a imposé avec tant d’injustice. Il fait plus, il desire, il recherche des moyens qui puissent mettre fin à ses maux : et comme les choses humaines sont sujettes à une grande inconstance, les affaires ne tardent guère à tourner de sorte qu’on puisse se délivrer de l’esclavage. Il n’est pas nécessaire d’avoir vécu long-tems, pour avoir vu des exemples de ce que je dis : ce tems-ci en fournit de considérables ; et il ne faut être guère versé dans l’histoire, si l’on n’en peut produire de semblables, à l’égard de toutes les sortes de gouvernemens qui ont été dans le monde.

XV. En second lieu, je réponds que les révolutions, dont il s’agit, n’arrivent pas dans un état pour de légères fautes commises dans l’administration des affaires publiques. Le peuple en supporte même de très-grandes, il tolère certaines loix injustes et fâcheuses, il souffre généralement tout ce que la fragilité humaine fait pratiquer de mauvais à des Princes, qui, d’ailleurs, n’ont pas de mauvais desseins. Mais si une longue suite d’abus, de prévarications et d’artifices, qui tendent à une même fin, donnent à entendre manifestement à un peuple, et lui font sentir qu’on a formé des dessein funestes contre lui, et qu’il est exposé au plus grands dangers ; alors, il ne faut point s’étonner s’il se soulève, et s’il s’efforce de remettre les rênes du gouvernement entre des mains qui puissent le mettre en sûreté, conformément aux fins pour lesquelles le gouvernement a été établi, et sans lesquelles, quelques beaux noms qu’on donne à des sociétés politiques, et quelques considérables que paroissent être leurs formes, bien loin d’être préférables à d’autres qui sont gouvernées selon ces fins, elles ne valent pas l’état de nature, ou une pure anarchie ; les inconvéniens se trouvant aussi grands des deux côtés ; mais le remède à ces inconvéniens étant beaucoup plus facile à trouver dans l’état de nature ou dans l’anarchie.

XVI. En troisième lieu, je réponds que le pouvoir que le peuple a de pourvoir de nouveau à sa sûreté, en établissant une nouvelle puissance législative, quand ses législateurs ont administré le gouvernement d’une manière contraire à leurs engagemens et à leurs obligations indispensables, et ont envahi ce qui lui appartenait en propre, est le plus fort rempart qu’on puisse opposer à la rebellion, et le meilleur moyen dont on soit capable de se servir pour la prévenir et y remédier. En effet, la rebellion étant une action par laquelle on s’oppose, non aux personnes, mais à l’autorité qui est fondée uniquement sur les constitutions et les loix du gouvernement, tous ceux, quels qu’ils soient, qui par force enfreignent ces loix, et justifient par force la violation de ces loix inviolables, sont véritablement et proprement des rebelles. Car enfin, lorsque des gens sont entrés dans une société politique, ils en ont exclus la violence, et y ont établi des loix pour la conservation des choses qui leur appartenoient en propre, pour la paix et l’union entre eux ; de sorte que ceux qui viennent ensuite à employer la force pour s’opposer aux loix, font rebellare, c’est-à-dire, qu’ils réintroduisent l’état de guerre, et méritent proprement le nom de rebelles. Or parce que les Princes qui sont revêtus d’un grand pouvoir, qui se voient une autorité suprême, qui ont entre leurs mains les forces de l’état, et qui sont environnés de flatteurs, sont fort disposés à croire qu’ils ont droit de violer les loix, et s’exposent par-là à de grandes infortunes ; le véritable moyen de prévenir toutes sortes d’inconvéniens et de malheurs, c’est de leur bien représenter l’injustice qu’il y a à violer les loix de la société, et de leur faire bien voir les dangers terribles auxquels ils s’exposent par une conduite opposée à la conduite que ces loix exigent.

XVII. Dans ces sortes de cas, dont nous venons de parler, dans l’un desquels la puissance législative est changée, et dans l’autre les législateurs agissent d’une manière contraire à la fin pour laquelle ils ont été établis, ceux qui se trouvent coupables, sont coupables de rebellion. En effet, si quelqu’un détruit par la force la puissance législative d’une société, et renverse les loix faites par cette puissance qui a reçu autorité à cet effet, il détruit en même-tems l’arbitrage, auquel chacun avoit consenti, afin que tous les différends pussent être terminés à l’amiable, et il introduit l’état de guerre. Ceux qui abolissent, ou changent la puissance législative, ravissent et usurpent ce pouvoir décisif, que personne ne sauroit avoir que par la volonté et le consentement du peuple ; et, par ce moyen, ils détruisent et foulent aux pieds l’autorité que le peuple a établie, et que nul autre n’est en droit d’établir : et introduisant, un pouvoir que le peuple n’a point autorisé, ils introduisent actuellement l’état de guerre, c’est-à-dire, un état de force sans autorité. Ainsi, détruisant la puissance législative établie par la société, et aux décisions de laquelle le peuple acquiesçoit et s’attachoit comme à ses propres décisions et comme à ce qui tenoit unis et en bon état tous les membres du corps politique, ils rompent ces liens sacrés de la société, exposent derechef le peuple à l’état de guerre. Que si ceux qui, par force, renversent l’autorité législative, sont des rebelles, les législateurs eux-mêmes, ainsi qu’il a été montré, méritent de n’être pas qualifiés autrement, dès qu’après avoir été établis pour protéger le peuple, pour défendre et conserver ses libertés, ses biens, toutes les choses qui lui appartiennent en propre, ils les envahissent eux-mêmes, et les leur ravissent. S’étant mis de la sorte en état de guerre avec ceux qui les avoient établis leurs protecteurs, et comme les gardiens de leur paix, ils sont certainement, et plus qu’on ne sauroit exprimer, rebellantes, des rebelles.

XVIII. Mais si ceux qui objectent que ce que nous avons dit est propre à produire des rebellions, entendent par-là, qu’enseigner aux peuples, qu’ils sont absous du devoir de l’obéissance, et qu’ils peuvent s’opposer à la violence et aux injustices de leurs Princes et de leurs Magistrats, lorsque ces Princes et ces Magistrats font des entreprises illicites contre eux, qu’ils s’en prennent à leurs libertés, qu’ils leur ravissent ce qui leur appartient en propre, qu’ils font des choses contraires à la confiance qu’on avoit prise en leurs personnes, et à la nature de l’autorité dont on les avoit revêtus : si, dis-je, ces Messieurs entendent que cette doctrine ne peut que donner occasion à des guerres civiles, et à des brouilleries intestines ; qu’elle ne tend qu’à détruire la paix dans le monde, et que par conséquent elle ne doit pas être approuvée et soufferte ; ils peuvent dire, avec autant de sujet, et sur le même fondement, que les honnêtes gens ne doivent pas s’opposer aux voleurs et aux pirates, parce que cela pourroit donner occasion à des désordres et à l’effusion du sang. S’il arrive des malheurs et des désastres en ces rencontres, on n’en doit point imputer la faute à ceux qui ne font que défendre leur droit, mais bien à ceux qui envahissent ce qui appartient à leurs prochains. Si les personnes sages et vertueuses lâchoient et accordoient tranquillement toutes choses, pour l’amour de la paix, à ceux qui voudroient leur faire violence, hélas ! quelle sorte de paix il y aurait dans le monde ! quelle sorte de paix seroit celle-là, qui consisteroit uniquement dans la violence et dans la rapine, et qu’il ne seroit à propos de maintenir que pour l’avantage des voleurs et de ceux qui se plaisent à opprimer ! Cette paix, qu’il y auroit entre les grands et les petits, entre les puissans et les foibles, seroit semblable à celle qu’on prétendroit y avoir entre des loups et des agneaux, lorsque les agneaux se laisseroient déchirer et dévorer paisiblement par les loups. Ou, si l’on veut, considérons la caverne de Polyphème comme un modèle parfait d’une paix semblable. Ce gouvernement, auquel Ulysse et ses compagnons se trouvoient soumis, étoit le plus agréable du monde ; ils n’y avoient autre chose à faire, qu’à souffrir avec quiétude qu’on les dévorât. Et qui doute qu’Ulysse, qui étoit un personnage si prudent, ne prêchât alors l’obéissance passive et n’exhortât à une soumission entière, en représentant à ses compagnons combien la paix est importante et nécessaire aux hommes, et leur faisant voir les inconvéniens qui pourroient arriver, s’ils entreprenoient de résister à Polyphème, qui les avoit en son pouvoir ?

XIX. Le bien public et l’avantage de la société étant la véritable fin du gouvernement, je demande s’il est plus expédient que le peuple soit exposé sans cesse à la volonté sans bornes de la tyrannie ; ou, que ceux qui tiennent les rênes du gouvernement, trouvent de l’opposition et de la résistance, quand ils abusent excessivement de leur pouvoir, et ne s’en servent que pour la destruction, non pour la conservation des choses qui appartiennent en propre au peuple ?

XX. Que personne ne dise qu’il peut arriver de tout cela de terribles malheurs, dès qu’il montera dans la tête chaude et dans l’esprit impétueux de certaines personnes de changer le gouvernement de l’état : car, ces sortes de gens peuvent se soulever toutes les fois qu’il leur plaira ; mais pour l’ordinaire, ce ne sera qu’à leur propre ruine et à leur propre destruction. En effet, jusqu’à ce que la calamité et l’oppression soient devenues générales, et que les méchans desseins et les entreprises illicites des conducteurs soient devenus fort visibles et fort palpables au plus grand nombre des membres de l’état ; le peuple, qui naturellement est plus disposé à souffrir qu’à résister, ne donnera pas avec facilité dans un soulèvement. Les injustices exercées, et l’oppression dont on use envers quelques particuliers, ne le touchent pas beaucoup. Mais s’il est généralement persuadé et convaincu, par des raisons évidentes, qu’il y a un dessein formé contre ses libertés, et que toutes les démarches, toutes les actions, tous les mouvemens de son Prince ou de son Magistrat, obligent de croire que tout tend à l’exécution d’un dessein si funeste, qui pourra blâmer ce peuple, d’être dans une telle croyance et dans une telle persuasion ? Pourquoi un Prince, ou un Magistrat donne-t-il lieu à des soupçons si bien fondés ; ou plutôt, pourquoi persuade-t-il, par toute sa conduite, des choses de cette nature ? Les peuples sont-ils à blâmer de ce qu’ils ont les sentimens de créatures raisonnables, de ce qu’ils font les réflexions que des créatures de cet ordre doivent faire, de ce qu’ils ne conçoivent pas les choses autrement qu’ils ne trouvent et ne sentent qu’elles sont ? Ceux-là ne méritent-ils pas plutôt d’être blâmés, qui font des choses qui donnent lieu à des mécontentemens fondés sur de si justes raisons ? J’avoue que l’orgueil, l’ambition et l’esprit inquiet de certaines gens, ont causé souvent de grands désordres dans les états, et que les factions ont été fatales à des royaumes et à des sociétés politiques. Mais, si ces désordres, si ces désastres sont venus de la légèreté, de l’esprit turbulent des peuples, et du désir de se défaire de l’autorité légitime de leurs conducteurs ; ou, s’ils ont procédé des efforts injustes qu’ont faits les conducteurs et les Princes pour acquérir et exercer un pouvoir arbitraire sur leurs peuples ; si l’oppression, ou la désobéissance en a été l’origine, c’est ce que je laisse à décider à l’histoire. Ce que je puis assurer, c’est que quiconque, soit Prince ou sujet, envahit les droits de son peuple ou de son Prince, et donne lieu au renversement de la forme d’un gouvernement juste, se rend coupable d’un des plus grands crimes qu’on puisse commettre, et est responsable de tous les malheurs ; de tout le sang répandu, de toutes les rapines, de tous les désordres qui détruisent un gouvernement et désolent un pays. Tous ceux qui sont coupables d’un crime si énorme, d’un crime d’une si terrible conséquence, doivent être regardés comme les ennemis du genre-humain, comme une peste fatale aux états, et être traités de la manière qu’ils méritent.

XXI. Qu’on doive résister à des sujets, ou à des étrangers qui entreprennent de se saisir, par la force, de ce qui appartient en propre à un peuple, c’est de quoi tout le monde demeure d’accord ; mais, qu’il soit permis de faire la même chose à l’égard des Magistrats et des Princes qui font de semblables entreprises, c’est ce qu’on a nié dans ces derniers tems : comme si ceux, à qui les loix ont donné de plus grands priviléges qu’aux autres, avoient reçu par-là le pouvoir d’enfreindre ces loix, desquelles ils avoient reçu un rang et des biens plus considérables que ceux de leurs frères ; au lieu que leur mauvaise conduite est plus blâmable, et leurs fautes deviennent plus grandes, soit parce qu’ils sont ingrats des avantages que les loix leur ont accordés, soit parce qu’ils abusent de la confiance que leurs frères avoient prise en eux.

XXII. Quiconque emploie la force sans droit, comme font tous ceux qui, dans une société, emploie la force et la violence sans la permission des loix, se met en état de guerre, avec ceux contre qui il l’emploie ; et dans cet état, tous les liens, tous les engagemens précédens sont rompus, tout autre droit cesse, hors le droit de se défendre et de résister à un agresseur. Cela est si évident, que Barclay lui-même, qui est un grand défenseur du pouvoir sacré des Rois, est contraint de confesser que les peuples, dans ces sortes de cas, peuvent légitimement résister à leurs Rois ; il ne fait point difficulté d’en tomber d’accord dans ce chapitre même, où il prétend montrer que les loix divines sont contraires à toute sorte de rebellion. Il paroît donc manifestement, par sa propre doctrine, que puisque dans de certains cas on a droit de résister et de s’opposer à un Prince, toute résistance n’est pas rebellion.

Voici les paroles de Barclay[1].

Quod si quis dicat, ergone populus tyrannicæ crudelitati et furori jugulum semper præbebit ? Ergone multitudo civitates suas fame, ferro et flammâ vastari, seque conjuges, et liberos fortunæ ludibrio et tyranni libidini exponi, inque omnia vitæ pericula, omnesque miserias et molestia à Rege deduci patientur ? Num illis quod omni animantium generi est à natura tributum, denegari debet, ut sc. vim vi repellant, seseque ab injuriâ tueantur ? Huic breviter responsum sit, populo universo negari defensionem, quæ juris naturalis est, neque ultionem quæ præter naturarem est adversus Regem concedi debere. Quapropter si Rex non in singulares tantum personas aliquot privatum odium exerceat, sed corpus etiam reipublicæ, cujus ipse caput est, id est, totum populum, vel insignem aliquam ejus partem immani et intolerendâ sævitiâ seu tyrannide divexet ; populo quidem hoc casu resistendi ac tuendi se ab injuriâ potestas competit, sed tuenti se tantum, non enim in principem invadendi : et restituendæ injuriæ illatæ, non recedendi à debitâ reverentiâ propter acceptam injuriam. Præsentem denique impetum propulsandi, non vim præteritam ulciscendi jus habet. Horum enim alterum à naturâ est, ut vitam scilicet corpusque tueamur. Alterum vero contra naturam, ut inferior de superiori supplicium sumat. Quod itaque populus malum, antequam factum sit impedire potest, ne fiat, id postquam factumest, in Regem autorem sceleris vindicare non potest. Populus igitur hoc ampliùs quam privatus quispiam habet, quod huic, vel ipsis adversariis judicibus, excepto Buchanano, nullum nisi in patientia remedium superest : cum ille si intolerabilis tyrannis est (modicum enim ferre omnino debet) resistere cum reverentiâ possit.

« Si quelqu’un dit : faudra-t-il donc que le peuple soit toujours exposé à la cruauté et à la fureur de la tyrannie ? Les gens seront-ils obligés de voir tranquillement la faim, le fer et le feu ravager leurs villes, de se voir eux-mêmes, de voir leurs femmes, leurs enfans assujétis aux caprices de la fortune et aux passions d’un tyran, et de souffrir que leur Roi les précipite dans toutes sortes de misères et de calamités ? Leur refuserons-nous ce que la nature a accordé à toutes les espèces d’animaux, savoir de repousser la force par la force et de se défendre contre les injures et la violence ? Je réponds en deux mots, que les loix de la nature permettent de se défendre soi-même, qu’il est certain que tout un peuple a droit de se défendre, même contre son Roi ; mais qu’il ne faut point se venger de son Roi, telle vengeance étant contraire aux mêmes loix de la nature. Ainsi, lorsqu’un Roi ne maltraite pas seulement quelques particuliers, mais exerce une cruauté et une tyrannie extrême et insupportable contre tout le corps de l’état, dont il est le chef, c’est-à-dire, contre tout le peuple, ou du moins contre une partie considérable de ses sujets : en ce cas, le peuple a droit de résister et de se défendre, mais de se défendre seulement, non d’attaquer son prince, et il lui est permis de demander la réparation du dommage qui lui a été causé, et de se plaindre du tort qui lui est fait, mais non de se départir, à cause des injustices qui ont été exercées contre lui, du respect qui est dû à son Roi. Enfin, il a droit de repousser une violence présente, non de tirer vengeance d’une violence passée. La nature a donné le pouvoir de faire l’un, pour la défense de notre vie et de notre corps ; mais elle ne permet point l’autre ; elle ne permet point, sans doute, à un inférieur de punir son supérieur. Avant que le mal soit arrivé, le peuple est en droit d’employer les moyens qui sont capables d’empêcher qu’il n’arrive ; mais lorsqu’il est arrivé, il ne peut pas punir le Prince qui est l’auteur de l’injustice et de l’attentat. Voici donc en quoi consiste le privilége des peuples, et la différence qu’il y a entre eux, sur ce sujet, et des particuliers, c’est qu’il ne reste à des particuliers, de l’aveu même des adversaires : si l’on excepte Buchanan, qu’il ne leur reste, dis-je, pour remède, que la patience ; au lieu que les peuples, si la tyrannie est insupportable (car on est obligé de souffrir patiemment les maux médiocres), peuvent résister, sans faire rien de contraire à ce respect qui est dû à des Souverains ».

XXIII. C’est ainsi qu’un grand partisan du pouvoir monarchique approuve la résistance et la croit juste. Il est vrai qu’il propose deux restrictions sur ce sujet, qui ne sont nullement raisonnables. La première est, qu’il faut résister avec respect et avec révérence. La seconde, que ce doit être sans vengeance et sans punition ; et la raison, qu’il en donne, c’est qu’un inférieur n’a pas droit de punir un supérieur. Premièrement, comment peut-on résister à la force et à la violence, sans donner des coups, ou comment peut-on donner des coups avec respect ? J’avoue que cela me passe. Un homme qui, étant vivement attaqué, n’opposeroit qu’un bouclier pour sa défense, et se contenteroit de recevoir respectueusement, avec ce bouclier, les coups qu’on lui porteroit, ou qui se tiendroit dans une posture encore plus respectueuse, sans avoir à la main une épée, capable d’abattre et de dompter la fierté, l’air assuré et la force de son assaillant, ne feroit pas, sans doute, une longue résistance, et ne manqueroit pas d’éprouver bientôt que sa défense n’auroit servi qu’à lui attirer de plus grands malheurs, et de plus dangereuses blessures. Ce seroit, sans doute, user d’un moyen bien ridicule de résister dans un combat, ubi tu pulsas, ego vapulabo tantum, comme dit Juvenal : et le succès du combat ne sauroit être autre que celui que ce Poëte décrit dans ces vers[2] :

....Libertas pauperis haec est :
Pulsatus rogat, et pugnis concisus adorat,
Ut liceat paucis cum dentibus inde reverti.

Certainement, la résistance imaginaire dont il s’agit, ne manqueroit jamais d’être suivie d’un événement semblable. C’est pourquoi, celui qui est en droit de résister, est, sans doute, aussi en droit de porter des coups. En cette rencontre, il a dû être permis à Barclay, et le doit être à tout autre homme, de porter des coups, de donner de grands coups de sabre sur la tête, ou de faire des balafres au visage de son agresseur, avec toute la révérence, avec tout le respect imaginable. Il faut avouer qu’un homme qui sait si bien concilier les coups et le respect, mérite, pour ses peines et pour son adresse, d’être bien frotté, mais d’une manière extrêmement civile et respectueuse, dès que l’occasion se présentera. Pour ce qui regarde la seconde restriction, fondée sur ce principe : un inférieur n’a pas droit de punir un supérieur ; je dis que le principe en général est vrai, et qu’un inférieur n’a point droit de punir son supérieur, tandis qu’il est son supérieur. Mais opposer la force à la force, étant une action de l’état de guerre, qui rend les parties égales entre elles, et casse et abolit toutes les relations précédentes, toutes les obligations et tous les droits de respect, de révérence et de supériorité ; toute l’inégalité et la différence qui reste, c’est que celui qui s’oppose à un agresseur injuste, a cette supériorité et cet avantage sur lui, qu’il a droit, lorsqu’il vient à avoir le dessus, de le punir, soit à cause de la rupture de la paix, ou à cause des malheurs qui sont provenus de l’état de guerre. Barclay, dans un autre endroit, s’accorde mieux avec lui-même, et raisonne plus juste, lorsqu’il nie qu’il soit permis, en aucun cas, de résister à un Roi. Il pose pourtant deux cas, dans lesquels un Roi peut perdre son droit à la royauté. Voici comme il parle sur ce sujet[3].

Quid ergo, nulline casus incidere possunt quibus populo sese erigere atque in Regem impotentius dominantem arma capere et invadere jure suo suâque authoritate liceat ? Nulli certe quandiu Rex manet. Semper enim ex divinis id obstat, Regem honorificato ; et qui potestati resistit, Dei ordinationi resistit : Non aliàs igitur in eum populo potestas est quam si id committat propter quod ipso jure rex esse desinat. Tunc enim se ipse principatu exuit atque in privatis constituit liber : hoc modo populus et superior efficitur, reverso ad eum sc. jure illo quod ante regem inauguratum in interregno habuit. At sunt paucorum generum commissa ejusmodi quæ hunc effectum pariunt. At ego cum plurima animo perlustrem duo tantum invenio, duos inquam, casus, quibus rex ipso facto ex rege non regem se facit et omni honore et dignitate regali atque in subditos potestate destituit ; quorum etiam meminit Winzerus. Horum unus est si regnum disperdat, quemadmodum de Nerone fertur, quod is nempe Senatum Populumque Romanum, atque adeo urbem ipsam ferro flammaque vastare, ac novas sibi sedes quaerere decrevisset. Et de Caligula, quod palam denunciaverit se neque civem neque principem Senatus amplius fore, inque animo habuerit, interempto utriusque Ordinis Electissimo quoque, Alexandriam commigrare, ac ut populum uno ictu interimeret, unam ei cervicem optavit. Talia cum rex aliquis mediatur et molitur serio, omnem regnandi curam et animum illico abjicit, ac proinde imperium in subditos amittit, ut dominus servi pro derelicto habiti, dominium.

Alter casus est, si rex alicujus clientelam se contulerit, ac regnum quod liberum à majoribus et populo traditum accepit, alienæ ditioni mancipaverit. Nam tunc quamvis forte non eà mente id agit populo plane ut incommodet : tamen quia quod præcipuum est regiæ dignitatis, amisit, ut summus scilicet in regno secundum Deum sit, et solo Deo inferior, atque populum etiam totum ignorantem vel invitum cujus libertatem sartam et tectam conservare debuit, in alterius gentis ditionem et potestatem dedidit ; hâc velut quadam regni abalienatione effecit, ut nec quod ipse in regno imperium habuit retineat, nec in eum cui collatum voluit, juris quicquam transferat, atque ita eo facto liberum jam et suæ potestati populum relinquit, cujus rei exemplum unum annales Scotici suppeditant.

« Quoi donc, ne peut-il se trouver aucun cas, dans lequel le peuple ait droit de se soulever, de prendre les armes contre son Roi, et de le détrôner, lorsqu’il exerce une domination violente et tyrannique ? Certainement, il ne sauroit y en avoir aucun, tandis qu’un Roi demeure Roi. La parole divine nous enseigne assez cette vérité, quand elle dit : Honore le Roi. Celui qui résiste à la puissance, résiste à l’ordonnance de Dieu. Le peuple donc ne sauroit avoir nul pouvoir sur son Roi, à moins que ce Souverain ne pratiquât des choses qui lui fissent perdre le droit et la qualité de Roi. Car, alors il se dépouille lui-même de sa dignité et de ses privilèges, et devient un homme privé ; et par le même moyen le peuple lui devient supérieur ; le droit et l’autorité qu’il avoit pendant l’interrègne, avant le couronnement de son Prince, étant retournés à lui. Mais, véritablement, il n’arrive guère qu’un Prince, fasse des choses de cette nature ; et que, par conséquent, lui et le peuple en viennent à ce point dont il est question. Quand je médite attentivement sur cette matière, je ne conçois que deux cas, où un Roi cesse d’être Roi, et se dépouille de toute la dignité royale, et de tout le pouvoir qu’il avoit sur ses sujets. Winzerus fait mention de ces deux sortes de cas. L’un, arrive, lorsqu’un Prince a dessein et s’efforce de renverser le gouvernement, à l’exemple de Néron, qui avoit résolu de perdre le sénat et le peuple romain, et de réduire en cendres et dans la dernière désolation la ville de Rome, par le fer et par le feu, et d’aller ensuite établir ailleurs sa demeure ; et à l’exemple encore de Caligula, qui déclara ouvertement et sans façon, qu’il vouloit qu’il n’y eût plus, ni peuple, ni sénat, qui avoit pris la résolution de faire périr tout ce qu’il y avoit de personnages illustres et vertueux, de l’un et de l’autre ordre, et de se retirer, après cette belle expédition, à Alexandrie ; et qui, pour tout dire, se porta à cet excès de cruauté et de fureur, que de desirer que le peuple romain n’eût qu’une tête, afin qu’il put perdre et détruire tout ce peuple, d’un seul coup. Quand un Roi médite et veut entreprendre sérieusement des choses de cette nature, il abandonne dès-lors tout le soin de l’état, et perd, par conséquent, le droit de domination qu’il avoit sur ses sujets : tout de même qu’un maître cesse d’avoir droit de domination sur son esclave, dès qu’il l’abandonne.

» L’autre cas arrive, quand un Roi se met sous la protection de quelqu’un, et remet entre ses mains le royaume indépendant qu’il avoit reçu de ses ancêtres et du peuple : car bien qu’il ne fasse pas cela, peut-être dans l’intention de préjudicier au peuple, néanmoins parce qu’il se défait de ce qu’il y a de principal et de plus considérable dans son royaume ; savoir, d’y être souverain, de n’être soumis et inférieur qu’à Dieu seul, et qu’il assujétit, de vive force, à la domination et au pouvoir d’une nation étrangère ce pauvre peuple, dont il étoit obligé si étroitement de maintenir et de défendre la liberté, il perd, en aliénant ainsi son royaume, ce qu’il lui appartenait auparavant, et ne confère et ne communique nul droit pour cela à celui à qui il remet ses états ; et, par ce moyen, il laisse le peuple libre, et dans le pouvoir de faire ce qu’il jugera à propos. Les monumens de l’histoire d’Écosse nous fournissent, sur ce sujet, un exemple bien mémorable ».

XXIV. Barclay, le grand défenseur de la monarchie absolue, est contraint de reconnoître, qu’en ce cas il est permis de résister à un Roi, et qu’alors, un Roi cesse d’être Roi. Cela signifie en deux mots, pour ne pas multiplier les cas, que toutes les fois qu’un Roi agit sans avoir reçu d’autorité pour ce qu’il entreprend, il cesse d’être Roi, et devient comme un autre homme à qui aucune autorité n’a été conférée. Je puis dire que les deux cas que Barclay allègue, diffèrent peu de ceux dont j’ai fait mention ci-dessus, et que j’ai dit qui dissolvoient les gouvernernens. Il faut pourtant remarquer qu’il a omis le principe d’où cette doctrine découle, et qui est, qu’un Roi abuse étrangement de la confiance qu’on avoit mise en lui, et de l’autorité qu’on lui avoit remise, lorsqu’il ne conserve pas la forme de gouvernement dont on étoit convenu, et qu’il ne tend pas à la fin du gouvernement même, laquelle n’est autre que le bien public et la conservation de ce qui appartient en propre. Quand un Roi s’est détrôné lui-même, et s’est mis dans l’état de guerre avec son peuple ; qu’est-ce qui peut empêcher le peuple de poursuivre un homme qui n’est point Roi, comme il seroit en droit de poursuivre tout autre homme qui se seroit mis en état de guerre avec lui ? Que Barclay et ceux qui sont de son opinion, nous satisfassent sur ce point.

« (Aussi, il me semble qu’on peut remarquer ici ce que Barclay dit, que le peuple peut prévenir le mal dont il est menacé, avant qu’il soit arrivé. En quoi il admet la résistance, quand la tyrannie n’est encore qu’intentionnelle. Dès qu’un Roi médite un tel dessein, et le poursuit sérieusement, il est censé abandonner toute considération et égard pour le bien public. De sorte, que, selon lui, la simple négligence du bien public peut être considérée comme preuve d’un tel dessein, et au moins pour une cause suffisante de résistance ; il en donne la raison en disant, parce qu’il a voulu trahir ou violenter son peuple, dont il devoit soigneusement maintenir la liberté. Ce qu’il ajoute, sous le pouvoir, ou la domination d’une nation étrangère, ne signifie rien, le crime consistant dans la perte de cette liberté, dont la conservation lui étoit confiée, et non dans la destruction des personnes sous la domination desquelles il seroit assujéti. Le droit du peuple est également envahi et sa liberté perdue, soit qu’il devienne esclave de ceux de leur propre nation, ou d’une étrangère, et en cela consiste l’injustice, contre laquelle seulement il a droit de se soulever ; et l’histoire de toutes les nations fournit des preuves que cette injustice ne consiste point dans le changement de nation ou de personne dans leur gouverneur, mais d’un changement dans la constitution du gouvernement)[4] ».

Bilson, Évêque d’Angleterre, très-ardent pour le pouvoir et la prérogative des Princes, reconnoît, si je ne me trompe, dans son traité de la Soumission chrétienne, que les Princes peuvent perdre leur autorité et le droit qu’ils ont de se faire obéir de leurs sujets. Que s’il étoit nécessaire d’un grand nombre de témoignages et d’autorités pour persuader une doctrine si bien fondée, si raisonnable, et si convaincante d’elle-même, je pourrois renvoyer mon lecteur à Bracton, à Fortescue, à l’auteur du Mirror, et à d’autres écrivains qu’on ne peut soupçonner d’ignorer la nature et la forme du gouvernement d’Angleterre, ou d’en être les ennemis. Mais je pense que Hooker seul peut suffire à ceux qui suivent ses sentiment touchant la politique ecclésiastique, et qui pourtant, je ne sais par quelle fatalité, se portent à nier et à rejeter les principes sur lesquels il l’a fondée. Je ne veux pas les accuser d’être des instrumens de certains habiles ouvriers qui avoient formé de terribles desseins. Mais je suis sûr que leur politique civile est si nouvelle, si dangereuse, et si fatale aux Princes et aux Peuples, qu’on n’auroit osé, dans les siècles précédens, la proposer et la soutenir. C’est pourquoi il faut espérer que ceux qui se trouvent délivrés des impositions des Égyptiens, auront en horreur la mémoire de ces flatteurs, de ces ames basses et serviles, qui, parce que cela servoit à leur fortune, et à leur avancement, ne reconnoissoient pour gouvernement légitime, que la tyrannie absolue, et vouloient rendre tout le monde esclave.

XXV. On ne manquera point, sans doute, de proposer ici cette question si commune : Qui jugera si le Prince, ou la puissance législative, passe l’étendue de son pouvoir et de son autorité ? Des gens mal intentionnés et séditieux, se peuvent glisser parmi le peuple, lui faire accroire que ceux qui gouvernent pratiquent des choses pour lesquelles ils n’ont reçu nulle autorité, quoiqu’ils fassent un bon usage de leur prérogative. Je réponds, que c’est le peuple qui doit juger de cela. En effet, qui est-ce qui pourra mieux juger si l’on s’acquitte bien d’une commission, que celui qui l’a donnée, et qui par la même autorité, par laquelle il a donné cette commission, peut désapprouver ce qu’aura fait la personne qui l’a reçue, et ne se plus servir d’elle, lorsqu’elle ne se conforme pas à ce qui lui a été prescrit ? S’il n’y a rien de si raisonnable et de si juste dans les cas particuliers des hommes privés, pourquoi ne sera-t-il pas permis d’en user de même à l’égard d’une chose aussi importante, qu’est le bonheur d’un million de personnes, et lorsqu’il s’agit de prévenir les malheurs les plus dangereux et les plus épouvantables ; des malheurs d’autant plus à craindre, qu’il est presque impossible d’y remédier, quand ils sont arrivés ?

XXVI. Du reste, par cette demande, qui en jugera ? on ne doit point entendre qu’il ne peut y avoir nul juge ; car, quand, il ne s’en trouve aucun sur la terre pour terminer les différends qui sont entre les hommes, il y en a toujours un au Ciel. Certainement, Dieu seul est juge, de droit : mais cela n’empêche pas que chaque homme ne puisse juger pour soi-même, dans le cas dont il s’agit ici, aussi-bien que dans tous les autres, et décider si un autre homme s’est mis dans l’état de guerre avec lui, et s’il a droit d’appeler au souverain juge, comme fit Jephté.

XXVII. S’il s’élève quelque différend entre un prince et quelques-uns du peuple, sur un point sur lequel les loix ne prescrivent rien, ou qui se trouve douteux, mais où il s’agit de choses d’importance ; je suis fort porté à croire que dans un cas de cette nature, le différend doit être décidé par le corps du peuple. Car, dans des causes qui sont remises à l’autorité et à la discrétion sage du Prince, et dans lesquelles il est dispensé d’agir conjointement avec l’assemblée ordinaire des législateurs, si quelques-uns pensent avoir reçu quelque préjudice considérable, et croient que le Prince agit d’une manière contraire à leur avantage, et va au-delà de l’étendue de son pouvoir ; qui est plus propre à en juger que le corps du peuple, qui, du commencement, lui a conféré l’autorité dont il est revêtu, et qui, par conséquent, sait quelles bornes il a mises au pouvoir de celui entre les mains duquel il a remis les rênes du gouvernement ? Que si, un Prince ou tout autre qui aura l’administration du gouvernement de l’état, refuse ce moyen de terminer les différends ; alors, il ne reste qu’à appeler au Ciel. La violence, qui est exercée entre des personnes qui n’ont nul juge souverain, et établi sur la terre, ou celle qui ne permet point qu’on appelle sur la terre à aucun juge, étant proprement un état de guerre, le seul parti qu’il y a à prendre, en cette rencontre, c’est d’appeler au Ciel ; et la partie offensée peut juger pour elle-même, lorsqu’elle croit qu’il est à propos d’appeler au Ciel.

XXVIII. Donc, pour conclure, le pouvoir que chaque particulier remet à la société dans laquelle il entre, ne peut jamais retourner aux particuliers pendant que la société subsiste, mais réside toujours dans la communauté ; parce que, sans cela, il ne sauroit y avoir de communauté ni d’état, ce qui pourtant seroit tout-à-fait contraire à la convention originaire. C’est pourquoi, quand le peuple a placé le pouvoir législatif dans une assemblée, et arrêté que ce pouvoir continueroit à être exercé par l’assemblée et par ses successeurs, auxquels elle aurait elle-même soin de pourvoir, le pouvoir législatif ne peut jamais retourner au peuple, pendant que le gouvernement subsiste ; parce qu’ayant établi une puissance législative pour toujours, il lui a remis tout le pouvoir politique ; et ainsi, il ne peut point le reprendre. Mais s’il a prescrit certaines limites à la durée de la puissance législative, et a voulu que le pouvoir suprême résidât dans une seule personne ou dans une assemblée, pour un certain tems seulement ; ou bien, si ceux qui sont constitués en autorité ont, par leur mauvaise conduite, perdu leur droit et leur pouvoir : quand les conducteurs ont perdu ainsi leur pouvoir et leur droit, ou que le tems déterminé est fini, le pouvoir suprême retourne à la société ; et le peuple a droit d’agir en qualité de souverain, et d’exercer l’autorité législative, ou bien d’ériger une nouvelle forme de gouvernement, et de remettre la suprême puissance, dont il se trouve alors entièrement et pleinement revêtu, entre de nouvelles mains, comme il juge à propos.


F I N.
  1. Contra Monarchom. lib. III, ch. 8.
  2. Note de Wikisource : Dans un combat où tu frappes, et où je ne ferai qu’être étrillé, le succès du combat ne saurait être autre que celui que Juvénal décrit dans ses Satires, III, v. 299-301 :

    « .... D’un pauvre, voici la liberté :
    Battu, il doit prier, et, rompu, supplier
    Qu’avec une ou deux dents il puisse s’en tirer. »

    Juvénal, Satires, traduction Wikisource.
  3. Contra Monarchom. lib. III, ch. 16.
  4. « Ces 36 lignes, qui sont dans la cinquième édition Anglaise de 1728, chez Bettesworth, ont été passées par le Traducteur, sans que l’on puisse voir pour quelle raison, après avoir traduit plusieurs autres endroits qui ne seront pas plus que celles-ci du goût des Tyrans, ou des usurpateurs des droits du peuple, c’est pourquoi nous les avons remises à leur place ».