Traité du gouvernement civil (trad. Mazel)/Chapitre XIII

Traduction par David Mazel.
Royez (p. 250-263).


CHAPITRE XIII.

De la Prérogative.


Ier. Lorsque le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif sont en différentes mains, comme dans toutes les monarchies modérées, et dans tous les gouvernemens bien règlés, le bien de la société demande qu’on laisse quantité de choses à la discrétion de celui qui a le pouvoir exécutif. Car, les législateurs n’étant pas capables de prévoir tout, ni de pourvoir, par des loix, à tout ce qui peut être utile et nécessaire à la communauté, celui qui fait exécuter les loix, étant revêtu de pouvoir, a, par les loix communes de la nature, le droit d’employer son pouvoir pour le bien de la société, dans plusieurs cas, auxquels les loix de l’état n’ont point pourvu, jusqu’à ce que le pouvoir législatif puisse être duement assemblé, et y pourvoir lui-même. Et, certainement, il y a plusieurs cas auxquels les législateurs ne sauroient pourvoir en aucune manière ; et ces cas-là doivent nécessairement être laissés à la discrétion de celui qui a le pouvoir exécutif entre les mains, pour être règlés par lui, selon que le bien public et l’avantage de la société le demandera. Cela fait que les loix mêmes, doivent, en certains cas, céder au pouvoir exécutif, ou plutôt à la loi fondamentale de la nature et du gouvernement, qui est, qu’autant qu’il est possible, tous les membres de la société doivent être conservés. En effet, plusieurs accidens peuvent arriver, dans lesquels une observation rigide et étroite des loix, est capable de causer bien du préjudice, comme de ne pas abattre la maison d’un homme de bien pour arrêter le ravage d’un incendie ; et un homme, en s’attachant scrupuleusement aux loix, qui ne font point distinction des personnes, peut faire une action qui mérite une récompense, et qui, en même-tems, ait besoin de pardon. C’est pourquoi, celui qui tient les rênes du gouvernement, doit avoir, en divers cas, le pouvoir d’adoucir la sévérité des loix, et de pardonner quelques crimes, vu que la fin du gouvernement étant de conserver tous les membres de la société, autant qu’il se peut, des coupables doivent être épargnés, et obtenir leur pardon, lorsqu’on voit manifestement qu’en leur faisant grace, on ne cause aucun préjudice aux innocens.

II. Le pouvoir d’agir avec discrétion pour le bien public, lorsque les loix n’ont rien prescrit sur de certains cas qui se présentent, ou quand même elles auroient prescrit ce qui doit se faire en ces sortes de cas, mais qu’on ne peut exécuter dans de certaines conjonctures sans nuire fort à l’état : ce pouvoir, dis-je, est ce qu’on appelle prérogative, et il est établi fort judicieusement. Car, puisque dans quelques gouvernemens le pouvoir législatif n’est pas toujours sur pied ; que même l’assemblée de ce pouvoir est d’ordinaire trop nombreuse et trop lente à dépêcher les affaires qui demandent une prompte exécution et qu’il est impossible de prévoir tout, et de pourvoir, par les loix, à tous les accidens et à toutes les nécessités qui peuvent concerner le bien public, ou de faire des loix qui ne soient point capables de causer du préjudice dans certaines circonstances, quoiqu’on les exécute avec une rigueur inflexible dans toutes sortes d’occasions, et à l’égard de toutes sortes de personnes : c’est pour toutes ces raisons qu’on a donné une grande liberté au pouvoir exécutif, et qu’on a laissé à sa discrétion et à sa prudence, bien des choses dont les loix ne disent rien.

III. Tant que ce pouvoir est employé pour l’avantage de l’état, et conformément à la confiance de la société et aux fins du gouvernement, c’est une prérogative incontestable, et on n’y trouve jamais à redire. Car le peuple n’est guère scrupuleux ou rigide sur le point de la prérogative, pendant que ceux qui l’ont s’en servent assez bien pour l’usage auquel elle a été destinée, c’est-à-dire, pour le bien public, et non pas ouvertement contre ce même bien. Que s’il vient à s’élever quelque contestation entre le pouvoir exécutif et le peuple, au sujet d’une chose traitée de prérogative, on peut aisément décider la question, en considérant si l’exercice de cette prérogative tend à l’avantage ou au désavantage du peuple.

IV. Il est aisé de concevoir que dans l’enfance, pour ainsi dire, des gouvernemens, lorsque les états différoient peu des familles, eu égard au nombre des membres, ils ne différoient non plus guère, eu égard au nombre des loix. Les gouverneurs de ces états, aussi bien que les pères de ces familles, veillant pour le bien de ceux dont la conduite leur avoit été commise, le droit de gouverner et de conduire, étoit alors presque toute la prérogative. Comme il n’y avoit que peu de loix établies, la plupart des choses étoient laissées à la discrétion, à la prudence et aux soins des conducteurs. Mais quand l’erreur ou la flatterie est venue à prévaloir dans l’esprit foible des Princes, et à les porter à se servir de leur puissance pour des fins particulières et pour leurs propres intérêts, non pour le bien public, le peuple a été obligé de déterminer par des loix, la prérogative, de la règler dans les cas qu’il trouvoit lui être désavantageux, et de faire des restrictions pour des cas où les ancêtres les avoient laissées, dans une extrême étendue de liberté, à la sagesse de ces Princes, qui faisoient un bon usage du pouvoir indéfini qu’on leur laissoit, c’est-à-dire, un usage avantageux au peuple.

V. Ainsi, ceux-là ont une très-mauvaise idée du gouvernement, qui disent que le peuple a empiété sur la prérogative, lorsqu’il a entrepris de la déterminer et de la borner par des loix positives. Car, en agissant de la sorte, il n’a point arraché au Prince une chose qui lui appartînt de droit ; il n’a fait que déclarer que ce pouvoir, qui avoit été laissé indéfini entre ses mains, ou entre les mains de ses ancêtres, afin qu’il fût exercé pour le bien public, n’étoit pas ce qu’il pensoit, lorsqu’il en usoit d’une manière contraire à ce bien-là. Car la fin du gouvernement n’étant autre chose que le bien-être de la communauté, tous les changemens et toutes les restrictions qui tendent à cette fin, ne sont nullement une usurpation du droit de personne, puisque personne, dans le gouvernement, n’a droit de se proposer une autre fin. Cela seulement doit être regardé comme une usurpation qui est nuisible et contraire au bien public. Ceux qui parlent d’une autre manière, raisonnent comme si le Prince pouvoit avoir des intérêts distincts et séparés de ceux de la communauté, et que le Prince ne fût pas fait pour le peuple. C’est-là la source de presque tous les malheurs, de toutes les misères, de tous les désordres qui arrivent dans les gouvernemens monarchiques. Et, certes, s’il falloit que les choses allassent, comme elles vont dans ces sortes de gouvernement, le peuple ne seroit point une société de créatures raisonnables, qui composassent un corps pour leur mutuel avantage, et qui eussent des conducteurs établis sur elles pour être attentifs à procurer leur plus grand bien ; mais plutôt un troupeau de créatures inférieures, sous la domination d’un maître qui les feroit travailler, et emploieroit leur travail pour son plaisir et pour son profit particulier. Si les hommes étoient assez destitués de raison et assez abrutis pour entrer dans une société sous de telles conditions, la prérogative, entre les mains de qui que ce fût qu’elle se trouvât, pourroit être un pouvoir arbitraire et un droit de faire des choses préjudiciables au peuple.

VI. Mais puisqu’on ne peut supposer qu’une créature raisonnable, lorsqu’elle est libre, se soumette à un autre, pour son propre désavantage (quoique si l’on rencontre quelque bon et sage conducteur, on ne pense peut-être pas qu’il soit nécessaire ou utile de limiter en toutes choses son pouvoir), la prérogative ne sauroit être fondée que sur la permission que le peuple a donnée à ceux à qui il a remis le gouvernement, de faire diverses choses, de leur propre et libre choix, quand les loix ne prescrivent rien sur certains cas qui se présentent, et d’agir même quelquefois d’une manière contraire à des loix expresses de l’état, si le bien public le requiert, et sur l’approbation que la société est obligée de donner à cette conduite. Et, véritablement, comme un bon Prince, qui a toujours devant les yeux la confiance qu’on a mise en lui, et qui a à cœur le bien de son peuple, ne sauroit avoir une prérogative trop grande, c’est-à-dire, un trop grand pouvoir de procurer le bien public ; aussi un Prince foible ou méchant, qui peut alléguer le pouvoir que ses prédécesseurs ont exercé, sans la direction des loix, comme une prérogative qui lui appartient de droit, et dont il peut se servir, selon son plaisir, pour avancer des intérêts différens de ceux de la société, donne sujet au peuple de reprendre son droit, et de limiter le pouvoir d’un tel Prince, ce pouvoir qu’il a été bien aise d’approuver et d’accorder tacitement, tandis qu’il a été exercé en faveur du bien public.

VII. Si nous voulons jeter les yeux sur l’histoire d’Angleterre, nous trouverons que la prérogative a toujours crû entre les mains des plus sages et des meilleurs Princes, parce que le peuple remarquoit que toutes leurs actions ne tendoient qu’au bien public ; ou si, par la fragilité humaine (car les Princes sont hommes, et faits comme les autres), ils se détournoient un peu de cette fin, il paroissoit toujours qu’en général leur conduite tendoit à cette fin-là, et que leurs principales vues avoient pour objet le bien du peuple. Ainsi, le peuple trouvant qu’il avoit sujet d’être satisfait de ces Princes ; toutes les fois qu’ils venoient à agir sans aucune loi écrite, ou d’une manière contraire à des loix formelles, il acquiesçoit à ce qu’ils faisoient, et sans se plaindre, il leur laissoit étendre et augmenter leur prérogative, comme ils vouloient, jugeant, avec raison, qu’ils ne pratiquoient rien en cela qui préjudiciât à ses loix, puisqu’ils agissoient conformément aux fondemens et à la fin de toutes les loix, c’est-à-dire, conformément au bien public.

VIII. Certainement, ces Princes, semblables à Dieu, autant qu’il était possible, avoient quelque droit au pouvoir arbitraire, par la raison que la monarchie absolue est le meilleur de tous les gouvernemens, lorsque les Princes participent à la sagesse et à la bonté de ce grand Dieu, qui gouverne, avec un pouvoir absolu, tout l’univers. Il ne laisse pourtant pas d’être vrai que les règnes des bons Princes ont été toujours très-dangereux et très-nuisibles aux libertés de leur peuple, parce que leurs successeurs n’ayant pas les mêmes sentimens qu’eux, ni les mêmes vues et les mêmes vertus, ont voulu tirer à conséquence et imiter les actions de ceux qui les avoient précédés, et se servir de la prérogative de ces bons Princes, pour autoriser tout ce qu’il leur plaisoit faire de mal ; comme si la prérogative accordée et permise seulement pour le bien du peuple, étoit devenue pour eux un droit de faire, selon leur plaisir, des choses nuisibles et désavantageuses à la société et à l’état. Aussi, cela a-t-il donné occasion à des murmures et à des mécontentemens, et a causé quelquefois des désordres publics, parce que le peuple vouloit recouvrer son droit originaire, et faire arrêter et déclarer que jamais ses Princes n’avoient eu une prérogative semblable à celle que ceux qui n’avoient pas à cœur les intérêts et le bien de la nation, qu’ils s’attribuoient avec tant de hauteur. En effet, il est impossible que personne, dans une société, ait jamais eu le droit de causer du préjudice au peuple, et de le rendre malheureux, quoiqu’il ait été possible et fort raisonnable, que le peuple n’ait point limité la prérogative de ces Rois ou de ces conducteurs, qui ne passoient point les bornes que le bien public marquoit et prescrivoit. Après tout, la prérogative n’est rien autre chose que le pouvoir de procurer le bien public, sans réglemens et sans loix.

IX. Le pouvoir de convoquer les parlemens en Angleterre, et de leur marquer précisément le tems, le lieu, et la durée de leurs assemblées, est certainement une prérogative du Roi ; mais on ne la lui a accordée, et on ne la lui laisse que dans la persuation qu’il s’en servira pour le bien de la nation, selon que le tems et la variété des conjonctures le requerra. Car, étant impossible de prévoir quel lieu sera le plus propre, et quelle saison la plus utile pour l’assemblée, le choix en est laissé au pouvoir exécutif, en tant qu’il peut agir à cet égard d’une manière avantageuse au peuple, et conforme aux fins des parlemens.

X. On pourra proposer sur cette matière de la prérogative, cette vieille question : Qui jugera si le pouvoir exécutif a fait un bon usage de sa prérogative ? Je réponds qu’il ne peut y avoir de juge sur la terre entre le pouvoir exécutif, qui, avec une semblable prérogative, est sur pied, et le pouvoir législatif, qui dépend, par rapport à sa convocation, de la volonté du pouvoir exécutif ; qu’il n’y en peut avoir non plus entre le pouvoir législatif et le peuple : de sorte que, soit que le pouvoir exécutif, ou le pouvoir législatif, lorsqu’il a la suprême puissance entre les mains, ait dessein et entreprenne de le rendre esclave et de le détruire, le peuple n’a d’autre remède à employer, en cette sorte de cas, aussi-bien que dans tous les autres, dans lesquels il n’a point de juge sur la terre, que d’en appeler au Ciel. D’un côté, les conducteurs, par de telles entreprises, exercent un pouvoir que le peuple n’a jamais remis entre leurs mains, et ne peut jamais y avoir remis, puisqu’il n’est pas possible qu’il ait jamais consenti qu’ils le gouvernassent, et qu’ils dominassent sur lui, à son désavantage et à son préjudice, et fissent ce qu’ils n’avoient point droit de faire ; de l’autre, le peuple n’a point de juge sur la terre à qui il puisse appeler contre les injustices de ses conducteurs ; ainsi, de tout cela, résulte le droit d’appeler au Ciel, s’il s’agit de quelque chose qui soit assez importante. C’est pourquoi, quoique le peuple, par la constitution du gouvernement, ne puisse être juge ni avoir de pouvoir supérieur, pour former des arrêts en cette rencontre : néanmoins, en vertu d’une loi qui précède toutes les loix positives des hommes, et qui est prédominante, il s’est réservé un droit qui appartient généralement à tous les hommes, lorsqu’il n’y a point d’appel sur la terre ; savoir, le droit d’examiner s’il a juste sujet d’appeler au Ciel. On ne peut, même légitimement, renoncer à un droit si essentiel et, si considérable, parce que personne ne peut se soumettre à un autre, jusqu’à lui donner la liberté de le détruire et de le rendre malheureux. Dieu et la nature ne permettent jamais, à qui que ce soit, de s’abandonner tellement soi-même, que de négliger sa propre conservation ; comme nous ne sommes point en droit de nous ôter la vie, nous ne saurions, par conséquent, avoir droit de donner à d’autres le pouvoir de nous l’ôter. Et que personne ne s’imagine que ce droit et ce privilège des peuples soient une source de perpétuels désordres ; car on ne s’en sert jamais que lorsque les inconvéniens sont devenus si grands, que le plus grand nombre des membres de l’état en souffre beaucoup, et sent qu’il est absolument nécessaire d’y remédier. Les Princes sages, qui gouvernent selon les loix, et qui ont à cœur le bien public, n’ont point à craindre cette sorte de dangers et de désordres qu’on fait sonner si haut, il ne tient qu’aux conducteurs de les éviter, comme des choses auxquelles effectivement ils doivent prendre garde de n’être pas exposés.