Traité du gouvernement civil (trad. Mazel)/Chapitre XIV

Traduction par David Mazel.
Royez (p. 263-270).


CHAPITRE XIV.

Du Pouvoir paternel, du Pouvoir politique et du Pouvoir despotique, considérés ensemble.


Ier. Quoique j’aie déjà eu occasion de parler séparément de ces trois sortes de pouvoirs, néanmoins les grandes et fâcheuses erreurs dans lesquelles on est tombé en dernier lieu, sur la matière du gouvernement, étant provenues, à mon avis, de ce qu’on a confondu ces différens pouvoirs, il ne sera peut-être pas hors de propos de les considérer ici ensemble.

II. Premièrement donc, le pouvoir paternel, ou le pouvoir des parens, n’est rien autre chose que le pouvoir que les pères et les mères ont sur leurs enfans, pour les gouverner d’une manière qui soit utile et avantageuse à ces créatures raisonnables, à qui ils ont donné le jour, jusqu’à ce qu’elles aient acquis l’usage de la raison, et soient parvenues à un état d’intelligence, dans lequel elles puissent être supposées capables d’entendre et d’observer les loix, soient que ces loix soient les loix de la nature, ou les loix positives de leur pays. Je dis, capables de les entendre aussi bien que tous les autres qui vivent, comme des hommes libres, sous ces loix. L’affection et la tendresse que Dieu a mise dans le cœur des pères et des mères pour leurs enfans, fait voir d’une manière évidente, qu’il n’a pas eu intention que leur pouvoir fût un pouvoir sévère, ni leur gouvernement un gouvernement arbitraire et sans bornes ; mais bien que ce gouvernement et ce pouvoir se terminassent aux soins, à l’instruction et à la conservation de leur lignée. Après tout, il n’y a nul sujet, ainsi que j’ai prouvé, de penser que le pouvoir des pères et des mères s’étende jamais sur la vie de leurs enfans, plus que sur la vie d’aucune autre personne, ou qu’il assujétisse les enfans, lorsqu’ils sont devenus des hommes faits, et qu’ils ont acquis l’usage de la raison, à la volonté de leurs pères et de leurs mères, plus que ne requiert la considération de la vie et de l’éducation qu’ils ont reçues d’eux, et les oblige à d’autres choses qu’à ces devoirs de respect, d’honneur, de reconnoissance, de secours, de consolation, dont ils sont tenus de s’acquitter toute leur vie, tant envers leur père, qu’envers leur mère. Le pouvoir et le gouvernement des parens est donc un pouvoir et un gouvernement naturel ; mais il ne s’étend nullement sur les droits, les fins, et la jurisdiction du pouvoir et du gouvernement qu’on appelle politique. Le pouvoir d’un père ne regarde point ce qui appartient en propre à ses enfans, qui ont droit seuls d’en disposer.

III. En second lieu, le pouvoir politique est ce pouvoir que chaque homme a dans l’état de nature, qu’on a réuni entre les mains d’une société, et que cette société a remis à des conducteurs qui ont été choisis, avec cette assurance et cette condition, soit expresse ou tacite, que ce pouvoir sera employé pour le bien du corps politique, et pour la conservation de ce qui appartient en propre à ses membres. Or, le pouvoir que chacun a dans l’état de nature, et dont on se dépouille entre les mains d’une société, consiste à user des moyens les plus propres, et que la nature permet, pour conserver ce qu’on possède en propre, et pour punir ceux qui violent les loix de la nature ; ensorte qu’en cela on travaille le plus efficacement, et le plus raisonnablement qu’il est possible, à sa propre conservation, et à la conservation du reste des hommes. La fin donc, et le grand objet de ce pouvoir, lorsqu’il est entre les mains de chaque particulier, dans l’état de nature, n’étant autre chose que la conservation de tous ceux de la société, c’est-à-dire, de tous les hommes en général, lorsqu’il vient à passer et à résider entre les mains des magistrats et des Princes, ne doit avoir d’autre fin, ni d’autre objet que la conservation des membres de la société, sur laquelle ils sont établis, que la conservation de leurs vies, de leurs libertés, et de leurs possessions ; et par une conséquence, dont la force et l’évidence ne peuvent que se faire sentir, ce pouvoir ne sauroit légitimement être un pouvoir absolu et arbitraire à l’égard de leurs vies et de leurs biens, qui doivent être conservés le mieux qu’il est possible. Tout ce à quoi le pouvoir, dont il s’agit, doit être employé, c’est à faire des loix, et à y joindre des peines ; et dans la vue de la conservation du corps politique, à en retrancher ces parties et ces membres seuls qui sont si corrompus, qu’ils mettent en grand danger ce qui est sain : si l’on infligeoit des peines dans d’autres vues, la sévérité ne seroit point légitime. Du reste, le pouvoir politique tire son origine de la convention et du consentement mutuel de ceux qui se sont joints pour composer une société.

IV. En troisième lieu, le pouvoir despotique est un pouvoir absolu et arbitraire qu’un homme a sur un autre, et dont il peut user pour lui ôter la vie dès qu’il lui plaira. La nature ne peut le donner, puisqu’elle n’a fait nulle distinction entre une personne et une autre ; et il ne peut être cédé ou conféré par aucune convention ; car, personne n’ayant un tel pouvoir sur sa propre vie, personne ne sauroit le communiquer et le donner à un autre. Il n’y a qu’un cas où l’on puisse avoir justement un pouvoir arbitraire et absolu, c’est lorsqu’on a été attaqué injustement par des gens qui se sont mis en état de guerre, et ont exposé leur vie et leurs biens au pouvoir de ceux qu’ils ont ainsi attaqués. En effet, puisque ces sortes d’agresseurs ont abandonné la raison que Dieu a donné pour régler les différends, qu’ils n’ont pas voulu employer les voies douces et paisibles, et qu’ils ont usé de force et de violence pour parvenir à leurs fins injustes, par rapport à ce sur quoi ils n’ont nul droit ; ils se sont exposés aux mêmes traitemens qu’ils avoient résolu de faire aux autres, et méritent d’être détruits, dès que l’occasion s’en présentera, par ceux qu’ils avoient dessein de détruire ; ils doivent être traités comme des créatures nuisibles et brutes, qui ne manqueroient point de faire périr, si on ne les faisoit périr elles-mêmes. Ainsi, les prisonniers pris dans une guerre juste et légitime, et ceux-là seuls, sont sujets au pouvoir despotique, qui, comme il ne tire son origine d’aucune convention, aussi n’est-il capable d’en produire aucune, mais est l’état de guerre continué. En effet, quel accord peut-on faire avec un homme qui n’est pas le maître de sa propre vie ? Si on l’en rend une fois le maître, le pouvoir despotique et arbitraire cesse : car, celui qui est devenu le maître de sa personne et de sa vie, a droit sur les moyens qui peuvent la conserver. De sorte que dès qu’un accord intervient, entre un prisonnier de guerre, et celui qui l’a en son pouvoir, l’esclavage, le pouvoir absolu, et l’état de guerre finissent.

V. La nature donne le premier des trois pouvoirs, dont nous parlons ; savoir, le pouvoir des parens, aux pères et aux mères, pour l’avantage de leurs enfans durant la minorité, pendant laquelle ils ne sont point capables de connoître et de gouverner ce qui leur appartient en propre ; et, par ce qui appartient en propre, il faut entendre ici, aussi bien que dans tous les autres endroits de cet ouvrage, le droit de propriété qu’on a sur sa personne et sur ses biens. Un accord volontaire donne le second ; savoir, le pouvoir politique, aux conducteurs et aux Princes, pour l’avantage de leurs sujets, en sorte que ces sujets puissent posséder en sûreté ce qui leur appartient en propre. Enfin, l’état de guerre donne le troisième, c’est-à-dire, le pouvoir despotique, aux Souverains qui se sont rendus maîtres des personnes et des biens de ceux qui avoient eu dessein de se rendre maîtres des leurs, et qui par-là ont perdu le droit qu’ils avoient auparavant à ce qui leur appartenoit en propre.

VI. Si l’on considère la différente origine, la différente étendue, et les différentes fins de ces divers pouvoirs, on verra clairement, que le pouvoir des pères et des mères est autant au-dessous du pouvoir des Princes et des Magistrats, que le pouvoir despotique excède ce dernier ; et que la domination absolue est tellement éloignée d’être une espèce de société civile, qu’elle n’est pas moins incompatible avec une société civile, que l’esclavage l’est avec des biens qui appartiennent en propre. Le pouvoir des parens subsiste, lorsque la minorité rend des enfans incapables de se conduire et de gouverner leurs biens propres ; le pouvoir politique, lorsque les gens peuvent disposer de leurs biens propres ; et le pouvoir despotique, lorsque les gens n’ont nuls biens propres.