Traité du gouvernement civil (trad. Mazel)/Chapitre XV

Traduction par David Mazel.
Royez (p. 271-297).


CHAPITRE XV.

Des Conquêtes.


Ier. Les gouvernemens n’ont pu avoir d’autre origine que celle dont nous avons parlé, ni les sociétés politiques n’ont été fondées sur autre chose que sur le consentement du peuple. Cependant, comme l’ambition a rempli le monde de tant de désordres, et a excité tant de guerres, qui font une si grande partie de l’histoire, on n’a guère fait réflexion à ce consentement, et plusieurs ont pris la force des armes pour le consentement du peuple, et ont considéré les conquêtes comme la source et l’origine des gouvernemens. Mais les conquêtes sont aussi éloignées d’être l’origine et le fondement des états, que la démolition d’une maison est éloignée d’être la vraie cause de la construction d’une autre en la même place. À la vérité, la destruction de la forme d’un état prépare souvent la voie à une nouvelle ; mais il est toujours certain, que sans le consentement du peuple, on ne peut jamais ériger aucune nouvelle forme de gouvernement.

II. Il n’y a personne qui demeurera d’accord qu’un agresseur, qui se met dans l’état de guerre avec un autre, et envahit ses droits, puisse jamais, par une injuste guerre, avoir droit sur ce qu’il aura conquis. Peut-on soutenir, avec raison, que des voleurs et des pirates aient droit de domination sur tout ce dont ils peuvent se rendre maîtres, ou sur ce qu’on aura été contraint de leur accorder par des promesses que la violence aura extorquées ? Si un voleur enfonce la porte de ma maison, et que, le poignard à la main, il me contraigne de lui faire, par écrit, donation de mes biens y aura-t-il droit pour cela ? Un injuste conquérant, qui me soumet à lui par la force et par son épée, n’en a pas davantage. L’injure est la même, le crime est égal, soit qu’il soit commis par un homme qui porte une couronne, ou par un homme de néant. La qualité de celui qui fait tort, ou le nombre de ceux qui le suivent, ne change point le tort et l’offense, ou s’il le change, ce n’est que pour l’aggraver. Toute la différence qu’il y a, c’est que les grands voleurs punissent les petits pour tenir les gens dans l’obéissance ; et que ces grands voleurs sont récompensés de lauriers et de triomphes, parce qu’ils sont trop puissans, en ce monde, pour les foibles mains de la justice, et qu’ils sont maîtres du pouvoir nécessaire pour punir les coupables. Quel remède puis-je employer contre un voleur qui aura percé ma maison ? Appellerai-je aux loix pour avoir justice ? Mais peut-être qu’on ne rend point justice, ou que je suis impotent et incapable de marcher. Si Dieu m’a privé de tout moyen de chercher du remède, il ne me reste que le parti de la patience. Mais, mon fils, quand il sera en état de se faire faire raison, pourra avoir recours aux loix ; lui, ou son fils peut relever appel, jusqu’à ce qu’il ait recouvré son droit. Mais ceux qui ont été conquis, ou leurs enfans, n’ont nul juge, ni nul arbitre sur la terre auquel ils puissent appeler. Alors ils doivent appeler au Ciel, comme fit Jephté, interjeter appel jusqu’à ce qu’ils aient recouvré le droit de leurs ancêtres, qui étoit d’avoir un pouvoir législatif établi sur eux, aux décisions duquel ils acquiesçoient, quand le plus grand nombre des personnes qui étoient revêtues de ce pouvoir les avoit formées. Si l’on objecte que cela est capable de causer des troubles perpétuels, je réponds, que cela n’en causera pas plus que peut faire la justice, lorsqu’elle tend les bras à tous ceux qui veulent avoir recours à elle. Celui qui trouble son voisin, sans sujet, est puni, à cause de cela, par la justice de la cour devant laquelle on a comparu. Et quant à celui qui appelle au Ciel, il doit être bien assuré qu’il a droit, mais un droit tel qu’il peut être hardiment porté à un tribunal qui ne sauroit être trompé, et qui, certainement, rendra à chacun selon le mal qu’il aura fait à ses concitoyens, c’est-à-dire, à quelque partie du genre-humain. Tout ceci fait voir clairement qu’un homme qui fait des conquêtes, dans une injuste guerre, ne peut avoir droit sur ce qu’il a conquis, et que les personnes qui sont tombées sous sa domination, ne lui doivent aucune soumission ni aucune obéissance.

III. Mais supposons que la victoire favorise la cause juste, et considérons un conquérant dans une juste guerre, pour voir quel pouvoir il acquiert et sur qui.

Premièrement, il est visible qu’il n’acquiert aucun pouvoir sur ceux qui ont été les compagnons de ses conquêtes. Ceux qui ont combattu pour lui, ne doivent point souffrir parce qu’il a remporté des victoires ; ils sont, sans doute, aussi libres qu’ils l’étoient auparavant. Ils servent, d’ordinaire, sous cette condition, qu’ils auront part au butin et aux autres avantages dont les victoires sont suivies : et un peuple victorieux ne devient point esclave par des conquêtes, et n’est pas couvert de lauriers, pour faire voir qu’il est destiné au sacrifice, pour le jour de triomphe de son général. Ceux qui croient que l’épée établit des monarchies absolues, élèvent infiniment les héros qui sont les fondateurs de ces sortes de monarchies, et leur donnent des titres superbes et magnifiques. Ils ne songent point aux officiers ni aux soldats, qui ont combattu sous les enseignes de ces héros, dans les batailles qu’ils ont gagnées, qui les ont assistés à subjuguer les pays dont ils se sont rendus maîtres, et qui ont demandé part, et à la gloire et à la possession de ce qui a été conquis. Quelques-uns ont dit que la monarchie anglaise est fondée sur la conquête des Normands, et que par cette conquête fameuse les Rois d’Angleterre ont le droit de domination absolue. Mais, quand cela seroit aussi vrai, qu’il paroît faux par l’histoire, et que Guillaume auroit eu droit de faire la guerre à l’Angleterre, la domination acquise par sa conquête n’auroit pu s’étendre que sur les Saxons et les Bretons, qui habitoient alors cette isle. Les Normands qui vinrent avec ce héros, dans l’espérance de la conquérir, et tous ceux qui sont ensuite descendus d’eux, ont été des gens libres, et n’ont point été subjugués par la conquête, quelque domination qu’on prétende qu’elle ait procurée. Que si quelqu’un allègue qu’il est homme libre, par la raison qu’il est descendu de ces Normands, il sera fort difficile de prouver le contraire : et ainsi, il est visible que les loix, qui n’ont point fait de distinction entre les personnes, n’ont établi entre elles aucune différence à l’égard de la liberté et des priviléges.

IV. Mais supposant ici, ce qu’on voit arriver rarement, que les conquérans et les conquis ne viennent point à se joindre en société, à composer un corps politique, et à vivre sous les mêmes loix et avec la même liberté : voyons quelle sorte de pouvoir un légitime conquérant acquiert sur ceux qu’il a subjugués, et si c’est un pouvoir purement despotique. Certainement, il a un pouvoir absolu sur la vie de ceux qui, par une injuste guerre, ont perdu le droit qu’ils y avoient ; mais non sur la vie ou sur les biens de ceux qui n’ont point été engagés dans la guerre, ni même sur les possessions de ceux qui ont été actuellement engagés.

V. En second lieu, je dis qu’un conquérant n’acquiert du pouvoir que sur ceux qui ont actuellement assisté ses ennemis dans une guerre injuste, et ont effectivement concouru et consenti à l’injuste violence dont on a usé envers lui. En effet, le peuple n’ayant point donné à ses conducteurs le pouvoir de rien faire d’injuste, par exemple, d’entreprendre une injuste guerre (hé ! comment pourroit-il leur donner un pouvoir et un droit qu’il n’a point ?) il ne doit pas être chargé et regardé comme coupable de la violence qu’on a employée dans une guerre injuste, qu’autant qu’il paroît l’avoir excitée ou fomentée, il ne doit pas être censé plus coupable d’une guerre de cette nature, qu’il doit l’être de la violence et de l’oppression dont auroient usé ses conducteurs envers lui-même, ou envers une partie de leurs sujets, ne les ayant pas plus autorisés à un égard qu’à l’autre. Les conquérans, à la vérité, ne se mettent guère en peine de faire ces sortes de distinctions ; au contraire, ils ne se plaisent qu’à confondre tout dans la guerre, afin d’envahir et d’emporter tout ; mais cela ne change ni ne diminue point le droit ; car, un conquérant n’ayant de droit et de pouvoir sur ceux qu’il a subjugués, qu’en tant qu’ils ont employé la force contre lui, pour faire ou soutenir des injustices, il peut avoir un pouvoir légitime sur ceux qui ont concouru et consenti à ces injustices et à cette violence, mais tout le reste est innocent ; et il n’a pas plus de droit sur un peuple conquis, qui ne lui a fait nul tort, et qui, par cette raison, n’a point perdu son droit à la vie, qu’il en a sur aucun autre peuple, qui, sans lui faire tort et sans le provoquer, aura vécu honnêtement avec lui.

VI. En troisième lieu, le pouvoir qu’un conquérant acquiert sur ceux qu’ils subjugue dans une juste guerre, est entièrement despotique. Par ce pouvoir, il a droit de disposer absolument, et comme il lui plaît, de la vie de ceux qui, s’étant mis dans l’état de guerre, ont perdu le droit propre qu’ils avoient sur leurs personnes ; mais il n’a pas un semblable droit à l’égard de leurs possessions. Je ne doute point que d’abord cette doctrine ne paroisse étrange : elle est trop opposée à la pratique ordinaire, pour n’être pas regardée comme un paradoxe. Quand on parle des pays qui sont tombés sous la domination d’un Prince, on n’a guère accoutumé d’en parler autrement que comme de pays conquis. Il semble que les conquêtes seules portent avec elles, et confèrent infailliblement le droit de possession que ce que pratique le plus fort et le plus puissant, doit être la règle du droit ; et que, parce qu’une partie de la condition triste des gens subjugués consiste à ne contester point à leurs vainqueurs leurs prétentions, et à subir les conditions qu’ils prescrivent, l’épée à la main, ces prétentions et ces conditions deviennent par-là justes et bien fondées.

VII. Quand un homme emploie la force contre un autre, il se met par-là en état de guerre avec lui. Or, soit qu’il commence l’injure par une force ouverte, ou que l’ayant faite sourdement et par fraude, il refuse de la réparer et la soutienne par la force, c’est la même chose, et l’un et l’autre est guerre. En effet, qu’un homme enfonce la porte de ma maison tout ouvertement, me jette dehors avec violence ; ou qu’après s’y être glissé sans bruit, il la garde et m’empêche, par force, d’y entrer ; ce n’est qu’une seule et même chose. Au reste, nous supposons ici, que ceux dont nous parlons, se trouvent dans cette sorte d’état où l’on n’a point de commun juge sur la terre auquel on puisse appeler. C’est donc l’injuste usage de la violence, qui met un homme dans l’état de guerre avec un autre ; et par-là, celui qui en est coupable, perd le droit qu’il avoit à la vie ; car abandonnant la raison, qui est la règle établie pour terminer les différends et décider des droits de chacun, et employant la force et la violence, c’est-à-dire, la voie des bêtes, il mérite d’être détruit par celui qu’il avoit dessein de détruire, et d’être regardé et traité comme une bête féroce, qui ne cherche qu’à dévorer et à engloutir.

VIII. Mais parce que les fautes d’un père ne sont pas les fautes de ses enfans, qui peuvent être raisonnables et paisibles, quoiqu’il ait été brutal et injuste : un père, par sa mauvaise conduite et par ses violences, peut perdre le droit qu’il avoit sur sa personne et sur sa propre vie ; mais ses enfans ne doivent point être enveloppés dans ses crimes, ni dans sa destruction. Ses biens, que la nature, qui veut la conservation de tous les hommes, autant qu’elle est possible, a fait appartenir à ses enfans pour les empêcher de périr, continuent toujours à leur appartenir. Car, supposons qu’ils ne se soient point joints à leur père dans une guerre injuste, soit parce qu’ils étoient trop jeunes et dans l’enfance, soit parce que, par leur propre choix, ils n’ont pas voulu se joindre à lui, il est manifeste qu’ils n’ont rien fait qui doive leur faire perdre le droit qu’ils ont naturellement sur les biens dont il s’agit ; et un conquérant n’a pas sujet de les leur prendre, par le simple droit de conquête, faite sur un homme qui avoit résolu et tâché de le perdre par la force ; tout le droit qu’il peut avoir sur ses biens, n’est fondé que sur les dommages qu’il a soufferts par la guerre, et pour défendre ses droits, et dont il peut demander la réparation. Or, jusqu’à quel point s’étend ce droit sur les possessions des subjugués ? c’est ce que nous verrons dans l’instant. Concluons seulement ici, qu’un vainqueur, qui par ses conquêtes a droit sur la vie de ses ennemis, et peut la leur ôter, quand il lui plaît, n’a point droit sur leurs biens, pour en jouir et les posséder. Car, c’est la violence brutale dont un agresseur a usé, qui a donné à celui à qui il a fait la guerre, le droit de lui ôter la vie et de le détruire, s’il le trouve à propos, comme une créature nuisible et dangereuse ; mais c’est seulement le dommage souffert qui peut donner quelque droit sur les biens des vaincus. Je puis tuer un voleur qui se jette sur moi dans un grand chemin ; je ne puis pas pourtant, ce qui semble être quelque chose de moins, lui ôter son argent, en épargnant sa vie et le laisser aller ; si je le faisois, je commettrois, sans doute, un larcin. La violence de ce voleur, et l’état de guerre dans lequel il s’est mis, lui ont fait perdre le droit qu’il avoit sur sa vie, mais ils n’ont point donné droit sur ses biens. De même, le droit des conquêtes s’étend seulement sur la vie de ceux qui se sont joints dans une guerre, mais non sur leurs biens, sinon autant qu’il est juste de se dédommager, et de réparer les pertes et les frais qu’on a fait dans la guerre ; avec cette restriction et cette considération, que les droits des femmes et des enfans innocens soient conservés.

IX. Qu’un conquérant aie, de son côté, tant de justice et de raison qu’on voudra, il n’a point droit néanmoins de se saisir de plus de choses, que ceux qui ont été subjugués, n’ont mérité d’en perdre. Leur vie est à la merci du vainqueur ; leur service et leurs biens sont devenus son bien propre, et il peut les employer pour réparer le dommage qui lui a été causé : mais il ne peut prendre ce qui appartient aux femmes et aux enfans, qui ont leur droit et leur part aux biens et aux effets dont leurs maris ou leurs pères ont joui. Par exemple, dans l’état de nature (tous les états sont dans l’état de nature, les uns au regard des autres) j’ai fait tort à un homme ; et ayant refusé de lui donner satisfaction, nous en sommes venus à l’état de guerre, dans lequel, quand même je ne ferois que me défendre, je dois être regardé comme l’agresseur. Je suis vaincu et subjugué. Ma vie est certainement à la merci de mon vainqueur, mais non ma femme et mes enfans, qui ne se sont point mêlés de cette guerre : je ne puis point leur faire perdre le droit qu’ils ont sur leur vie, comme ils ne peuvent me faire perdre celui que j’ai sur la mienne. Ma femme a sa dot, ou sa part à mes biens ; et elle ne doit pas la perdre par ma faute. Mes enfans doivent être nourris et entretenus de mon travail et de ma subsistance : or, c’est ici le même cas. Un conquérant a droit de demander la réparation du dommage qu’il a reçu ; et les enfans ont droit de jouir des biens de leurs pères, pour leur subsistance : et quant à la dot, ou à la part des femmes, soit que le travail, ou leur contrat la leur ait procurée ou assurée, il est visible que leurs maris ne peuvent la leur faire perdre. Que faut-il donc pratiquer en cette rencontre ? Je réponds, que la loi fondamentale de la nature voulant que tous, autant qu’il est possible, soient conservés, il s’ensuit que s’il n’y a pas assez de bien pour satisfaire les prétendans, c’est-à-dire, pour réparer les pertes du vainqueur, et pour faire subsister les enfans, le vainqueur doit relâcher de son droit et ne pas exiger une entière satisfaction, mais laisser agir le droit seul de ceux qui sont en état de périr, s’ils sont privés de ce qui leur appartient.

X. Mais supposons que les dommages et les frais de la guerre ont été si grands pour le vainqueur, qu’il a été entièrement ruiné, et qu’il ne lui est pas resté un sol ; et que les enfans des subjugués soient dépouillés de tous les biens de leurs pères, et en état de périr et d’être précipités dans le tombeau, la satisfaction néanmoins qui sera due à ce conquérant, ne lui donnera que rarement droit sur le pays qu’il a conquis. Car les dommages et les frais de la guerre montent rarement à la valeur d’une étendue considérable de pays, du moins dans les endroits de la terre qui sont possédés, et où rien ne demeure désert. La perte des revenus d’un ou de deux ans (il n’arrive guère qu’elle s’étende jusqu’à quatre ou jusqu’à cinq ans) est la perte qu’on fait d’ordinaire. Et quand à l’argent monnoyé et à d’autres semblables richesses, qui auront été consumées, ou qui auront été enlevées, elles ne sont pas des biens de la nature, elles n’ont qu’une valeur imaginaire, la nature ne leur a pas donné celles qu’elles ont aujourd’hui : elles ne sont pas plus considérables en elles-mêmes que paroîtroient être, à des Princes de l’Europe, certaines choses de l’Amérique, que les habitans y estiment fort, ou que ne paroissoit être du commencement, aux Américains, notre argent monnoyé. Or, les revenus de cinq années ne peuvent pas balancer la valeur de la jouissance perpétuelle d’un pays, qui est habité et cultivé partout. On en tombera sur-tout facilement d’accord, si l’on fait abstraction de la valeur imaginaire de l’argent monnoyé ; et l’on verra que la disproportion est plus grande que n’est celle qu’il y a entre cinq et cinq mille. Après tout, les dommages que les hommes reçoivent les uns des autres dans l’état de nature (tous les Princes et tous les gouvernemens sont dans l’état de nature, les uns à l’égard des autres), ne donnent jamais à un conquérant le droit de déposséder la postérité de ceux qu’il aura subjugués, et de la priver de la jouissance de ce qui devoit être son héritage et l’héritage de tous ses descendans, jusqu’à la dernière génération. Les conquérans, à la vérité, sont fort disposés à croire qu’ils sont maîtres légitimes et perpétuels de tout : et telle est la condition de ceux qui sont subjugués, qu’il ne leur est pas permis de soutenir et de défendre leur droit. Il ne laisse pourtant pas d’être certain qu’en ces rencontres, les conquérans n’ont d’autre droit que celui qu’a le plus fort sur le foible : celui qui est le plus fort, est censé avoir droit de se saisir de tout ce qu’il lui plaît.

XI. Donc un conquérant, même dans une juste guerre, n’a, en vertu de ses conquêtes, aucun droit de domination sur ceux qui se sont joints à lui, et ont été les compagnons de ses combats, de ses victoires, ni sur les gens d’un pays subjugués qui ne se sont pas opposés à lui, ni sur la postérité de ceux mêmes qui se sont opposés à lui, et lui ont fait actuellement la guerre. Ils doivent tous être exempts de toute sorte de sujétion, au regard de ce conquérant ; et si leur gouvernement précédent est dissous, ils sont en droit, et doivent avoir la liberté d’en former et d’en ériger un autre, comme ils jugeront à propos.

XII. À la vérité, les conquérans obligent d’ordinaire, par force et l’épée à la main, ceux qu’ils ont subjugués, à subir les conditions qu’il leur plaît imposer, et à se soumettre au gouvernement qu’ils veulent établir. Mais la question est de savoir quel droit ils ont d’en user de la sorte. Si l’on dit que les gens subjugués se soumettent de leur propre consentement, alors on reconnoît que leur consentement est nécessaire, afin qu’un conquérant ait droit de les gouverner. Il ne reste qu’à considérer si des promesses extorquées, si des promesses arrachées de force et sans droit, peuvent être regardées comme un consentement, et jusqu’où elles obligent. Je dis, sans crainte, qu’elles n’obligent en aucune façon, parce que nous conservons toujours notre droit sur ce qu’on nous arrache de force, et que ceux qui extorquent ainsi quelque chose, sont obligés de la restituer incessamment. Si un homme prend par force mon cheval, il est d’abord obligé de me le rendre ; et j’ai toujours le droit de le reprendre, si je puis. Par la même raison, celui qui m’arrache de force une promesse, est tenu de me la rendre incessamment, c’est-à-dire, de m’en tenir quitte ; ou je puis la reprendre moi-même et la rétracter, c’est-à-dire, qu’il m’est permis de la tenir ou de ne la pas tenir. En effet, les loix de la nature m’imposant des obligations, seulement par leurs réglemens et par les choses qu’elles prescrivent, ne peuvent m’obliger à rien par la violation de leurs propres réglemens ; telle qu’est l’action de ceux qui m’extorquent et m’arrachent de force quelque chose. Et il ne sert de rien de dire, que j’ai promis ; car il est aussi vrai que ma promesse, en cette occasion, ne m’engage et ne m’oblige à rien, qu’il l’est, que je ne rends point juste et légitime la violence d’un voleur, lorsque je mets la main dans mon gousset, et que j’en tire ma bourse, et la remets moi-même entre les mains du voleur qui me la demande le pistolet à la main.

XIII. De tout cela, il s’ensuit que le gouvernement d’un conquérant, établi par force sur ceux qui ont été subjugués, et auxquels il n’avoit pas droit de faire la guerre, ou qui ne se sont pas joints à ceux qui ont agi et combattu dans une guerre juste qu’il leur a faite, est un gouvernement injuste et illégitime.

XIV. Mais supposons que tous les membres d’un corps politique qui a été subjugué, se soit joints ensemble pour faire une guerre injuste, et que leur vie soit à la merci et en la disposition du vainqueur.

XV. Je dis que cela ne concerne point leurs enfans, qui sont mineurs. Car, puisqu’un père n’a point de pouvoir sur la vie et sur la liberté de ses enfans, aucune de ses actions et de ses démarches ne les leur peut faire perdre. Ainsi, les enfans, quelque chose qui arrive à leur père, sont toujours des personnes libres, et le pouvoir absolu d’un conquérant ne s’étend que sur la personne de ceux qu’il a subjugués : et quoiqu’il ait droit de les gouverner comme des esclaves, comme des gens assujétis à son pouvoir absolu et arbitraire, il n’a point un tel droit de domination sur leurs enfans. Il ne peut avoir de pouvoir sur eux que par leur consentement ; et son autorité ne sauroit être légitime, tandis que la force, non le choix, les oblige de se soumettre.

XVI. Chacun est né avec deux sortes de droit. Le premier droit est celui qu’il a sur sa personne, de laquelle il peut seul disposer. Le second est le droit qu’il a, avant tout autre homme, d’hériter des biens de ses frères ou de son père.

XVII. Par le premier de ces droits, on n’est naturellement sujet à aucun gouvernement, encore qu’on soit né dans un lieu où il y en ait un établi. Mais aussi, si l’on ne veut pas se soumettre au gouvernement légitime, sous la jurisdiction duquel on n’est né, il faut abandonner le droit qui est une dépendance de ce gouvernement-là, et renoncer aux possessions de ses ancêtres, si la société où elles se trouvent a été formée par leur consentement.

XVIII. Par le second, les habitans d’un pays, qui sont descendus et tirent le droit qu’ils ont sur leurs biens, de gens qui ont été subjugués : ces sortes d’habitans, qui sont soumis par force et contre leur consentement libre, à un gouvernement fâcheux, retiennent leur droit aux possessions de leurs ancêtres, quoiqu’ils ne consentent pas librement au gouvernement sous lequel elles se trouvent, et dont les rudes conditions ont été imposées par force. Car, le conquérant n’ayant jamais eu de droit sur ce pays dont il s’agit, le peuple, c’est-à-dire, les descendans et les héritiers de ceux qui ont été forcés de subir le joug, ont toujours droit de le secouer, et de se délivrer de l’usurpation ou de la tyrannie, que l’épée et la violence ont introduite, jusqu’à ce que leurs conducteurs les aient mis sous une forme de gouvernement à laquelle ils consentent volontairement et de bon cœur, ce qu’ils ne peuvent jamais être supposés faire, jusqu’à ce qu’ils aient été mis dans l’était d’une pleine liberté, dans lequel ils puissent choisir, et le gouvernement et les gouverneurs, ou du moins jusqu’à ce qu’ils aient des loix stables, auxquelles ils aient, ou immédiatement, ou par ceux qui les représentent, donné leur consentement libre, et ainsi, jusqu’à ce qu’ils aient mis en sûreté tout ce qui leur appartient en propre, en sorte que personne ne puisse jamais leur en prendre rien contre leur consentement, sans quoi ils ne sauroient, sous aucun gouvernement, être dans l’état d’hommes libres, mais seroient plutôt de véritables esclaves, et des gens exposés aux fureurs et aux calamités de la guerre. Et qui doute que les Chrétiens de la Grèce, qui sont descendus des anciens possesseurs de ce pays, qui est aujourd’hui sous la domination du Grand-Seigneur, ne pussent justement, s’ils avoient assez de force pour cela, secouer le joug des Turcs, sous lequel ils gémissent depuis si long-tems ?

XIX. Mais accordons, qu’un conquérant, dans une juste guerre, a droit sur les biens, tout de même que sur les personnes de ceux qui sont subjugués, il est pourtant clair que cela n’est point ; il ne s’ensuivroit pas, sans doute, que dans la suite de son gouvernement, il dût avoir un pouvoir absolu. Car les descendans de ces gens-là étant tous hommes libres, s’il leur donne des biens et des possessions, afin qu’ils habitent et peuplent son pays, sans quoi il ne seroit de nul prix et de nulle considération, ils ont un droit de propriété sur ces possessions et sur ces biens : or, la nature de la propriété consiste à posséder quelque chose, en sorte que personne n’en puisse légitimement prendre rien, sans le consentement du propriétaire.

XX. Leurs personnes sont libres, par un droit naturel : et quant aux biens qui leur appartiennent en propre, qu’ils soient grands ou petits, eux seuls en peuvent disposer ; autrement, ce ne seroient point des biens propres. Supposons qu’un conquérant donne à un homme mille arpens de terre, pour lui et pour ses héritiers, à perpétuité, et qu’il laisse à un autre mille arpens, à vie, moyennant la somme de 50 liv. ou de 500 liv. par an ; l’un d’eux n’a-t-il pas droit sur mille arpens de terre, à perpétuité, et l’autre sur autant pendant sa vie, en payant la rente que nous avons marquée ? De plus, celui qui tient la terre de mille arpens, n’a-t-il pas un droit de propriété sur tout ce que durant le tems prescrit, il gagne et acquiert, par son travail et son industrie, au-delà de la rente qu’il est obligé de payer, quand même il auroit acquis et gagné le double de la rente ? A-t-on raison de dire qu’un Roi ou un conquérant, après avoir accordé et stipulé ce qu’on vient de voir, peut, par son droit de conquête, prendre toute la terre, ou une partie, aux héritiers de l’un, ou à l’autre, durant sa vie, et pendant qu’il paie exactement la rente qui a été constituée ? Ou, peut-il prendre à l’un ou à l’autre, selon son bon plaisir, les biens ou l’argent, qu’il aura acquis ou gagné sur les arpens de terre mentionnés ? S’il le peut, alors il faut que tous les contrats, que tous les traités, que toutes les conventions cessent dans le monde, comme des choses vaines et frivoles ; tout ce que les grands accorderont, ne sera qu’une chimère ; les promesses de ceux qui ont la suprême puissance, ne seront que moquerie et qu’illusion. Et peut-il y avoir rien de plus ridicule que de dire solemnellement, et de la manière du monde la plus propre à donner de la confiance et à assurer une possession : je vous donne cela pour vous et pour les vôtres, à perpétuité, et que cependant il faille entendre que celui qui parle de la sorte, a droit de reprendre le lendemain, s’il lui plaît, ce qu’il donne ?

XXI. Je ne veux point examiner à présent la question, si les Princes sont exempts d’observer les loix de leur pays ; mais je suis sûr qu’ils sont obligés, et même bien étroitement d’observer les loix de Dieu et de la nature. Nul pouvoir ne sauroit jamais exempter de l’observation de ces loix éternelles. L’obligation qu’elles imposent, est si grande et si forte, que le Tout-Puissant lui-même ne peut en dispenser. Les accords, les traités, les alliances, les promesses, les sermens, sont des liens indissolubles pour le Très-Haut. Ne seront-ils donc pas aussi (malgré tout ce que disent les flatteurs aux Princes du monde), des liens indissolubles, et des choses d’une obligation indispensable pour des potentats, qui, joints tous ensemble avec tous leurs peuples, ne sont en comparaison du grand Dieu, que comme une goutte qui tombe d’un seau, ou comme la poussière d’une balance ?

XXII. Donc, pour revenir aux conquêtes, un conquérant, si sa cause est juste, a un droit despotique sur la personne de chacun de ceux qui sont entrés en guerre contre lui, ou ont concouru à la guerre qu’on lui a faite ; et peut, par le travail et les biens des vaincus, réparer le dommage qu’il a reçu, et les frais qu’il a faits, en sorte pourtant qu’il ne nuise point aux droits de personne. Pour ce qui regarde le reste des gens, savoir ceux qui n’ont point consenti et concouru à la guerre, et même les enfans des prisonniers ; et pour ce qui regarde aussi les possessions des uns et des autres, il n’a nul droit sur ces personnes, ni sur ces biens ; et, par conséquent, il ne sauroit, par voie et en vertu de sa conquête, avoir aucun droit de domination sur ces gens-là, ni le communiquer à sa postérité. S’il use de domination sur eux, et prend leurs biens, tout ce qui leur appartient, ou seulement quelque partie, il doit être considéré comme un agresseur et comme un homme qui s’est mis en état de guerre avec eux, et n’a pas un droit meilleur et mieux fondé que celui que Hingar et Hubba, Danois, ont eu sur l’Angleterre, ou que celui de Spartacus, qui conquit l’Italie. Aussi les peuples subjugués de la sorte n’attendent-ils jamais qu’une occasion favorable et le secours du Ciel, pour secouer le joug. Ainsi, malgré tout le droit que le Roi d’Assyrie prétendoit avoir sur la Judée, par la voie de son épée victorieuse, Dieu secourut puissamment Ézéchias, afin qu’il se délivrât de la domination du victorieux et du superbe empire de ce Monarque. Et le Seigneur fut avec Ézéchias, qui réussit par-tout où il alla[1] Il se rebella contre le Roi des Assyriens, et il ne lui fut point assujéti. Il paroît évidemment par là, qu’en secouant un pouvoir, que la force et la violence, non le droit et la justice ont établi, quoique ceux qui en usent de la sorte soient traités de rebelles, on n’offense point Dieu. En cela, on ne fait que pratiquer ce que ce grand Dieu permet, approuve, autorise, quand même seroient intervenues des promesses et des conventions extorquées et arrachées de force. Si on lit attentivement l’histoire d’Achaz et d’Ézéchias, on pourra voir un exemple bien juste sur ce sujet, et autorisé par le Seigneur. Car, il est probable que les Assyriens subjuguèrent Achaz et le déposèrent et établirent Roi, Ézéchias, du tems durant la vie de son père ; et qu’Ézéchias fut obligé de consentir à un traité, par lequel il s’engageoit à faire hommage au Roi d’Assyrie, et à lui payer tribut.



  1. II. Rois XVIII, 17.