Traditions indiennes du Canada Nord-Ouest/02

Maisonneuve Frères et Ch. Leclerc (p. 11-102).


DEUXIÈME PARTIE

LÉGENDES ET TRADITIONS DES DINDJIÉ
OU LOUCHEUX












DEUXIÈME PARTIE

LÉGENDES ET TRADITIONS DES DINDJIÉ
OU LOUCHEUX


NOTICE ETHNOGRAPHIQUE

Les Dindjié (hommes) sont la fraction la plus septentrionale de la grande famille américaine des Déné qui, de la presqu’île Kænaï, dans l’Alaska, s’étend jusqu’aux confins de l’Arizona, en formant de ci de là des îlots englobés au milieu d’autres peuples à peau rouge.

Les Esquimaux, leurs voisins, les nomment Ingalit, Irkréléït, c’est-à-dire Lentes de vermine. Les Déné, leurs cousins, les désignent sous le nom de Dékkéwi, Dékkédhé, Louches ; en canadien, Loucheux.

Allemands, Anglais et Américains ont rivalisé dans la création de quiproquos, touchant le nom véritable des Loucheux, et cela se conçoit d’autant plus facilement que leur dialecte défie l’oreille la plus musicale et la langue la plus déliée. Dans l’extrême Ouest de l’Alaska, leur patrie, ce peuple porte le nom de Dœna ou Atœna (hommes). Dans le haut Youkon et dans le bas Mackenzie, il prend celui de Dindjié, qui a la même signification.

Ils ont les traits caractéristiques de la race hébraïque, unis au type hindou. Comme le premier de ces deux peuples et une fraction du second, ils pratiquent la circoncision. Leurs femmes sont très belles et beaucoup plus blanches que les hommes. Il existe également parmi eux un élément d’un blanc mat et farineux.

Quant à leur portrait moral, les Dindjié sont doux, humains, hospitaliers, intelligents, pleins de franchise et de bonhomie. Ils sont bons pour leurs femmes, aux avis desquelles ils se soumettent souvent au point d’en faire des chefs : Rakrey, Toyon. Ils sont ingénieux et prévoyants.

Mais leur énergie et le voisinage des Esquimaux, leurs ennemis, les a rendus bruyants, tapageurs, loquaces, querelleurs, enthousiastes, surexcitables et faciles à émouvoir. Ce sont ces défauts qui leur méritèrent, de Mackenzie, le nom de Quarellers.

Les Dindjié n’ont jamais trempé leurs mains dans le sang des Européens.

Leur costume est l’habit samoïéde en peaux de renne, pendant l’été, en peaux de lièvre blanc, durant l’hiver. Leur chlamyde, qui descend plus bas que le genou, se termine en queue pointue par devant et par derrière, comme le poncho chilien ; elle est ornée d’une vaste pèlerine, et est, à peu de chose près, la même pour les hommes que pour les femmes.

Leur chaussure fait corps avec le pantalon, que les femmes portent également.

On n’aperçoit jamais chez eux ces nudités complètes qui blessent la vue parmi les Esquimaux. Comme les Déné, ils ont la nudité en horreur. Mais ils ne se font aucun scrupule de la fornication, du divorce et de la polygamie. Ils ont des chefs, mais on ne trouve chez eux ni lois, ni châtiments, ni récompenses.

Ce qui distingue particulièrement les Dindjié de leurs voisins, c’est la division de leur nation en trois camps ou fractions, indépendants de la division locale en peuplades. Ces camps prennent le nom d’hommes de la droite, Etchian-Kρét ; hommes de la gauche, Nattséïn-Kρét ; et hommes du milieu, Tρendjidhættset-Kρét. Les jeunes gens d’un camp sont tenus de choisir leur épouse dans le camp opposé. Mais les hommes du milieu ont le choix entre l’un et l’autre camp. Les enfants appartiennent au camp de la mère.

Les Etchian sont réputés blancs, les Nattséïn, noirs[1], et les Tρendjidhættset, bruns, indices du mélange de deux races et de métissage. Parmi les Nattséïn se font remarquer les Kuchâ Kuttchin (géants gens), du Youkon, dont un grand nombre ont plus de six pieds de haut.

Les Dindjié sont sabéïstes et de race lunaire. Ils adorent dans l’astre des nuits Sié-ζjié-dhidié, génie bienfaisant descendu jadis du ciel pour les éclairer, les instruire, les délivrer du joug de leurs ennemis, et qui, remonté au ciel et résidant dans la lune, est devenu le dieu de l’abondance et de la chasse, leur protecteur contre leurs ennemis. Cependant, cette divinité masculine revêt aussi à leurs yeux le caractère de génie de la mort et de la guerre.

Tel fut le triple caractère d’Hécate parmi les Grecs.

Mais les Dindjié adorent aussi Titρié (père des hommes), qui rappelle l’Alfader des Scandinaves. Le caractère paternel que ce peuple donne à Dieu est touchant et vraiment remarquable. Aussi sont-ils, à juste titre, le peuple le plus policé et le plus intelligent parmi les aborigènes soi-disant sauvages de l’Amérique arctique. Leurs légendes et traditions offrent un enchaînement qui les fait ressembler à des histoires. Ce sont aussi celles qui présentent le plus de rapports avec le Pentateuque.


I

ETΡŒ-TCHOKΡEN

(le navigateur)[2]


Au commencement du monde, deux frères demeuraient seuls sur la terre. Le plus jeune aimait à demeurer nu. Il allait et venait dedans, dehors, dépouillé de tout vêtement. Son occupation la plus ordinaire était de fabriquer des flèches.

L’aîné, qui chérissait tendrement son frère cadet, lui dit, une nuit, après qu’ils furent couchés :

— Mon petit frère, perce-moi l’aisselle, de ta flèche.

Comme c’était la nuit, l’aîné aussi était nu. Il s’était dépouillé de ses vêtements pour dormir.

Le cadet répondit :

— Je ne veux pas faire cela, mon frère aîné.

— Ah ! mon frère cadet, dit l’aîné, tes flèches sont sans force ; c’est pourquoi tu ne veux pas m’en frapper, car si tu m’en frappais, tu sais bien qu’elles ne me perceraient pas.

Piqué par ce défi, le cadet prit son arc, le tendit contre son frère, lui transperça la poitrine d’une flèche, et le tua.

Alors leurs parents pleurèrent, et le frère cadet — celui qui avait l’habitude d’aller tout nu — pleura aussi ; il désespéra, il sortit de la tente, et finalement s’en alla pour ne plus revenir.

Vainement ses parents le cherchèrent. Il ne reparut plus jamais.

Après son départ, sa mère engendra de nouveau, et accoucha d’un troisième garçon qui grandit et devint très puissant. Voici son histoire :

Dindjié, — nom de cet homme, — étant devenu adulte, commença à chasser et à tuer des animaux pour se sustenter. Mais, tout en chassant, il était préoccupé de cette pensée :

— Un de mes frères est mort ; l’autre a disparu. Que peut-il être devenu ? Il faut que je le retrouve.

Étant donc allé, un jour, à la chasse sur les bords de la Grande-Eau, il y entendit huer le grand plongeon arctique qui y prenait ses ébats.

— Pourquoi ce plongeon pleure-t-il ? pensa Dindjié. Sans doute qu’il voit des rennes et qu’il en a peur, ce qui le fait crier.

Ainsi pensa le jeune homme. Ayant donc aperçu un sentier de rennes, il s’élança sur cette piste, aperçut effectivement des rennes, les poursuivit et arriva sur les bords de la Grande-Eau dont je viens de parler.

Ce lac (ou mer) était immense et couvert d’oiseaux aquatiques qui y nageaient. Dindjié voulut tuer quelques-uns de ces oiseaux et se cacha pour les guetter.

Tout-à-coup il aperçut au large quelque chose de noir qui ressemblait à une tête d’homme sortant de l’eau.

— Qu’est-ce que cela peut être ? pensa-t-il.

Il se cacha de nouveau et observa.

Après avoir attendu bien longtemps que cet objet se déplaçât, Dindjié distingua très bien la tête d’un homme très grand qui se tenait debout dans l’eau. Cachant sa tête derrière une touffe de joncs, cet homme s’approchait des oiseaux aquatiques, leur saisissait les pattes et les attirait sous l’eau où il leur tordait le cou. C’est ainsi que cet inconnu chassait[3].

Dindjié s’étant mis à la recherche des vêtements du chasseur, il les trouva sur le rivage, car cet homme se tenait nu dans l’eau. Dindjié se cacha près des vêtements pour épier le chasseur.

Celui-ci, après qu’il eût saisi et tué tous les oiseaux aquatiques, sortit de l’eau, courut au lieu où il avait laissé ses habits et s’en revêtit.

Mais alors Dindjié, qui s’était caché jusque-là, accourant vers l’étranger, il l’embrassa, le serra et le retint entre ses bras, en lui disant :

— Il y a longtemps qu’un enfant tua son frère aîné, et se sauva après l’avoir tué. Ne serait-ce pas toi ?

— Hélas ! oui, dit l’autre. C’est moi-même.

— Eh bien ! apprends que je suis ton frère cadet, qui te cherches depuis longtemps. Maintenant que je t’ai retrouvé, je ne te quitterai plus jamais, lui dit-il.

Alors le frère aîné, qui s’était enfui et perdu, s’attrista et dit à son cadet :

— Hélas ! mon frère, je ne ressemble plus à un homme vulgaire, j’ai épousé la femme invisible et très puissante qui ne peut souffrir la présence ni la vue d’aucun autre homme que moi, et dont le flair est si subtil qu’elle perçoit les hommes de loin et leur échappe. Il est donc impossible que tu me suives. Retourne-t-en au lieu d’où tu es venu.

Mais le cadet :

— Je ne m’éloignerai pas de toi, mon frère, répondit-il. Moi aussi, je veux voir la femme invisible.

Alors les deux frères se dirigèrent ensemble vers la demeure de l’aîné, lequel, tout en cheminant, instruisit son frère cadet :

— Or sus, mon cadet, ta belle-sœur est très puissante et bien terrible. Je vais donc la questionner le premier et lui dirai : Je viens de retrouver mon frère, consens à ce qu’il demeure avec moi. Et tu agiras selon ce qu’elle me répondra.

Ainsi parla le frère aîné.

Cet homme avait épousé deux femmes superbes. L’une, l’épouse proprement dite, celle qui est assise près de la porte, s’appelait Rdha-ttsègæ (soir-femme). L’autre, la concubine, celle qui se tient au fond de la tente, s’appelait Yékkρay-ttsègæ (matin-femme).

Les deux frères étant arrivés à la maison, on entendit comme une femme qui se tenait hors la tente, tannant des peaux. On percevait le bruit du grattoir raclant la peau, on voyait remuer celle-ci ; mais la femme demeurait invisible.

Les deux frères pénétrèrent sous la tente. Il y avait là du gibier et de la viande de venaison en quantité. On y entendait des voix féminines, mais on n’y distinguait aucun être humain.

C’était une belle tente que cette loge, au fond de laquelle on voyait de la belle viande suspendue. L’aîné dit en entrant :

— Or sus, mes femmes, donnez-nous de la viande à manger, car cet homme est mon frère cadet que je viens de retrouver.

Alors on vit comme quelqu’un qui aurait pris d’excellent pemmican, qui l’aurait placé dans une sébile nette, et qui aurait approché le plat du nouvel arrivant. Mais la main qui fit tout cela, celui-ci ne la vit pas.

Cependant, les deux frères mangèrent ensemble.

Lorsque les deux hommes étaient arrivés, j’ai dit que l’épouse titulaire, la femme du soir, était assise sur le seuil. Après que le repas fût fini, elle quitta la tente, et l’autre épouse, la femme du matin, rentra et, prenant la place de sa rivale à côté de la porte, elle produisit le jour. Quant à la femme-soir, elle s’en alla.

Mais, le soir arrivé, celle-ci rentra de nouveau, et aussitôt la nuit descendit. Elle apportait beaucoup de gibier, produit de sa chasse. On prit un nouveau repas, puis l’on se coucha. Mais le jeune voyageur n’aperçut aucune femme couchée à côté de son frère aîné.

Cependant, celui-ci dit à son cadet :

— Mon frère cadet, nos parents ne sont point encore morts. Tu ferais bien de t’en retourner vers eux afin de leur venir en aide ; car j’imagine que tu n’as pu voir encore tes belles-sœurs.

— Non, mon frère, dit l’autre, je n’ai pu les voir encore, cependant je ne compte pas repartir. Je veux demeurer avec toi.

En ce moment, la femme du soir étant partie, le frère cadet l’entrevit un peu par derrière. Il n’aperçut que son vêtement qui était resplendissant. Mais ce fut tout ce qu’il en vit.

Le soir venu, la femme du matin sortit à son tour, et il put également l’entrevoir par derrière. Il dit alors à son aîné :

— Voilà que je commence à voir un peu tes femmes, mais seulement par derrière.

L’aîné lui répondit :

— Mon cadet, je ne t’ai pas encore tout dit. Moi-même, étant sur mon trépas, je partis pour la lune où j’ai pris ces femmes. Elles appartiennent à la race lunaire, et c’est pourquoi tu ne peux les voir, puisqu’elles ne sont pas de la même nature que toi.

Le cadet demeura encore deux autres jours et deux autres nuits avec son aîné, et il parvint alors à voir parfaitement les deux épouses de son frère. Elles étaient blanches comme la neige.

L’aîné lui dit :

— Mon cadet, tes belles-sœurs sont satisfaites de toi, c’est pourquoi elles se laissent voir.

Or, c’était en automne que le cadet avait retrouvé son frère aîné, et voilà que l’hiver était déjà arrivé comme en un clin-d’œil. L’aîné dit :

— Mon cadet, voilà que mon beau-père, le vieillard Lune, qui m’a donné en mariage ses deux filles si puissantes, vient de m’envoyer l’ordre de m’en retourner en sa terre lunaire, et il te donne aussi mes deux épouses, mais prends garde à ceci :

— « En t’en retournant dans ta patrie, ne passe point sur la glace, » a-t-il ajouté. « Je te dis ceci pour t’éprouver. » Voilà ce que vient de me mander mon beau-père. Ainsi donc, partons, mon petit frère.

Ayant ainsi parlé, l’aîné partit pour la lune, tandis que le cadet continuait sa route de son côté avec les femmes.

Ils arrivèrent ainsi tous trois auprès d’une chute d’eau formée par un détroit où une eau se jetait et tombait dans une autre eau ; de sorte qu’il y avait une grande eau à droite et autant à gauche, et le détroit avec sa chute devant eux. Il y avait en ce lieu un petit portage fort court qui épargnait la peine de passer sur la glace des grands lacs.

L’homme aux deux femmes passa le premier par le portage, en obéissant au vieillard Lune. La nuit arriva cependant, et les deux femmes qui le suivaient ne reparurent pas.

— Pourquoi mes deux femmes ne me suivent-elles pas ? pensait Dindjié. Il revint sur ses pas et se mit à leur recherche auprès de ce bras de rivière qui, par une chute, faisait communiquer deux eaux.

Alors, tout au large, il aperçut ses deux femmes qui arrivaient en passant sur la glace du lac. Mais, comme elles étaient chaudes, la glace fondit sous leurs pas, elle s’entr’ouvrit et elles furent englouties dans la grande eau où elles se noyèrent.

L’homme s’en fut donc tout seul, s’en retournant vers son beau-père. Lune. Le vieillard n’était pas satisfait. Cependant il consentit à lui donner de nouveau deux autres filles en tout semblables aux premières, en lui disant :

— Dans la terre d’en-bas, retourne-t’en encore. Je t’y éprouverai.

Or, une des deux nouvelles femmes de Dindjié, celle qui était assise à la porte, refusait son mari parce qu’elle le haïssait. Elle ne travaillait pas pour lui ; elle était revêche et toujours mécontente ; elle ne lui adressait jamais la parole.

Le jour venu, cette femme disparut, et Dindjié se dit :

— Où donc est-elle allée ?

Le soir, cette femme acariâtre rentra en cachant quelque chose derrière son dos.

— D’où viens-tu donc ? lui demanda son mari.

Elle ne lui répondit seulement pas.

Dindjié n’avait encore eu aucun commerce avec ses deux femmes lunaires. Il n’en avait donc pas encore eu d’enfants.

Cependant, lorsque le jour fut venu, la femme du soir disparut de nouveau, et son mari la suivit de loin.

— Où va-t-elle et pourquoi sort-elle ? se demandait-il.

Il la vit alors entrer nue dans un marais noir et infect. Là elle se tenait debout, ayant un serpent noir attaché à elle. Témoin de cette abomination, Dindjié s’en fut épouvanté, laissant en ce lieu la femme de la nuit.

Le lendemain, les deux femmes étaient encore à leur poste comme de coutume, et celle qui aimait son mari s’absenta vers le soir, à son tour. Dindjié la suivit aussi et se cacha pour l’épier. Il la vit assise nue sur un lit de gelinottes des neiges, et une foule de petites gelinottes étaient suspendues à ses mamelles qu’elles tétaient.

Revenu chez lui, Dindjié se garda bien de parler de ce qu’il avait vu, mais il y réfléchissait.

Quelque temps après, pendant que l’homme était assis dans sa tente, occupé à fabriquer des flèches, ses deux femmes entrèrent portant leurs enfants qu’elles déposèrent dans la tente. Ils étaient cachés les uns et les autres sous une couverture.

— Que je les voie ! se dit l’homme.

Alors soulevant une des couvertures de sa flèche, il vit que les enfants de la femme qui l’aimait étaient blancs et jolis. Leur nez était percé et portait des tuyaux de plumes de cygne, dont leur mère les avait ornés. En un mot c’était de beaux enfants.

Dindjié les contempla et les recouvrit en souriant. Il regarda alors les enfants de la méchante femme. Ah ! c’étaient des hommes serpents, noirs, hideux et ayant une énorme gueule béante. Frappé d’horreur, l’homme leur transperça la gueule de sa flèche, et les ayant tués, ils moururent.

Leur mère rentra sur ces entrefaites et se mit dans une colère terrible. Le mari ne dit rien, il sortit, s’en alla à la chasse aux lièvres ; il en prit au lacet et revint dans sa tente pour que ses femmes lui apprêtassent sa nourriture. Celle qui était méchante ne voulut pas manger des lièvres blancs. Son mari lui dit :

— Je vois bien que tu refuses de manger parce que tu t’imagines que ces lièvres sont mes enfants.

Elle ne répondit rien, prit les lièvres, leur mit du pémican dans les oreilles, et aussitôt ceux-ci, ressuscitant, se sauvèrent dans la forêt.

— Quelle méchante femme ! s’écria le mari, indigné de perdre le fruit de sa chasse.

Alors, pour l’éprouver encore, Dindjié se coucha et affecta d’être malade.

— J’ai mal au ventre, disait-il.

La méchante femme prit de l’urine et de la fiente de chien, en fit une mixtion et la donna à son mari en guise de médicament. Mais le poison ne lui fit aucun mal.

Les choses en étant là, on leva le camp le lendemain. Alors la méchante femme du soir dit à sa rivale :

— Puisque tu es seule à posséder des enfants, demeure avec ton mari. Quant à moi, je suis décidée à demeurer ici.

Ce disant, elle se sauva dans les marais et disparut. Depuis lors on ne sait ce qu’elle est devenue. Lorsque la Compagnie de la baie d’Hudson arriva dans ce pays, nous crûmes que c’était la méchante femme du soir qui s’en revenait vers nous.

Alors Dindjié, dégoûté des femmes lunaires, s’en alla, bien résolu d’abandonner même celle qui l’aimait, et il fit diligence pour retourner dans sa patrie vers ses vieux parents. Mais sa femme le suivit de loin et s’attacha à ses pas.

Malheureusement la pauvrette ne pouvait courir aussi vite que lui. Ce n’était que difficilement qu’elle pouvait le suivre. Le mari faisait toujours le campement avant qu’elle arrivât, et la pauvre femme n’arrivait au bivouac qu’après le départ du fugitif.

Ainsi marchant et poursuivant l’infidèle[4], elle arriva sur les bords d’une grande eau, lorsqu’elle aperçut son mari sur l’autre rive, où il avait déjà allumé du feu. Elle y courut ; mais, avant qu’elle ait eu le temps de traverser le lac, Dindjié avait levé le pied. Par deux fois il en agit ainsi. Elle en était désolée.

La femme du matin se dit alors :

— Il est évident que mon mari veut m’abandonner, car il a bien dû me voir venir sur le lac. Je vais user de ruse.

Donc, le soir venu, et pendant que son époux était campé sur la rive opposée d’un grand lac, la femme du matin, au lieu de traverser le lac en se mettant en évidence, en fît le tour à travers bois. Ce lui était bien plus pénible.

Comme elle arriva au bivouac, Dindjié se disposait à partir. Déjà il avait chaussé une de ses raquettes et était occupé à attacher l’autre, lorsque la malheureuse courut à lui :

— Comment, voilà que tu m’abandonnes ! lui dit-elle. Tu veux donc partir sans moi ?

Ce disant, elle le saisit par les jambes, se cramponna à ses genoux, et jeta sur lui les enfants qu’elle portait.

Alors Dindjié eut pitié d’elle. Il reprit sa femme et ne la quitta plus ; il la suivit, et cette femme du matin, devenue la véritable épouse de l’homme, devint aussi la mère des Dindjié. Ce sont là nos ancêtres, dit-on.


(Racontée par le dindjié Sylvain Vitœdh,
en décembre 1870, au fort Bonne-Espérance.)


II

ETPŒ-TCHOKPEN

(le navigateur)


Etρœtchokpen, le nautonnier, fut le premier qui construisit un canot. Au printemps, il choisit les écorces les plus propices et en fit l’essai. Il arracha d’abord de l’écorce de sapin, la jeta à l’eau, sauta par-dessus et la suivit au fil de l’eau. Elle coula à fond.

Il arracha alors de l’écorce de bouleau à papier, il la jeta à l’eau, sauta par-dessus[5] et la suivit le long du courant. Elle flotta à merveille. Il la choisit donc pour en fabriquer son canot. Ce canot, il le fit par la vertu de sa médecine.

À cet effet, il grimpa au sommet d’un grand sapin, s’y lia et y dormit. Au même moment se trouvèrent déposées au pied de cet arbre les écorces, les clisses et les varangues du futur canot.

Etρœtchokρen dormit une seconde nuit, et aussitôt, à son réveil, les membrures se trouvèrent à leur place et la pirogue construite.

Alors il la mit à l’eau, mais elle faisait eau de toutes parts. Etρœtchokρen en remonta sur son arbre, y passa une troisième nuit, et, le lendemain, le canot se trouva calfaté, couvert de ses lisses de fond, et l’aviron était aussi préparé. Alors le navigateur y entrant, il descendit le fleuve.

Au commencement, la loutre et la souris demeuraient, dit-on, ensemble. Le nautonnier arriva chez elles, et la loutre, qui était mangeur d’hommes, servit à Etρœtchokρen de quoi manger. Elle lui donna de la viande pilée qui ressemblait à de la poussière rouge. Or, c’était de la chair humaine séchée et pulvérisée par la souris.

Donc, la loutre, qui est le diable, demeurait là, et elle fit à l’homme cette défense :

— En descendant le courant, tu ne boiras point de l’eau du fleuve, mais seulement de l’eau d’un torrent qui s’y jette.

Mais la loutre voulait tromper l’homme.

Donc, le nautonnier étant entré dans son canot et cherchant ce torrent, tandis que la loutre courait le long du rivage, il cria au diable :

— Est-ce ici, le torrent ?

— Non, plus bas.

— Est-ce ici ?

— Encore plus bas.

— Enfin, est-ce cette petite rivière que voici ?

— Non, te dis-je, c’est bien plus loin, en aval.

Etρœtchokρen continua sa route, mais bientôt il ne trouva plus dans le fleuve que des cadavres infects, des crânes, des ossements, des morts qui flottaient. Il y en avait tant et tant que cela ressemblait à des îles au-dessus de l’eau.

Et le diable courait toujours le long de la grève en suivant la pirogue. Pour l’éviter, le nautonnier passa sur l’autre rive ; mais le diable-loutre traversa le fleuve à la nage, atteignit la rive avant lui, et l’attendit de l’autre côté.

Ne sachant plus comment faire pour se frayer un passage au milieu des cadavres flottants, Etρœtchokρen dit au diable :

— Passe et repasse devant mon bateau, et fraye-moi la route.

La loutre lui obéit. Elle nageait, elle nageait au milieu des morts, et le nautonnier, pagayant d’après elle en la suivant, voguait, voguait à travers ce dédale d’îlots formés par les cadavres amoncelés. Il finit ainsi par aborder sur l’autre rive, où il campa et dormit fort longtemps.

Le lendemain, le navigateur tua deux castors et campa de nouveau. Pendant son sommeil, la loutre et le pégan pénétrèrent dans son corps par le rectum. Mais lui, se réveillant, cueillit une branche de saule, y fit une boucle, et avec cet instrument il retira de son corps ces deux vilains parasites qui, de leur exploit, ne retirèrent d’autre profit que la couleur équivoque de leur pelage et la puanteur qu’ils exhalent.

De là, le nautonnier repartit en canot et aperçut un homme vivant qui dardait du poisson à l’aide d’un trident. Etρœtchokρen, le considérant à son insu, se métamorphosa en brochet[6] et s’approcha de l’homme qui ne le vit pas. Le navigateur monta à la surface de l’eau et s’y étendit au soleil. L’homme au trident crut l’atteindre et le percer, mais il n’enfourcha qu’une masse limoneuse.

Ayant repris sa première forme, le nautonnier vogua à la recherche des hommes et atteignit le lieu nommé : Là où le cœur humain seul vivait.

Or, tout au bas du fleuve[7] demeurait Nopodhittchi avec sa femme et sa fille. En ce moment il était absent. Le nautonnier entra chez le géant, s’y installa sans façons, et s’assit durant plusieurs jours à côté de sa femme.

Tout à coup, le Violent arriva en pirogue. Sa femme avait dit à Etρœtchokρen :

— Si mon mari survient, et que le vent tourne de ce côté-ci, sauve-toi bien vite d’ici en canot.

Le nautonnier repartit donc sur l’eau, poursuivi par les chiens de Nopodhittchi (le Violent) qui aboyaient pour la mort. Il tua la femme du Violent, monta sur un sapin et pissa ; il en résulta un grand fleuve dans lequel il poussa la fille du géant. Elle s’y noya et s’en alla à la dérive.

Alors Etρœtchokρen sortit pour se mettre à la recherche des hommes qui avaient trouvé la mort dans les eaux. Assis dans son canot, il se balançait sur l’eau. De ce balancement il résulta de telles vagues que toute la terre s’en trouva couverte et inondée. L’eau gronda, les torrents mugirent, il y eut une inondation générale. On n’en pouvait plus.

Frappé d’épouvante, Etρœtchokρen aperçut comme un fétu de paille géante[8] perforée. Il s’y fourra et s’y calfata, car son canot avait sombré, l’eau l’ayant submergé. Et sa paille géante flottait sur les eaux qui ne purent parvenir à l’engloutir.

Le nautonnier flotta dans son étui de chaume géant jusqu’à ce que les eaux se fussent évaporées et que la terre se fût desséchée. Il mit alors pied à terre sur une montagne élevée où son chaume s’était reposé.

Le navigateur demeura longtemps sur cette terre haute. Il ne s’en fut que lorsque plusieurs jours se furent écoulés. On appelle cette montagne Le lieu du Vieillard, parce que ce fut là que Etρœtchokρen demeura. C’est ce rocher à pic que tu as vu à droite du fort Mac-Pherson, dans les montagnes rocheuses.

En aval du fleuve (Youkon) deux rochers à pic très élevés forment comme une écluse entre eux. L’eau y est forte et le courant très accéléré. Là, debout sur les deux rochers, jambe de ci jambe de là, le fleuve passant entre ses jambes et les mains trempant dans l’eau, le nautonnier saisissait les cadavres des hommes au passage, de la même manière que l’on prend le poisson avec une puise.

Étant arrivé encore plus bas vers la mer des Castors, Etρœtchokρen aperçut une hydre couchée, gueule béante, au milieu du fleuve, et recevant dans cette gueule toutes les eaux qui s’y engouffraient. Le courant y était violent. Etρœtchokρen, tout en voguant, pénétra dans la gueule du monstre marin, en traversa le corps sur le courant des eaux, et en sortit par l’orifice postérieur. Ce fut son dernier exploit comme navigateur.

Cependant Etρœtchokρen, ayant débarqué, se mit à la recherche des hommes qui auraient pu survivre. D’hommes, il n’y en avait plus. Seul, le corbeau, perché sur un rocher élevé, dormait, bien repu, sur une de ses pattes.

Le nautonnier, un sac à la main, grimpa au sommet du rocher, surprit le corbeau dans son sommeil et l’enferma dans le sac, avec l’intention de s’en défaire.

Alors le Corbeau lui dit :

— Je t’en prie, ne me précipite pas en bas de ce rocher ; car, si tu le faisais, je ferais disparaître tous les hommes qui restent encore, et tu te trouverais seul au monde.

Cependant Etρœtchokρen le jeta en bas du rocher, il le brisa en mille pièces et laissa ses os épars au bas de la montagne. Puis il repartit.

Mais la prédiction du Corbeau s’accomplit. Bientôt le nautonnier crut entendre un bruit de voix d’hommes qui jouaient pendant la nuit ; car on était au solstice d’été, époque durant laquelle, le soleil ne se couchant pas, on passe la nuit en amusements. Mais il se trompait, il ne vit pas d’hommes. Il voyagea longtemps et au loin pour en trouver, mais sans jamais trouver personne. Toutes les tentes étaient vides, d’hommes il n’y en avait plus sur la terre. Etρœtchokρen aperçut seulement, étendu sur la vase, une loche et un brochet qui se chauffaient au soleil.

Il revint donc vers le cadavre du Corbeau dont les ossements blanchis gisaient épars au pied de la montagne. Il réunit ses os, il les rapprocha, les raccorda du mieux qu’il put, il étendit sur eux une couverture, péta dessus, et par ce pet il remit en place tous ces os et leur rendit la chair et l’esprit. Mais il n’avait pu retrouver un des doigts de pied du Corbeau, qui ressuscita ayant seulement trois doigts aux pieds[9].

Le nautonnier en avait agi ainsi afin que le Corbeau (qui était un méchant esprit) pût l’aider à repeupler la terre. Ils allèrent donc sur la plage où le brochet et la loche dormaient au soleil, le ventre reposant sur le limon ; alors le Corbeau dit à Etρœtchokρen :

— Toi, perce le ventre du brochet tandis que j’en ferai autant à la loche.

Etρœtchokρen ayant donc percé le sein du brochet, il en sortit une foule d’hommes. De son côté, le diable-corbeau en ayant agi de même avec la loche, il sortit une multitude de femmes du corps de cet autre poisson.

Ce fut ainsi que la terre se repeupla, dit-on.

(Racontée par le dindjié Sylvain Vitœdh,
en décembre 1870, au fort de Bonne-Espérance.)


III

EHTA-ODU-HINI

(celui qui voit en avant et en arrière)


Etρœtchohρen[10], étant parti pour la chasse, aperçut le terrier d’un porc-épic gigantesque. Il y pénétra, tua le porc-épic et le fit rôtir sous terre. Du dehors on vit sortir les flammes de ce feu et s’en exhaler la fumée.

Alors Ehta-odu-hini s’en alla vers ce feu souterrain, pendant une nuit très sombre. Il frappa la terre de sa hache de pierre, en disant à l’homme :

— Voilà que je vais t’ouvrir un passage.

L’homme refusa de sortir. Mais « Celui qui voit en avant et en arrière » eut pitié de sa folie. Il travailla longtemps la terre durcie de son dard de silex, frappant à coups redoublés pour pratiquer une issue, et il parvint à déterrer l’homme, auquel il dit :

— Ne crains point, mon petit-fils, je suis bon et ne tue jamais personne. Je viens pour te délivrer.

Etρœtchokρen sortit donc du trou en rampant, et il se dirigea vers le bon géant. Etha-odu-hini le prit par la nuque comme un petit chat, le souleva de terre et le plaça sur son épaule ; puis il partit.

Ehta-odu-hini avait un pou sur l’estomac.

— Tiens, dit-il à l’homme, saisis donc ce pou qui me pique et place-le-moi sous la dent.

L’homme lui obéit. Or, ce pou n’était autre qu’un gros rat musqué !

En portant ainsi l’homme sur son épaule, le bon géant se promena autour du ciel.

— Vois donc, mon petit-fils, lui dit-il encore, vois donc là-bas ces souris qui trottinent.

Or, ce qu’il appelait des souris, c’était bel et bien des rennes !

Le géant saisit sa javeline, la lança contre ces animaux et les perfora.

Il s’en alla plus loin.

— Mon petit-fils, vois donc, là-bas, ces lièvres assis sur leur derrière.

Ce qu’il appelait des lièvres, c’était des orignaux ! Il les perça de ses dards, les passa à sa ceinture comme si c’était des perdrix, et continua sa promenade.

En un seul repas tout fut dévoré[11]. Il donna à Etρcetchakρen une croupe d’élan tout entière :

— Mange cela, lui dit-il. Mais l’homme ne put jamais en venir à bout.

Il s’en fut encore plus loin.

— Mon petit-fils, dit-il, nous allons aller tout deux à mes écluses de pêche. Chemin faisant il ajouta :

Noρodhittchi (le Fort-Violent) a résolu ma mort, car il me déteste.

Tout à coup un renard passa en courant sur la glace. Il essaya d’y pénétrer, parce qu’elle était transparente, mais voyant qu’il ne le pouvait, il se fâchait à cause de sa dureté, s’écriant : « La glace est trompeuse. »

Tout à coup, ce renard se métamorphosa en homme, car c’était le mauvais lui-même, Nopodhittchi.

Il se jeta sur Ehta-odu-hini et tous deux luttèrent corps à corps pendant longtemps. Le second allait faiblir lorsque, se souvenant de l’homme, il s’écria :

— Coupe, mon fils, coupe-lui le tendon de la jambe.

Etρœtchokρen coupa à Nopodhittchi le tendon du pied, le fit tomber et le tua. La femme de Nopodhittchi étant arrivée en courant, le navigateur lui trancha le tendon de la nuque, de sa hache de silex, et la tua également. Elle mourut.

— Mon petit-fils, s’écria le bon géant, le Violent a un fils, cours sur lui et tue-le pareillement.

Le marmot était encore dans sa sellette en écorce de bouleau. Il s’élança sur l’homme en criant : « Wu ! wu ! » Etρœtchokρen lui ouvrit la poitrine et lui défonça le crâne du fer de sa lance.

Nopodhittchi avait également une fille nubile. Etρœtchokρen la viola ; puis étant monté sur un grand sapin, il urina. Il en résulta un fleuve dans les flots duquel la fille nubile se noya et dériva vers la mer.

Après ces exploits, Etρœtchokρen s’en retourna. Ehta-odu-hini avait beaucoup de chiens, tels que l’ours, le renne, l’élan, le lynx, le loup, etc. Ils s’étaient tous enfuis à travers bois. Le bon géant dit donc à l’homme :

— Retourne-t-en vers ta mère. Il lui fit don de son bâton, en ajoutant : « Va-t-en, de crainte que mes chiens ne te mettent en pièces, car ils en veulent tous à ta vie. Si jamais tu te trouves en péril, invoque-moi et j’accourrai vers toi ; car je suis pour jamais ton puissant et bon protecteur. »

Etρœtchokρen se sépara donc du bon géant, et la nuit venue, il grimpa dans un haut sapin et s’y lia pour dormir, car il redoutait les chiens du Puissant-Bon. Effectivement, pendant la nuit, il entendit des pas d’animaux, et un bruit singulier : «  ρaw ! ρaw ! » C’étaient les loups qui rongeaient le pied de son sapin pour en déterminer la chute et dévorer l’homme.

Alors Etρœtchokρen éleva la voix dans son effroi et se mit à crier :

— Mon grand-père, voilà que tes chiens veulent me faire tomber en abattant mon arbre.

Aussitôt il entendit « Celui qui voit » appeler ses chiens : « Vœdzey ! Vœdzin ! Vœdzey ! Vœdzjn ! tsey ! tsey ! vèh ! vèh ! » Et au même instant loups, ours et chacals de quitter l’arbre pour accourir vers leur maître. On dit que ce fut la souris qui arriva la première.

À partir de ce moment, Etρœtchokpen fut un homme. Il alla rejoindre sa mère et la suivit dans ses pérégrinations nomades, opérant des prodiges à l’aide du bâton que le Puissant-Bon lui avait donné.

(Racontée par Sylvain Vitœdh, en 1870, au fort
Bonne-Espérance.)


IV

KρWON-ÉTAN

(l’homme sans feu)


Kρwon-étan, l’homme sans feu, et le Nakkan-tsell ou le Pygmée, se faisaient la guerre pour une femme superbe nommée L’atρa-tsandia, celle que l’on se pille mutuellement de part et d’autre.

Nakkan-tsell avait un grand nombre de soldats, tous aussi petits que lui, qui détruisaient les parents de Kρwon-étan.

Kρwon-étan avait également un grand nombre de serviteurs, et par ses guerres, il détruisit entièrement les Pygmées. De sorte que, au bout du compte, ils demeurèrent tous les deux seuls, se combattant l’un l’autre et cherchant mutuellement à se détruire.

Un jour que l’on se battait de part et d’autre, la belle femme L’atρa-tsandia, cause de cette rivalité, cachée derrière la portière de sa tente, considérait attentivement par une fente ce qui se passait au dehors ; car, dans la plaine, une foule d’hommes s’entre-tuaient pour sa possession. Chaussés de raquettes, ils se couraient sus les uns les autres. Kρwon-étan avait déjà tué son frère, et il avait résolu de faire un grand carnage de ses autres rivaux. Tout en se poursuivant, les combattants arrivèrent sur les bords d’une rivière que Kρwon-étan traversa. Mais son frère cadet l’avait traversée avant lui, et ses raquettes mouillées se couvrirent d’une glace tellement épaisse qu’elles en acquirent une grande pesanteur. Entravé dans sa marche, le guerrier tomba, et Kρwon-étan, survenant, le tua.

Le fils unique de l’Étranger sans feu avait grimpé sur la pente escarpée d’une montagne, et s’y tenait caché, de crainte que son père ne le sacrifiât également. Kρwon-étan l’y poursuivit armé d’un coutelas et s’assit sur la montagne, ayant son fils à côté de lui.

— Mon descendant, lui dit-il, j’ai froid, allume du feu, et donne-moi tes mitaines pour que je me réchauffe les mains. Car il était parti sans son battefeu, portant un tison qu’il avait renversé dans la neige, de sorte qu’il venait d’arriver à demi gelé, pleurant son feu éteint et son battefeu oublié.

Son fils en eut pitié. Il lui donna ses mitaines, coupa et empila le bois en bûcher, et y mit le feu. Alors Kρwon-étan, bien réchauffé, saisit son coutelas, fendit le ventre à son fils unique et le jeta en bas du rocher. Puis il dit à la montagne :

— Au sommet de la grande montagne, je t’ai immolé avant le commencement une grasse victime que je t’ai envoyée. Qu’en as-tu fait ?

Après ce mauvais coup, Kρwon-étan redescendit dans sa tente où il trouva la veuve de son frère qui pleurait le trépas de son époux. Car, après la mort de ce dernier, l’Homme sans feu l’avait prise pour seconde femme.

Assise dans la neige, le visage contre terre, elle se lamentait, parce que le nerf de son pied avait été foulé et s’était retiré. Elle était mère d’un petit chien que son mari lui avait donné, car elle appartenait à la race des Hommes-Chiens.

Kρwon-êtan lui dit donc :

— Ma maîtresse, raconte-moi une histoire, quelque chose de divertissant.

— Ah ! le nerf de ma jambe s’est retiré, lui dit-elle ; j’en souffre trop. Pour toi, j’ai allumé du feu sous la tente. Que veux-tu de plus ?

L’Étranger sans feu se fâcha.

— Maîtresse, je vais dormir, lui dit-il. Quant à toi, va-t-en avec ton chien, et quand bien même ton fils pleurerait, ne reviens jamais plus par ici.

La malheureuse se leva, elle prit son chien, partit et s’en alla au loin, elle, la femme de son frère ! Elle marchait en pleurant, pressant sur son sein son petit chien. Ainsi elle marcha et chemina longtemps dans les terres stériles, dans les lieux dépourvus d’arbres, cherchant un peuple qui ne les tuât pas, elle et son chien. Elle erra ainsi tout l’hiver dans le désert qui n’a pas de sentier. Enfin manquant de tout et à bout de forces, elle se coucha pour mourir, et son chien avec elle.

Tout à coup un carcajou (d’autres disent un loup blanc, Pèlé) accourut vers elle. Il la secoua et la tira par les cheveux. Elle ne remua pas. Ce carcajou venait des bords d’un cours d’eau. À force de secouer la femme, il la tira de sa syncope. Elle se mit sur ses gardes, lança une pierre au glouton, l’atteignit à la nuque et le tua. De cette manière, elle se procura de la viande.

Puis, ayant suivi la piste de l’animal, elle trouva la rivière et put s’y désaltérer à son aise. Elle était sauvée.

Après ces événements, le Pygmée ravit encore une fois la femme de Kρwon-étan, ce qui obligea ce dernier à se remettre en marche pour la reprendre. Mais cette fois il était seul. À force de cheminer, il s’aperçut que le sentier devenait de plus en plus récent. Finalement il ne datait que d’hier. Mais le camp où il arriva était vide. Seule, une vieille femme y était restée à côté d’un tout petit feu, car elle avait toujours un petit feu en réserve.

Pour réchauffer l’Étranger sans feu, la vieille alluma un grand bûcher, auprès duquel le voyageur s’endormit. Sur le soir, la vieille alla annoncer au peuple, chez lequel l’Homme sans feu était arrivé, la venue de celui-ci.

— Voici une merveille qui m’arrive, leur dit-elle, de crainte qu’ils ne la trouvassent répréhensible, ou bien en feignant de ne pas reconnaître son mari ; de mon feu si petit, je viens de voir s’élever une grande fumée. Venez voir ce qu’il en est.

Aussitôt ces gens-là accoururent sur le sentier, et ils aperçurent Kρwon-êtan réveillé, mais couché au milieu du brasier enflammé, dont il avait fait deux parts.

Ils se partagèrent en deux bandes et l’entourèrent à son insu, le surprenant dans cette étrange position.

— Quel homme es-tu donc, lui dirent-ils, et d’où viens-tu ? À quelle nation appartiens-tu ?

Kρwon-étan se leva, il bondit hors du feu, et, s’échappant au delà du cercle vivant, il dit à ces hommes :

— Je suis un Étranger sans feu ni lieu. Voilà que je viens de voyager tout l’hiver, errant de ci de là sans abri ; et c’est pourquoi l’on me nomme Kρwon-étan.

— Demeure avec nous, lui dirent ces gens-là. Et il acquiesça à leur désir.

Je me reprends : ce ne fut qu’un an après que Kρwon-étan alla à la recherche de L’atρa-tsandia, qui avait été enlevée par Nakkan-tsell. Mais il conduisit une armée avec lui, parce que les soldats du Pygmée était nombreux.

Après que son armée se fut mise en marche, elle fut en proie à la famine, et cependant le pays des Pygmées était encore fort éloigné. Ils arrivèrent au bord de la mer, dont les rivages sont arides et dépourvus d’arbres, et ils la contournèrent pendant vingt nuits sans rencontrer personne.

À la fin, ils aperçurent une montagne qui paraissait fort éloignée. Mais, par la vertu de sa magie, l’Homme sans feu la fit se rapprocher, et par ce même pouvoir, il la traversa, car elle était couverte d’une fumée noire et épaisse qui obscurcissait le ciel et planait sur la mer.

Là, au bord de cette mer, demeuraient les Pygmées troglodytes. Ils y demeuraient dans la terre. L’Étranger pénétra dans leurs cavernes, mais il n’y trouva pas sa femme ; elle était allée bûcher et chercher du bois dans la montagne. Quant à Nakkan-tsell, il était également absent en ce moment.

Kρwon-étan se rendit dans la forêt au-devant de sa femme, et lui dit ces paroles, en saisissant l’extrémité de l’arbre qu’elle portait sur son épaule :

— Femme, voilà que tes parents sont venus pour te reprendre ; mais ils ont faim, car nous sommes en proie à la famine. Donne-nous donc de la viande. Ce disant, Kρwon-étan tira son couteau de silex et se coupa la chair des cuisses.

L’atpa-tsandia rentra au village souterrain sans rien dire à personne. Elle s’en alla au fond de sa demeure, y fouilla, y prit un pémican et de la belle graisse fondue en pain, mit le tout dans sa couverture et ressortit pour le donner à son époux.

— Combien j’ai désiré te revoir, ô mon épouse ! dit Kρwon-étan, et le bonheur de te reposséder !

— Tais-toi, tais-toi, lui dit-elle. Voilà que je suis vieille, et que mon feu n’est plus bon à rien.

L’Étranger n’insista donc pas pour avoir une entrevue plus intime. Il s’en retourna vers ses serviteurs qui étaient bivaqués non loin de là, et leur dit en leur tendant le pémican :

— Voilà le gâteau de viande et de graisse de la fille de votre peuple ! Il l’éleva dans ses mains, mais le pémican fondit entre ses doigts et il en sortit de la fumée, mais une fumée immense. C’était ce gâteau-là, dit-on, qui était la cause de la fumée noire qu’il avait vue de la plaine, couvrant et obscurcissant la montagne.

Le lendemain étant arrivé, on se remit en marche et on dépassa les villages souterrains. Kρwon-étan avait dit précédemment à sa femme :

— Si demain matin, à l’aube, tu entends glousser une gelinotte blanche, tu sauras que ce sont tes compatriotes qui sont arrivés pour te délivrer. Et du côté où tu entendras une chouette gémir, tu sauras que je me trouverai. Accours alors vers moi.

Donc, le soir venu, L’atρa-tsandia s’était couchée entre ses deux maris Pygmées. Ils dormaient tous trois sous la même couverture, et L’atρa-tsandia avait caché un couteau de silex dans ses parties naturelles. Quand l’aube commença à blanchir, heure où les ennemis s’attaquent d’ordinaire, un ptarmigan se mit à glousser : « Iyaw ! iyaw ! » dit-il.

Aussitôt la femme fendit, de son silex, sa couverture de la tête aux pieds, elle se leva silencieusement, tua ses deux ravisseurs, et se sauva du côté où elle entendit huer un chat-huant. Les Pygmées furent surpris et massacrés.

Alors Kρwon-étan et les siens demeurèrent sur les terres élevées. Ses gens avaient perdu l’ouïe. Il la leur rendit par sa magie. Ils traversèrent un archipel d’île en île, et l’Étranger reprit sa vieille femme, bien qu’elle n’eût plus qu’un tout petit feu. Cette femme, quoique vieille, était parfaitement belle ; c’est pourquoi on la lui pillait sans cesse.

Pendant l’été, il leur arriva à tous deux une chose merveilleuse. Elle alla faire sa provision de lichen et le mettre à sécher ; son mari l’aida à transporter ce lichen et à l’étendre au soleil, lorsque tout à coup le lichen se changea en une grande montagne. On la voit encore dans la chaîne des Montagnes Rocheuses. On l’appelle la Grande-Montagne.

Plus tard, l’Étranger sans feu entraîna vers la mer un homme, il l’étendit sur un gros sapin et l’y attacha solidement. Puis il s’éloigna à quelque distance, pas bien loin de là. Sa vieille femme se prit à pleurer à cette vue, mais l’Étranger lui dit :

— Ne te lamente pas, car bientôt mon fils renaîtra. Voilà que je m’en vais aller voir « Celui qui voit et agit en avant et en arrière ». Alors il se retira en pleurant, s’en alla vers le peuple et rassembla une grande foule de guerriers[12].

Peu après on lui enleva de nouveau sa belle femme. Les ravisseurs disparurent, comme la première fois, au bord de la mer. Kρwon-étan se mit donc à leur recherche et atteignit le rivage, où il trouva deux jeunes gens assis sous un arbre, et un vieillard qui cherchait son fils. Aussitôt qu’ils virent le vieillard, ils se cachèrent pour épier sa venue. Celui-ci atteignit la grande eau, dont les rivages sont arides et dont on ne peut voir l’extrémité ni d’un côté ni de l’autre. Alors les deux jeunes gens se transformèrent en ours, et, tout en marchant comme ces animaux, ils traversèrent la grande eau où, redevenant hommes, ils tuèrent le vieillard.

Cependant Kρwon-étan arriva chez ceux qui lui avaient ravi L’atρa-tsandia, et, pour mieux espionner ses ennemis, il se cacha au milieu d’un buisson touffu. Tout à coup, sa femme parut et se mit à chercher et à interroger du regard la localité. Subitement elle vit briller les yeux de son mari à travers les branches du buisson.

— C’est un homme, un libérateur qui est caché là, pensa-t-elle.

Pour lui faire comprendre qu’elle avait vu, elle puisa de l’eau, et, sans faire semblant de rien, elle en jeta sur le buisson en guise de signal.

Le Pygmée, qui se tenait en ce moment sous la tente, accourut alors :

— Pourquoi donc jeter ainsi de l’eau ? Que signifie cela ? dit-il à L’atρa-tsandia d’un ton jaloux.

— Les maringouins me dévorent et je les chasse, répliqua-t-elle. Alors Nakkan-tsell, croyant qu’elle disait vrai, retourna sous sa tente.

Kρwon-étan s’en revint donc comme la première fois vers ses guerriers qu’il avait cachés dans la forêt, et leur apprit qu’il venait encore de retrouver sa femme, mais qu’elle était bien gardée, et qu’ils auraient à combattre pour la reprendre.

Ils résolurent donc de contourner la grande eau. Mais ils ne croyaient pas ce lac si vaste, car ils tournèrent autour pendant vingt jours et campèrent durant vingt nuits avant de revenir auprès des Pygmées.

Quand ils y arrivèrent, L’atρa-tsandia était assise sur le seuil de sa tente, remuant sans cesse les pieds comme une idiote ; car ses pauvres pieds étaient usés de vieillesse et tout déchirés.

— Ma tante, dit-elle à une autre vieille femme, mes pieds sont tout déchirés.

Celle-ci y mit un gâteau composé de viande pilée et de graisse douce, et ses pieds furent réparés et remis en bon ordre. Alors elle sortit pour aller au-devant de son mari.

Kρwon-étan lui dit de nouveau :

— Voici tes compatriotes qui viennent pour te délivrer ; mais ils sont sans provisions. Donne-nous d’abord à manger.

L’atρa-tsandia lui donna du pémican ou gâteau de viande pilée et de graisse douce.

— Suis-moi dans la forêt, lui dit-il, j’ai besoin de toi.

— Ah ! que dis-tu là ? répliqua-t-elle. Cesse donc ce langage, voilà que je suis vieille et que mes pieds sont tout déchirés.

L’Étranger sans feu s’en retourna donc seul vers ses guerriers ; mais le lendemain, quand l’aube blanchit, ils se levèrent pour combattre, et ils firent un grand nombre de morts. Kρwon-étan tua tous les Pygmées, et, à défaut de leur chef qui était absent, il combattit pendant longtemps son frère cadet sans pouvoir le vaincre. À la fin, cependant, il parvint à le renverser, lui enfonça son couteau entre les clavicules, lui fendit le corps du haut en bas, et le tua. Alors il lui arracha les entrailles et les répandit sur la terre. Il le traita comme un animal, il l’empala sur un pieu aigu et le hissa sur le faîte de sa loge, après l’avoir paré et coiffé avec soin.

Ensuite Kρwon-étan reprit sa femme L’atρatsandia et s’en retourna. Quant à Nakkan-tsell le chef des Pygmées ou Petits-Ennemis, l’Étranger sans feu chercha encore à le vaincre, mais il ne put en venir à bout. Leurs haches de pierre, leurs couteaux de silex et leurs flèches se rencontraient toujours pointe à pointe, taillant contre taillant.

Ils cessèrent donc de se combattre, et Kρwon-étan vécut encore fort longtemps. La vieillesse seule en vint, dit-on, à bout.

(Racontée par Sylvain Vitœdh, en 1870,
au fort Bonne-Espérance.)


V

L’EN AKρEY

(les pieds-de-chien)


Un homme bigame nommé Kρwon-étan demeurait avec son frère cadet au bord de l’eau. Ces deux frères s’étant fâchés l’un contre l’autre, l’aîné fabriqua une auge de bois pendant le sommeil de son cadet, l’y enferma, l’y lia comme il faut, ferma l’auge et la jeta à la mer.

Le coffre flotta. En flottant, il vogua à travers les grosses lames de la mer. Une mouette l’aperçut et accourut vers cet objet à tire d’ailes. L’homme lié dans l’auge lui dit :

— Ma bru, nage pour moi devant mon cercueil.

La mauve se mit à nager et le calme se fit. Alors le cercueil vogua tranquillement et atteignit le rivage opposé, où il atterrit.

Mais il était impossible à l’homme lié de sortir de son cercueil, parce qu’il y était étroitement enlacé. Alors un loup blanc accourut vers le coffre.

— Mon beau-frère, lui dit l’homme, ronge ces liens qui me retiennent captif.

Le loup essaya bien, mais il ne put en venir à bout. Survint une martre qui rongea si bien les cordes, de ses incisives, que l’homme fut délivré de ses entraves et sortit de son cercueil.

Il s’en alla sur un sentier que des chiens seuls avaient foulé et battu. On n’y voyait que des pas de chiens. Il y avait en ce lieu un tréteau et sur ce tréteau l’Étranger plaça son auge de bois. Sur cet échafaud se trouvait aussi de la venaison, dépouille opime d’animaux tués à la chasse. Il prit la graisse d’une croupe, mais elle puait tellement la fiente de chien qu’il ne put la manger, et repoussa cette viande à cause de son odeur.

S’en allant donc sur le sentier tracé par des chiens, l’Étranger se vit entouré d’une obscurité profonde dans laquelle il n’avançait que lentement. Il avisa alors la dépouille empennée d’un grand aigle blanc qui était suspendue en cet endroit. Il la prit, s’en revêtit comme d’un vêtement, afin de s’aider dans son voyage, et vola vers un village qu’il aperçut du haut des airs. Au milieu de ce village jouaient des enfants.

— Tiens, voilà bien mon vêtement d’aigle blanc, s’écrièrent-ils en voyant l’Étranger qui descendait vers eux. Alors ils se jetèrent sur lui et percèrent en maint endroit son vêtement en peau d’aigle blanc.

Cependant l’Étranger s’en alla vers les adultes de cette nation, qui lui dirent :

— Nous autres, nous ne tuons personne. Demeure avec nous.

Il résista longtemps à leurs instances, mais à la fin, il consentit à demeurer avec eux.

Ces hommes-là étaient à moitié chiens et à moitié hommes. Dans la tente où on l’introduisit, se trouvait une belle fille nubile. L’Étranger alla vers elle et la considéra. À partir de la ceinture jusqu’au bas, elle avait le corps d’une chienne.

— Entre, étranger, lui dit-on.

Une grande foule de peuple accourut et se disputa la possession du voyageur.

— Moi, c’est moi seul qui l’aurai ; c’est chez moi qu’il faut qu’il entre, s’écriaient de toutes parts ces gens hospitaliers.

L’Étranger demeura dans la maison où était la fille nubile. Celle-ci lui offrit à manger des cuissots de souris. Il en mangea, se coucha et s’endormit. Quant aux hommes-chiens, ils ne dormirent pas, car ils ignoraient ce que c’était que le sommeil.

L’Étranger étant demeuré en léthargie pendant deux jours, les hommes-chiens se prirent à se lamenter et à entonner le chant funèbre : « Atsina ![13] hey ! hey ! atsina ! hey ! hey ! » parce qu’ils le croyaient morts. Mais lui, se réveillant tout à coup :

— Voilà, leur dit-il, que dans mes rêves j’ai découvert pour vous une médecine soporifique.

Il jeta au feu des yeux de lièvre blanc, et aussitôt les Pieds-de-chien, qui ne dormaient jamais, s’assoupirent et s’endormirent.

Or, le grand hibou blanc arctique était la pâture des Pieds-de-chien. Ils pourchassaient ces oiseaux à l’aide de filets. En ce moment, deux de ces harfangs venaient d’arriver et se tenaient perchés à quelque distance.

Un homme-chien alla vers eux, et, les ayant pourchassés vers ses filets, il s’en revint.

— Je vais tendre d’autres filets pour prendre ces oiseaux, dit-il.

Mais lorsqu’il revint au lieu où il avait vu les deux hiboux blancs, ces oiseaux s’étaient déjà envolés. Cependant il tendit ses filets sur les arbres pour y prendre ces gras et délicieux oiseaux.

Après cela il s’en retourna auprès du voyageur et lui dit :

— Or sus, demeure ici et surveille ces oiseaux, notre nourriture.

Atsina obéit parce qu’il était étranger, et il épia les hiboux. Mais ceux-ci s’étaient enfuis.

— As-tu revu les deux oiseaux blancs ? lui demanda-t-on.

— Non, répondit-il,

La fille nubile, qui était devenue sa femme, ajouta à cela :

— Ils se sont envolés, il est impossible de les prendre.

Alors Atsina, apercevant les deux hiboux perchés sur un arbre, il alla vers eux et les perça de ses flèches. L’un des deux demeura suspendu entre deux rameaux par la tête. Le second fut blessé mais non tué. La femme-chien le vit se sauver et en avertit son mari. Atsina partit en courant, mais le harfang pénétra dans la tente et blessa la femme de l’Étranger à tel point qu’elle en mourut.

Néanmoins Atsina demeura avec les Pieds-de-chien tout l’hiver, pendant lequel la famine régna dans le pays.

— Les hiboux ont pris le large, se dirent ces gens-là, allons à leur recherche.

Or, sur l’eau, ils aperçurent des souris qui nageaient. Comme la souris est un animal nocturne, elle était aussi la pâture des Pieds-de-chien, habitants de la nuit, et ils leur donnèrent la chasse en pirogue, les perçant de leurs flèches.

Puis ils remontèrent sur les terres hautes où pullulaient les souris, grâce à l’absence complète de hiboux dans ces parages élevés, et ils en tuèrent beaucoup. Ces grosses souris jaunes étaient leurs rennes. On les voyait courir de ci de là dans la plaine par grandes troupes[14]. Les Pieds-de-chien leur donnèrent une chasse en règle. On les perça de flèches, on en prit d’autres au collet, on les éventra, les femmes en découpèrent la viande, on les traita comme des rennes ou des élans, on suspendit leur chair au-dessus du foyer pour la boucaner et la faire sécher.

Tout à coup, en l’absence de la population, cette viande, exposée sur les boucans, tomba dans le feu. Tout fut consumé, viande, tentes et ustensiles. Les hommes-chiens, attribuant ce malheur à Atsina, lui dirent :

— Ce pays-ci n’est pas le tien, retourne-t-en, car tu nous portes malheur.

Atsina s’en alla donc tout seul tristement et sans connaître son chemin.

Alors il rencontra Ehna-ta-ettini, Celui qui a des yeux devant et derrière, le grand chasseur au double visage, qui conduisait son troupeau de rennes. Ses raquettes se terminaient en pointe recourbée par derrière comme par devant, car il était double marcheur ; et en arrière de ses raquettes on voyait surgir un glaive acéré.

À la vue d’Atsina, l’homme au double visage s’arrêta, il planta ses raquettes devant lui de chaque côté, et s’assit entre elles. Il fit à l’Étranger la promesse de lui donner un grand nombre de rennes. Mais, comme il était extrêmement maigre et qu’il n’avait que la peau et les os, Atsina se prit à rire.

— Pourquoi te moques-tu, pourquoi ris-tu de moi ? dit l’homme au double visage. Sais-tu bien que depuis que j’existe je n’ai jamais tiré vainement une seule flèche ?

Ce disant, il prit entre ses raquettes le glaive qu’il y avait planté, et coupa du lard sur la chair de l’Étranger. Par cette magie, il lui accordait la possession d’un nombre immense de rennes. Puis il s’en alla en disant à Atsina :

— Si dans quatre jours tu ne trouves plus aucune créature vivante, immole-moi un renne, et sauve-toi loin du sentier des Pieds-de-chien.

Voilà ce que dit à Atsina Celui qui a des yeux par derrière et par devant.

Or il faisait très chaud, et Atsina continua à demeurer dans le pays de la nuit, à cause de l’ombre qu’il y trouvait. De leur côté, les hommes-chiens continuaient à vivre à leur ancienne façon, c’est pourquoi Ehna-ta-ettini se rendit vers eux pour les visiter.

Les hommes-chiens jouaient à la pelote sur la place publique. L’un d’entre eux disait :

— Je sens l’odeur humaine.

Alors un tout petit enfant, qui tripotait un chien par manière de jeu, dit :

— Ah ! oui, moi aussi, je sens l’odeur humaine.

Tout à coup, l’Homme qui a des yeux par derrière comme par devant s’écria :

— C’est mon glaive, qui sent l’odeur humaine, misérables ! Sachez que je ne me mets point en chasse impunément.

Aussitôt il les transperça et les massacra tous.

Atsina était absent. Quand il revint vers les Pieds-de-chien, il ne vit que des cadavres. Il n’y avait plus personne de vivant dans le village. C’est pourquoi il se sauva de leur sentier, reprit son vêtement en peau d’aigle blanc et s’en revêtit.

Alors l’Homme au double visage lui dit :

— Si ton aigle t’emporte trop loin, écrie-toi : « Souche, surgis ! » Atsina le lui promit.

S’étant donc revêtu de l’aigle blanc, Atsina s’envola sur la mer immense. Il vola au loin, et toute terre disparut à ses regards. Lorsqu’il jugea à propos de se reposer et de dormir, il s’écria :

— Banc de sable, surgis !

Aussitôt un îlot sablonneux surgit du milieu de la mer, Atsina y descendit à tire d’aile, y dormit et s’y reposa.

Étant encore reparti, il s’envola encore plus loin. Puis, voulant se reposer de nouveau et dormir, il s’écria :

— Souche, surgis !

Aussitôt une souche naquit de la mer, sur laquelle il se reposa et reprit haleine.

De là, il s’envola vers ce frère aîné si barbare, qui l’avait repoussé et avait attenté à sa vie. Il le trouva visitant ses filets dans son canot. Alors, emporté par son aigle, il se mit à tournoyer autour de lui en volant, et saisit son frère aîné par les cheveux :

— Quoi ! mon frère cadet, s’écria celui-ci, est-ce bien toi ? J’ai pensé que je ferais sagement de te donner l’une de mes femmes.

— Je n’en veux pas, répondit Atsina.

Aussitôt il se jeta sur son aîné, il le traîna dans un cours d’eau souterrain, et le tenant toujours par les cheveux, il le barbota dans l’eau jusqu’à ce qu’il fût noyé. Alors seulement il lâcha le cadavre, qui coula à fond.

De là, Atsina s’en alla au lieu où demeuraient les deux femmes de son frère aîné. Ces deux femmes étaient sœurs et logeaient au sommet d’une montagne, dans une petite tente. L’Étranger gravit la montagne, pénétra dans la loge et s’y assit.

— Femmes, dit-il aux deux sœurs, voici que je viens de parcourir toute la terre à l’aide de mon blanc vêtement en peau d’aigle. Tous les habitants en sont morts[15].

Il s’assit entre elles comme s’il eût été leur mari, et il leur donna à manger. Sur l’une des deux il y avait des belettes, sur l’autre, des souris, qui y vivaient en parasites. Atsina les en débarrassa. Lorsque la nuit arriva, il dormit entre elles et avec elles.

Atsina perça le sein de l’une de ces femmes du tuyau de ses blanches plumes, et elle conçut un fils qu’elle mit au monde. L’autre femme en fit autant.

Mais un jour qu’Atsina était à la chasse, un gros brochet le fit tomber à l’eau, il lui mordit le tendon du talon, et le saisissant par là il le traîna dans le fleuve où il le noya, et Atsina mourut aussi. Ce brochet énorme, c’était son frère aîné qu’il y avait noyé lui-même précédemment. C’est là la fin.

(Racontée par Sylvain Vitœdh, en 1870,
au fort Bonne-Espérance.)


VI

SIÉ-ZJIÉ-DHIDIÉ

(l’habitant de la lune)


Jadis une vieille femme trouva un petit enfant au bord de l’eau et l’éleva. L’enfant, ayant grandi, devint très puissant et procurait à ses parents adoptifs des rennes, en les prenant au lacet pendant la nuit. Il les tuait par le pouvoir de sa magie et par elle il les engraissait.

Un jour, il dit à ses parents :

— Séparez pour moi la graisse des intestins des animaux que je vous procurerai.

Les ingrats refusèrent. Alors l’enfant pleura, il se lamenta beaucoup en parcourant les tentes. Son oncle adoptif lui dit alors :

— Retourne-t’en dans le soleil, d’où tu es venu. Nous n’avons pas besoin de toi.

L’enfant se tut, et la nuit étant arrivée, on se coucha. L’enfant puissant se coucha, comme d’ordinaire, entre sa mère adoptive et le mari de cette dernière.

Cependant il disparut pendant leur sommeil, ce qui fit beaucoup pleurer sa mère. C’est que, de fait, l’enfant était remonté vers le soleil ; mais comme il n’en put supporter l’extrême chaleur, il en revint encore, de sorte que, le lendemain, on le retrouva dans la tente.

Il prit sa couverture, et, avant de s’en aller de nouveau, il dit à la vieille grand’mère :

— Mère, étayez et affermissez bien votre tente, car elle sera fortement ébranlée cette nuit.

L’enfant portait des mitasses en peau de martre. Il les fendit en deux et les suspendit au faîte de la tente ; puis il dit à ses parents :

— Placez du sang de martre au-dessus de la porte, dans une vessie, et attachez ma petite chienne blanche près de la porte, hors de la maison, car vous allez bientôt mourir tous. Sur cette terre, les crimes pullulent, je ne puis plus les supporter, aussi m’en vais-je dans la Lune ; c’est là que ceux qui me haïssent me reverront. Taisez-vous, ne pleurez pas, ajouta-t-il ensuite, il n’y a rien là qui puisse vous faire pleurer. Mais agissez de la manière suivante : Lorsque vous voudrez faire cuire de la viande, vous la découperez, vous découperez toute la chair de l’épaule droite d’un renne, mais en prenant bien garde de n’en point rompre les os. Cet os d’épaule, exposez-le ensuite hors de la tente, au clair de la lune, avec toutes ses articulations intactes. Par ce moyen, je vous procurerai beaucoup de viande.

Ainsi parla l’Enfant lunaire. On lui obéit ponctuellement. La nuit venue, on lia et on ferma la tente avec soin, on suspendit une vessie pleine de sang au-dessus de la porte, on découpa une épaule de renne sans en briser ni en disloquer les os et on la mangea rôtie. Quant à la petite chienne, on la lia à la porte, hors la maison.

Alors, durant la nuit, on vit s’élever une grande fumée du faîte de cette tente, mais on n’y revit plus le jeune homme magique. Il était parti pour la Lune.

En ce moment, la lune apparut pâle et décolorée ; un vent impétueux se leva, emportant les créatures humaines à travers leurs demeures ; les maisons demeurèrent vides ; tous les ennemis périrent et tous les Zhœnan, ou nation des Femmes publiques, chez lesquels on demeurait, furent emportés à la cime des sapins, et y demeurèrent congelés et suspendus ; tous leurs animaux mêmes disparurent.

Quant à l’Enfant magique, après avoir pris le sang de la martre, les mitasses en peau déchirée, et la petite chienne blanche, il était parti pour la Lune, où l’on peut le voir encore, tenant d’une main la vessie, et sous l’autre bras sa petite chienne.

Après son départ, ses parents ne mangèrent que l’épaule droite des rennes qu’ils tuaient. Ils en taillaient la chair sans en briser les os, et ces os, il les plaçaient dehors dans une sacoche, et les épaules repoussaient d’elles-mêmes.

Pendant longtemps, ils agirent ainsi, vivant confortablement sans être obligés de chasser ni de tuer des rennes.

En ne mangeant jamais que de l’épaule de renne, l’os en demeurait toujours entier, l’épaule renaissait d’elle-même. On la coupait encore et de nouveau elle renaissait intacte. Mais, à la fin, les Dindjié se lassèrent de ne manger plus que de la chair d’épaule. Après qu’ils l’eurent mangée, ils en brisèrent les os, et ce fut fini, l’épaule ne repoussa jamais plus.

(Racontée par Emma Lebeau, femme dindjié, en 1870,
 au fort Bonne-Espérance.)


VII

KρWON-T’ÈT NAχATSÈTŒTρAL’

(le passage funèbre à travers les tentes)


Conséquemment, à la fonte des neiges, lorsqu’il y a éclipse de lune, le soir, à la nuit tombante, on hache de la viande menu, on en fait des paquets que l’on lie, on en remplit des gibecières dont on se charge, et l’on commence à circuler en rampant parmi les tentes.

Tout à coup, on entre furtivement sous une des tentes, on la parcourt et on y mange de la viande de ceux à qui n’appartient pas la loge. Après quoi, l’on en sort furtivement à la manière des serpents, et l’on se glisse dans une autre loge pour y faire la même chose.

De temps en temps, on se divise en deux bandes qui vont à la rencontre l’une de l’autre. On circule autour des tentes, on marche comme en rampant. En même temps, on heurte deux, quelquefois quatre flèches, l’une contre l’autre, et ces flèches sont peintes en rouge.

En même temps, on chante ce qui suit :

— Ô souris jaune, passe vite deux fois par-dessus terre en formant la croix. Aéχuha !

Nous en agissons de la sorte à l’exemple de Siè-ζjié-dhidié, l’habitant de la Lune, qui nous le recommanda avant de partir pour le ciel, dans le but de nous procurer beaucoup d’animaux à la chasse, et, par conséquent, une nourriture abondante.

(Racontée par Sylvain Vitœdh, en 1870,
au fort Bonne-Espérance.)


VIII

ETSIÉGÉ

(la bouse)


Etsiégé est ainsi nommé parce que, étant tout petit, ceux qui l’élevèrent le frottèrent avec de la bouse de bœuf musqué, afin de lui communiquer l’esprit magique.

Il fut trouvé au bord de l’eau par une vieille femme qui l’éleva. Devenu grand, il devint un magicien renommé et puissant.

Or, à cette époque, nous demeurions au milieu d’une nation étrangère qui nous avait réduits en esclavage et nous détruisait systématiquement. On l’appelle la nation des Zhœnan ou Femmes publiques. Ce peuple était très riche ; il possédait des métaux, des vêtements, des verroteries, des colifichets de toute sorte ; mais il avait conjuré notre perte.

Pour cette raison, Etsiégé dit à ses frères :

— Marchons contre eux en canots.

On partit donc pour les combattre, car nous étions si malheureux au milieu d’eux, que nous ne pouvions rire que dans un péricarde de renne ; encore nous maltraitaient-ils lorsqu’ils nous entendaient rire. On riait donc dans une vessie ou dans un péricarde de renne afin de n’en être pas entendus, parce qu’ils s’imaginaient qu’on se moquait d’eux.

Les Dindjié partirent donc pour la guerre contre les Zhœnan. On se moqua beaucoup d’eux, tant parce qu’ils allaient nus, que parce qu’ils faisaient cuire la charogne d’un méchant petit chien, qu’ils mangeaient en guise de festin. Ils nous forçaient même à manger de leurs chiens cuits. Nous en mangions, mais Etsiégé ne voulut jamais goûter de cette chair immonde.

Etsiégé ayant vu un Zhœnan très beau garçon, eut envie de le tuer. Il marcha donc de conserve avec lui, le frappa par derrière d’une motte de terre qui lui brisa l’épine dorsale, et le tua.

— Après un tel coup, lui dirent ses compatriotes, tu peux t’attendre à ce que tous les Zhœnan te tuent par représailles. Mieux vaut te sauver loin d’eux.

Etsiègé s’éloigna donc et ses parents avec lui.

Mais la vieille Zhœnan, mère du jeune homme, dit à Etsiègé :

— Pourquoi en as-tu agi de la sorte à l’égard de mon fils ?

Pour toute réponse, Bouse donna à la vieille un grand coup de poing dans le milieu du front et la renversa. Elle gît à terre sans mouvement.

Bouse était très fort et très puissant par sa magie, non de cette magie dont se vantent nos jongleurs modernes et qui ne produit rien, mais d’un pouvoir réel dont nous ignorons aujourd’hui la nature. Cependant, malgré sa puissance, il était le plus doux des hommes. Il ne se fâchait jamais contre ses compatriotes, et, lorsqu’il se fâchait, il ne les frappait jamais. Il produisait des merveilles à l’aide d’un bois de renne ou d’une baguette de saule rouge, et il appelait tous les hommes ses frères.

Etsiègé étant donc parti pour la guerre, il trouva les Zhœnan sans méfiance, et ses frères demeurant parmi leurs ennemis. Arrivé dans le village où demeuraient son frère et sa sœur, il trouva cette dernière en deuil de son fils que les Zhœnan venaient de lui tuer. Elle avait donc la chevelure saupoudrée de vermillon et parsemée de duvet blanc de cygne, comme les personnes qui sont en deuil.

Bouse pénétra chez ses frères pendant la nuit, et se livra à la magie maléfactive contre les Zhœnan. Il avait fixé des os aigus à la pointe de ses raquettes, comme deux cornes. Au milieu du village, un jeune homme, lié par Ettsun, le génie de la mort, bondissait de ci de là à travers les tentes. C’est là le maléfice ou l’Akρey antschiw (Jeune homme magique).

Bouse fendit donc la foule des spectateurs, ayant les pieds chaussés de raquettes armées des susdites cornes par devant et par derrière, et il s’élança après le jeune homme magique qui parcourait le camp en tournoyant. Il sauta sur lui en croupe avec ses raquettes armées de glaives ; il courut avec le jeune homme au milieu des Zhœnan et les massacra tous. Alors nos ennemis devinrent en plus petit nombre que les Dindjié et se séparèrent de nous.

Mais la vieille femme qui avait élevé Bouse, assise sur le sentier, gémissait et se désolait en disant :

— Ah ! si mes fils vivaient encore ! Bouse n’entra pas seulement chez cette vieille Zhœnan, bien qu’elle l’eût élevé. Il se contenta de jeter un regard de compassion dans sa tente.

— Qui est là ? dit la vieille grand’mère. Ah ! c’est toi, mon fils, qui reviens ! Oh ! mon fils, cette nuit, ton cadet les a tous massacrés en faisant le Jeune homme magique.

Bouse ne dit à la vieille que ces mots :

— Mère, j’ai soif !

Elle lui donna à boire, et il continua son chemin pour aller rejoindre ses frères les Dindjié. Il avait pris deux épouses parmi les Zhœnan, qu’il répudia. Il avait reçu de la vieille grand’mère une tente toute neuve. Il l’abandonna. Il quitta tout pour s’enfuir avec ses frères, et tous ensemble laissèrent le pays des Femmes publiques.

En fuyant, ils virent sur un tréteau, à côté des demeures de leurs ennemis, de belles peaux de chèvres étendues. Bouse les prit, en fit un paquet, et poursuivit sa route. Tous s’en allèrent au lieu où fut jadis leur patrie première. Pendant le sommeil des Zhœnan, ils leur enlevèrent un très beau butin. Malheureusement on partit un peu tard.

Or, comme ils étaient en marche :

— Qu’est-ce donc qui arrive là-bas sur la mer ? se dit-on.

C’est un grand vent qui s’élève ; ce sont des vagues, semblables à des sapins par leur élévation, qui s’amoncellent. L’eau enfle et monte toujours, s’élevant de chaque côté comme des rochers remparts.

— Prenez terre, vite, prenez terre ! cria Bouse à ses frères.

Ceux-ci se hâtèrent de débarquer. Alors lui, seul au bord de l’eau, promena son aviron sur la terre et l’en balaya. Au même instant l’étai qui soutient l’univers tomba, le disque terrestre s’enfonça, l’eau montant inonda et recouvrit la terre, et tout le reste des Zhœnan fut englouti dans la mer. Il n’en échappa pas un seul.

— Venez, accourez par ici, mes frères ! s’écrie encore Etsiégé.

— Oui, oui ! répondent-ils.

Ils le suivirent tous, et lui leur fit traverser la mer à pieds secs. Ils parvinrent tous sains et saufs sur l’autre rive.

Le soir venu. Bouse dit à ses frères :

— Notre pays est encore bien éloigné ; mais tranquillisez-vous, je vais le faire se rapprocher.

Ce disant, il prit un faon de renne d’un an, il le tua, lui arracha le nerf de la jambe, en disant à ses frères :

— Vous ne mangerez pas ceci.

Par cette magie du nerf arraché, la terre de ses ancêtres se rapprocha d’eux. Quand la nuit arriva, elle n’était pas très loin. Mais au crépuscule Bouse était retourné vers ses frères qui lui dirent :

— Hélas ! nos enfants n’ont point de viande à manger, et les hommes faits sont sans provisions.

Or, il y avait là un nombre infini de tentes, une foule innombrable, et cependant elle n’avait rien à manger. Dans une seule tente, il ne se trouvait qu’un reste de tête de renne. Bouse le mangea et alla se coucher pour faire la magie inquisitive.

C’était un monstre, un serpent, qui privait ainsi les Dindjié de viande. Ce serpent gardait tous les poissons, qui étaient congelés et durs comme la pierre.

— Je le détruirai, se dit Etsiégé.

Mais il ne savait pas en quel lieu se retirait le serpent. Cependant il se coucha, comme je viens de le dire, pour faire la magie inquisitive.

Durant le sommeil des Dindjié, l’Enfant magique apparut à Bouse qui lui dit :

— Où donc est le chemin qui conduit à l’île des serpents ?

Alors l’Enfant magique lui répondit :

— Il passe par là.

Etsiégé se leva donc au milieu de la nuit, en profitant du clair de lune. Il arma son bras du bois de renne à l’aide duquel il opérait des prodiges, ce bois si lourd par lui-même, et cependant si léger pour Bouse et pour ceux auxquels il le confiait. Il prit aussi sa couverture en peaux de chèvre, et il se rendit dans l’île[16] des Serpents.

Cette île s’étend au loin sur la mer. Elle est longue, immense, pleine de poissons rouges et exquis nommés Zhikki, que l’on mange crus[17] et qui ont un goût délicieux. Mais au milieu de cette île s’ouvre l’antre du grand Serpent de la Mort, qui garde ces poissons excellents et les a convertis en dures pierres.

Bouse, arrivé à la grotte, plante sa couverture au bout d’un poteau à l’entrée de la caverne, afin d’attirer le serpent dehors. Quant à lui, il se tient sur ses gardes, placé par derrière en vedette. Alors il entend gronder le monstre, il le voit sortir de la caverne. Aussitôt il brandit son bois de renne, et, le frappant, il lui casse la tête et le laisse sans vie à ses pieds. Alors il pénètre dans la caverne qu’il trouve pleine de poissons et immense. Il en remplit sa couverture et s’en retourne au camp. En y arrivant, il dit à ses frères :

— Là-bas, je viens de tuer ce chien maudit. Je l’ai foulé aux pieds et il est gisant à terre.

Dès ce moment, les Dindjié ne manquèrent plus de provisions.

Or, il existait un autre peuple très-puissant dont les guerriers portaient pour coiffures des bonnets en bois globuleux comme les forcines de nos sapins. Sur la poitrine, ils revêtaient un vêtement composé de petits cailloux coagulés avec de la résine de pin[18]. Ils étaient aussi armés de grands boucliers suspendus à leur épaule gauche, et de dards de pierre emmanchés d’une gaule. Il n’était donc point aisé de les vaincre. C’était un peuple nombreux qui vivait dans le désert aride et sans arbres, où il habitait sous des tentes de mousse.

Etsiégé partit pour les combattre avec ses jeunes gens. Lui ne pouvait plus se battre, car il était devenu très vieux. Mais il avait dit à ceux-ci :

— Portez-moi vers l’ennemi et placez-moi dans mon traîneau.

On le plaça dans son traîneau de parchemin, et ses deux fils le hissèrent au sommet d’une montagne au pied de laquelle on se battait en foule. Il y avait en ce lieu un grand tumulte et une grande cohue. L’ennemi y était venu en grand nombre, et il avait le dessus sur les Dindjié,

À la vue de cette multitude, les compatriotes de Bouse lui dirent :

— Toi seul, parle, prononce, Etsiégé, et nous jugerons de ce qu’il adviendra par là-bas.

Alors il leur répondit :

— Replacez-moi dans mon traîneau.

On l’y replaça :

— Maintenant, précipitez-moi sur l’ennemi du haut en bas de la montagne.

Ses deux fils poussèrent le traîneau sur la pente du précipice et l’y laissèrent rouler. Alors, tout à coup parmi ces Esquimaux[19], on entendit comme le bruit du tonnerre. C’était le traîneau de Bouse qui produisait ce bruit en roulant sur les pentes de la montagne. Il en sortait des éclairs de foudre et un bruit égal à celui de cent tonnerres. À ce bruit, les ennemis aux casques de bois prirent la fuite. Les frères d’Etsiégé les poursuivirent et les tuèrent en grand nombre. Mais Bouse ne tua personne.

Etsiégé avait un frère cadet appelé Nedhvè-hègtihi (celui qui est revêtu de l’habit d’hermine). Revêtu d’un long vêtement blanc magique, il tenait suspendu par une corde un instrument semblable à un poisson pris à l’hameçon. Cet objet singulier et qui avait des yeux, il le balançait, il le balançait sans cesse, comme les prêtres font de l’encensoir. La première fois que nous avons vu les prêtres balancer leurs pots-à-feu fumants, nous avons pensé à notre histoire : C’est assurément la même chose qu’ils font là, nous sommes-nous dit. Cela nous a convaincus.

Or, Nedhvé-hèg-tihi massacrait nos ennemis de concert avec Etsiégé, son frère aîné, mais ce n’était point en combattant. Quand on se battait, Nedhvè-hèg-tihi ne tuait personne, il ne versait pas le sang humain. Prosterné à terre, quoique non sans dessein, il parlait, il marmottait sans cesse, en balançant cet instrument dont je viens de parler. Et par sa parole et ce balancement, il nous délivrait de nos ennemis. Ce n’était pourtant pas une magie semblable à celle de nos jongleurs. Nous ignorons maintenant ce que c’était.

Une fois, un très grand nombre de ces Stercoraires (Anakρen), peuple du désert stérile, se rassemblèrent contre les Dindjié, et cependant Etsiégé dormait. Il dormit tout un jour et ne se réveilla que le soir[20]. Bien que la nuit tombât, on était sur le point de combattre, quand il arriva. Or, les Dindjié eurent le dessous, ils fuirent devant l’ennemi. Mais l’homme à l’habit blanc, prosterné et parlant tout bas, se mit à balancer son instrument suspendu au bout d’une lanière.

Bouse, voyant donc que les Stercoraires avaient le dessus, passait et repassait par-dessus son frère, en sautant en forme de croix d’une épaule à l’autre[21]. Et, à chaque saut qu’il faisait, il prononçait le mot « Itsch ! » et un ennemi tombait. Les deux frères ne firent pas autre chose toute la soirée, l’un balancer son instrument en marmottant des paroles mystérieuses, l’autre de sauter par-dessus les bras de son frère en formant la croix.

Cependant, tout à coup le courage revint au cœur des Dindjié, qui se battaient dans la plaine stérile. Ils n’eurent plus peur des Stercoraires et les défirent.

On n’en épargna qu’un seul, un vieillard, parce que Bouse lui avait fait grâce de la vie.

— Va-t’en, lui dit-il, et à l’avenir, toi et les tiens, ne revenez jamais plus par ici. Ici, ne retournez plus.

Ce vieillard était très âgé.

— C’est bon, répondit-il ; si, à l’avenir, mes compatriotes y reviennent, ce ne sera pas ma faute.

On le laissa donc partir, on ne le tua pas par pitié pour sa tête blanche. Il avait l’air si misérable ! Mais quand tous ses parents furent partis, le vieillard, honteux de leur défaite, s’étrangla avec la corde de son arc, et, se tuant, il mourut.

Quant à Etsiégé, nul ne put jamais le vaincre. La vieillesse seule en vint à bout. C’est la fin.

(Racontée par Sylvain Vitœdh, en 1870,
au fort Bonne-Espérance.)


IX

TCHIA

(le jeune homme)


Jadis vivait un vieillard, sa femme et leur fils unique, un beau garçon appelé Tchia. Le vieillard, ayant atteint une grande vieillesse, avait perdu la vue. Sa femme, devenue également très vieille, avait pris un caractère acariâtre, colère et méchant. Elle trompait sans cesse le pauvre aveugle.

Quelque privé de la vue qu’il fût, l’aveugle chassait. Il allait se poster sur le passage des rennes, armé de son arc et de ses flèches, et accompagné de sa femme. Lorsque celle-ci lui signalait la présence d’un animal à sa portée, il le fléchait et ordinairement le tuait.

Un jour la vieille dit à son mari :

— Voilà un orignal qui paît là-bas.

— Donne-moi mon arc et mes flèches, je vais aller le tuer, répondit le vieil aveugle.

Elle tint l’arc dans la direction de l’animal. L’aveugle le banda, décocha une flèche, transperça l’élan et le tua.

— Allons bon, voilà que tu l’as manqué ! dit la méchante vieille avec une mauvaise humeur apparente.

— Ah ! c’est que je suis trop vieux ! dit l’aveugle en soupirant. Cependant, il entendit l’orignal qui gémissait et bramait en rendant le dernier soupir :

— Quel est donc l’animal que j’entends râler là-bas ? demanda-t-il.

La vieille fit semblant d’aller à la découverte. Elle se rendit au bord de l’eau où l’orignal était tombé. Elle se cacha de l’aveugle, éventra, vida et dépeça l’animal ; elle transporta la viande et la cacha soigneusement sous sa propre couverture qu’elle étendit par-dessus.

Cependant, la vieille ne put dissimuler bien longtemps, parce qu’elle avait hâte de manger de la viande fraîche. Elle fit donc rôtir un morceau de l’orignal ; mais, pendant que cette viande rôtissait en geignant, l’aveugle dit à sa femme :

— C’est drôle, j’entends comme de la viande qui geint. Qu’est-ce qui produit ce bruit-là ? C’est comme une croupe d’orignal qui rôtirait.

Puis, il ajouta :

— Tiens, je sens même le fumet de la viande rôtie. Qu’est-ce donc que tu fais rôtir ?

— Oh ! c’est une martre que j’ai prise au trébuchet, répondit la méchante vieille, et je la fais rôtir pour toi.

Effectivement, elle servit au vieil aveugle de la mauvaise viande de martre, tandis qu’elle se régalait de la grasse croupe de l’orignal que le vieillard avait tué. Son repas fini, la vieille sortit de la tente et s’en alla.

L’aveugle n’en pouvait plus. La vie lui était à charge. Il se mit donc à marcher à tâtons. C’était difficile, et cependant, en tâtonnant, il put sortir tout seul et se diriger vers le grand lac. Un plongeon à tête blanche y criait et huait. Le vieillard s’en alla dans cette direction, au petit pas, pour essayer de le tuer. Il arriva ainsi au bord de l’eau en tâtonnant.

— Hélas ! j’ai perdu mes yeux, se prit-il à dire d’un ton dolent, et voilà que ma méchante femme et mon jeune fils m’ont quitté pour aller je ne sais où.

Alors, le plongeon blanc eut pitié de l’aveugle et se dirigea vers lui en nageant :

— Viens avec moi, lui dit-il.

Le vieillard monta en croupe sur le dos de l’oiseau arctique gigantesque et plongea avec lui. Ils s’en allèrent tous deux sous l’eau fort loin. Quand ils revinrent au-dessus, le plongeon blanc dit à l’aveugle :

— Cette terre sèche qui paraît d’ici, la distingues-tu un peu ?

— Hélas ! non, répondit l’aveugle.

Alors l’oiseau blanc ramena le vieillard au large. De nouveau, il le fit plonger avec lui, et de nouveau le ramena à la surface.

— Eh bien ! maintenant la terre paraît très bien. La vois-tu ? dit le plongeon.

— Pas encore très bien, répondit l’aveugle ; cependant, je l’aperçois un peu.

De nouveau, le plongeon blanc entra sous l’eau avec l’aveugle, et fit si bien que le vieillard aveugle redevint un jeune garçon (Tchia), jouissant d’une vue parfaite.

Mais le vieillard, redevenu jeune, fort et bien voyant, dissimula et continua à contrefaire l’aveugle. Il alla retrouver sa femme en suivant ses traces ; il se dirigea vers l’échafaud sur lequel elle avait déposé la viande de l’orignal qu’il avait tué ; puis, parfaitement édifié sur la fausseté et l’égoïsme de cette mégère, il continua à dissimuler.

Marchant donc comme un aveugle et tendant sa gibecière à sa femme, il lui demanda l’aumône d’un morceau de viande fraîche.

— Il n’y a point de viande à la maison, telle fut la dure réponse.

Son mari demanda alors à boire :

— Va me chercher de l’eau, dit-il à son fils ; j’ai grand’soif.

Sa femme lui répondit :

— Je vais y aller moi-même.

Elle sortit et rentra avec de l’eau saumâtre, puante et pleine de vers et de nautonectes qui y nageaient. Ce fut ce qu’elle lui donna à boire en pensant que cela l’empoisonnerait.

Elle en agissait ainsi parce qu’elle le pensait aveugle. Mais lui :

— Assurément, c’est ma mort que tu désires, puisque tu agis de la sorte à mon égard. Eh bien ! meurs donc toi-même.

Ce disant, il saisit sa femme, la jeta hors de la tente, et, lui ayant cassé la tête, elle mourut. Voilà la fin.

(Racontée par Sylvain Vitœdh, en 1870,
au fort Bonne-Espérance. )

X

ÑITCHρA KρET

(les deux frères)


Tout au commencement, vivaient ensemble deux frères, dans la terre occidentale. Un jour ils se dirent :

— Allons à la recherche des petits canards, de l’autre côté de la Grande-Eau,

Ils montèrent dans leur canot, vinrent de ce côté-ci, et s’égarèrent sur la mer[22].

— Mon frère cadet, dit l’aîné, cette terre-ci, hélas ! ne ressemble point à la nôtre. Ces sapins ne sont pas semblables à nos sapins.

— Hélas ! mon frère aîné, nous sommes bien malheureux. De quelle manière pourrons-nous retourner dans notre patrie ?

Les deux frères, étant partis de là, virent tout à coup arriver beaucoup de gens en pirogue, dit-on. Ces étrangers s’approchèrent des deux égarés.

— Dites-donc, vous autres, voulez-vous venir avec nous ?

— Oui, c’est bon, répondirent les deux frères. Ils abordèrent avec les étrangers, on prit de la nourriture, on se rembarqua et l’on quitta le rivage pour gagner le large.

On vogua longtemps sans doute ; pendant longtemps on tint la mer. À la fin on arriva chez des hommes jaunes avec lesquels se firent des échanges ; mais on ne demeura pas longtemps avec eux.

Étant partis de là, on se dirigea vers le Midi, et l’on accosta à une autre île, chez un peuple d’hommes noirs comme le charbon. Cependant, on ne demeura pas longtemps parmi eux, parce qu’ils étaient méchants.

Du Sud, s’étant dirigés vers l’Ouest (Tahan), ces étrangers arrivèrent chez des hommes blancs. On les vit, on fit des échanges avec eux. Les hommes blancs donnèrent beaucoup de choses aux navigateurs. Mais là encore, on ne séjourna pas : ayant repris la mer, on se dirigea vers un fleuve qui vient du soleil.

Là aussi, on trouva un peuple de la terre, chez lequel on atterrit et l’on débarqua. On y séjourna assez longtemps. C’étaient des hommes à peau rouge.

Sur le point de se rembarquer, les deux frères dirent aux mariniers :

— Nous n’irons pas plus loin avec vous, car il nous plaît de demeurer ici.

— Faites comme il vous semble bon, leur répondirent les navigateurs.

Les deux frères s’établirent donc en ce lieu, à l’embouchure de ce grand cours d’eau qui vient du soleil (c’est-à-dire de l’Est), et ils y demeurèrent avec le peuple de la terre.

Pendant longtemps, ils y vécurent heureux, lorsque, un jour, ils firent la rencontre d’un vieillard et d’une vieille femme, tous deux très âgés, et dont la tête était toute blanche.

— Or sus, vous deux, dirent les vieillards aux jeunes gens, quelle sorte de gens êtes-vous, je suppose ?

— Ah ! nous deux, nous sommes deux frères qui nous sommes perdus et égarés sur mer, loin de notre patrie, répondirent-ils. Nous nous sommes perdus en canot et, depuis, nous avons parcouru toute la terre.

— Ne seriez-vous pas ces deux frères que l’on disait s’être égarés vers le commencement du monde, après que la terre fut faite ?

— Justement ! répondirent-ils, ces deux frères, c’est nous-mêmes.

C’en fut assez. Leur père et leur mère les reconnurent et demeurèrent avec eux.

Ce sont ces deux frères-là, dit-on, qui furent sans aucun doute nos ancêtres. De ces deux-là, nous sommes, dit-on, sortis. Or, nous sommes évidemment des hommes (Dindjié), nous autres. C’est la fin.

(Racontée par le dindjié Touldhoulé-azé,
esclave des Couteaux-Jaunes, en juin 1863,
au Grand-Lac des Esclaves.)


XI

BALLADE DES ATŒNA

du fort nnu-llaôρ (alaska)


« Le vent souffle sur le fleuve Youkρon, et mon époux poursuit le renne sur les monts Koyoukon.

« Xami, Xami, dors mon petit !

« Il n’y a point de bois pour alimenter le foyer. Ma hache de silex est brisée, et mon mari a emporté l’autre. Où donc est la chaleur du soleil ? Ah ! elle est cachée dans la loge du grand Castor, en attendant le printemps.

« Xami, Xami, dors, mon petit ; ne t’éveille pas !

« Ne cherche pas de poisson, vieille femme ; depuis longtemps la câche est vide, et le corbeau ne vient plus se percher sur l’échafaud aux poissons. Depuis longtemps mon mari est parti. Que fait-il donc dans la montagne ?

« Xami, Xami, dors paisiblement, mon enfant !


« Où est donc celui que j’aime ? Gît-il, affamé, sur les pentes de la montagne ? Pourquoi tarde-t-il ainsi ? S’il ne vient bientôt, j’irai moi-même ; j’irai le chercher dans la montagne.

« Xami, Xami, dors doucement, mon enfant !

« Le corbeau est arrivé, riant et ricanant. Ses mandibules sont rouges de sang et ses yeux brillent de haine, le menteur !

— « Merci, pour le morceau succulent que m’a fourni Kouskokρala, le Jongleur ! Sur la montagne, femme, sur la montagne à pic, paisiblement gît ton époux !

« Xami, Xami, oh ! dors, mon enfant ; ne t’éveille pas.

— « Vingt langues de rennes sont liées en botte sur son épaule ; mais il n’a plus de langue dans la bouche pour appeler sa femme ! Loups, corbeaux et renards se disputent sa dépouille et se battent pour une bouchée. Coriaces et durs sont ses nerfs. Ah ! il n’en est point ainsi, femme, de l’enfant qui dort sur ton sein ! « 

« Xami, Xami, dors, mon enfant ; ne t’éveille pas.

« Mais sur la montagne, lentement chemine Kouskokρala le Chasseur, Il porte deux boucs liés en travers sur ses fortes épaules, avec des vessies de lard fondu, entre les deux. Vingt langues de renne pendent à sa ceinture. Va donc, ramasse du bois, vieille femme ; car voilà que, au loin, s’envole le corbeau menteur, le traître, le trompeur !

« Xami, Xami, éveille-toi, petit dormeur ; éveille-toi, et appelle ton père !

« Voilà qu’il t’apporte de la dépouille de renne, de la graisse de moëlles fondues, de la venaison fraîche et grasse, de la montagne.

« Fatigué et harassé, il a sculpté un jouet pour toi, enfant, dans le bois d’un renne, alors qu’il guettait et attendait, impatient, le caribou sur le penchant des montagnes.

« Éveille-toi et vois le corbeau qui se cache lui-même de ses flèches ! Éveille-toi, petit, éveille-toi, car voici ton père ! »


Traduit de l’anglais de W. H. Dall, esq.,
par Émile Petitot, en 1876.


TEXTE ET TRADUCTION LITTÉRALE

de la première légende


ETρŒ-TCHOKρEN
(le à travers voguant)

Etρæ-tchokρen Le à travers-voguant ttρotchédi tout d’abord ttṣi canot dheltsen. fit. Udell’et Au printemps zjæ donc aṭṭi écorces de sapin ρa-itρien, il arracha, tρè- à l’eau adjia il les jeta llae, la, khétρow elles par-dessus ntillklet. il sauta. Aṭṭi Les écorces étρelldjia, disparurent, tchi au fond de l’eau djanen elles tombèrent gwoρat. vu que.

Yendjit Là-bas kkρi-ṭṭizjé bouleau-écorces ρa-itρien il arracha tthey, aussi, tρè- à l’eau cndow-dédildjia, au large il les jeta, akρon alors khétρow elles par-dessus ntillklet sauté ayu, ayant, étella. elles flottèrent.

— Ey vizjit — Cela avec ttṣi-tchρô canot-grand t’eltsia, je vais faire, tiño. dit-il.

Ey Cela kowtlen après llæ donc ttsævi-llé sapin-cime kkρag sur tedhtchijia- étant yu, monté, ey kkpag dessus atæ-tédhelklia — yu se étant attaché dheltchi. il dormit. Akρon Alors kkρi-ṭṭizjé bouleau-écorces ρal’àtanen arrachées detchρan-koyézjæg l’arbre-au pied de dhitllé. gisaient. Aρwodh Les courbes tchρantchρat aussi zjig dhitllé. là gisaient.

Koyendow-dzjin Le lendemain ttṣi le canot kozjé dedans ρanædhitllé. elles étaient placées.

Ttṣi Le canot tédhitlin cousu dhitρin gisait tchρan ; aussi ; tchion l’eau kkit sur niltρan, il le porta, kukkan-zjœ mais donc vækkρag lui à travers tchion d’eau gonllen. beaucoup.

Akρon Alors tchρan encore Etρæsetchokρen le navigateur dhehchi yu, ayant dormi, ñikkρaon le lendemain ttṣi le canot djizé, est calfaté, dœtchρan les bois væklen son fond kelhchen boisent tchρantchρat, aussi, akρon et tρenhen l’aviron yé-kkρag lui sur dheltρin. gît.

Tchion L’eau ttset à nétchidhéllik transporté kuyu, l’ayant, ttṣi le canot zjit dans ilya. il s’embarqua.

Anzjæsgae Mais yendjit là-bas tchi une montagne, nitschié grande tag- en haut ttset vers néïnhé, qui s’élève, tchion-kkit l’eau sur dhéhèn. gît. Tté-tsien Le corbeau tchi le rocher nékpag à pic kkit sur tédhidié perché yu, étant, dheltchi. dormait.

Etpæatchokpen Le navigateur ténihey débarqué kuyu, ayant, son ontschiw sac tidihey, tenant, akρontag au sommet ρatchihey, grimpa, ttétsien le corbeau dheltchi endormi vænantρagæ-ttset son insu à ontschiw le sac zjit dans dheltρin. il plaça.

Ttésien Le corbeau akρontté de même lui yaño dit llæ : la :

— Tchi — Le rocher nékρag à pic gwottsen delà kvotρé-şæ dans l’espace moi tρinlttha jette son ! ne pas ! Ey Cela neltsi tu fais ll’édji, si, kuttié en retour ni- toi ttschié loin de dindjié hommes ellkρwa ne plus tétρidjia il y aura lanval’i, sans doute, tiño dit-il.

Akρontté Cela étant kukkan cependant zjæ donc Etρœtchokρen le Nautonnier ρan tout ttset à coup han-yæ- au loin lui dhalhyèdh poussé du pied yu, ayant, kwotρé dans l’espace yæ — natthæt. lui il fit tomber. Tρatchotlé, Il le brisa en pièces, son zjek corps tρadænanen, fut pulvérisé, akρon et ses tthen os yézjiugu tout en bas dhitllé. gisaient.

Etρætchokρen Le navigateur tag-ttset haut plus nætρakρè, va en canot kwottset jusque-là, dindjié d’hommes konllen beaucoup odhasdhanttchi il entendit tthé. le bruit. Koné Le petit jour l’ætsénedha enzjit, se rejoignait vu que, zjégse-naha, en bas (la terre) était, eygwoρat c’est pourquoi dindjié les hommes khétiyin. jouaient.

Kwottset Jusque-là tρakρè, il alla en canot, kukkan zjas mais donc zjé les maisons zjit dans teytthen leurs os zjin seuls dhitllé ; gisaient ; dindjié d’hommes éllækρwa. plus. Tchiéllugu Une loche tthey et elltρin un brochet tchρan aussi zjandheltchi. dormaient.

Tchρantchρat Encore yéïndjit là-bas kwottset jusque odhædhanttchi ; il entend (du bruit) ; kwottset jusque-là ntρakpé, il va en canot, kukkan mais zjæ donc èdindjié non d’homme konlli, il y a, zjionhon inutile tinttchô. c’est comme.

Akρonllae Alors donc ttétsien le corbeau ttset vers natρakpéyu ayant vogué, væ tthæn ses os kuñahiyu, ayant vus, væ tthæn ses ossements dakay blanchis dhitllé (qui) gisaient él’adæ ensemble ninillæ, il les mit, ttsædé (une) couverture ku- eux kkρag sur ninantschiw il étendit yu, ayant, ses tthæn os tρatenanen mis en pièces kodathako tous entièrement sié en ordre ninillæ. il les mit. Akρon kukkan Mais cependant vækρèy-ttsédæ inl’ag éllækρwa. son pied-doigt un n’y est pas.

Akρon Alors Etρætchokρen le Nautonnier téttsien-tthæn le corbeau-os kkpag sur dhétlet péta ttiet, vu que, tlad (le) pet zjit avec dindjié homme nadheltsen. de nouveau il le fit. Naρudenday Il ressuscita akρon, alors, ttétsien. le corbeau. Kukkanzjæ Mais donc væ kρey-ttsédæ ses-pieds-doigts tρieg trois zjéy. seulement.

Akρon Alors llæ donc Etρœtchokρen le Nautonnier son ttṣi canot zjigæ dans tédhidié s’étant yu, assis, ttétsien le corbeau kkayu aussi yœρé lui à côté de dhidié : s’assit :

— Dindjié — Les hommes nakwotllé je vais refaire kunkρat, il faut, yénidhen pensait-il gwoρat. vu que.

Akρon Alors ey cette tchiéllugu, loche, ey elltρin ce brochet tchρan aussi zjandhellchi, (qui) dormaient, djiño, ai-je dit, eykpet ces deux-là ttset vers tρakρé. il alla en canot. Kukkidétρag Entre eux ttset vers ténahey. il atterrit.

— Dji elltρin — Ce brochet væ vet son ventre éñintchi ! perce-le ! ño ttétsien. dit le corbeau. Eïhakρon De cette manière téandjiék il fit ttogwocall parce que zjæ, donc, yæ vet son ventre kadjædhankρen percé yu, ayant, ndowéttset ensuite de ça dindjié d’hommes llen beaucoup ey gwottset de là tchizjandidjia. sortirent.

Akρon Alors tchiéllugu la loche tthey et ttésien le corbeau eïhakρon de même tanttchô il fit gwoρallezjæ, vu que, væ vet son ventre gwottset delà ttsiadjô (de) femmes konllen beaucoup kiyondidjia. sortirent. Akρonllæ Alors tthey encore dindjié d’hommes lien beaucoup ça arriva tinégutizjik. de nouveau.


HÉROS ET DIVINITÉS DES DINDJIÉ


Anakρen (les Stercoraires).

Atṣina (l’Étranger).

Akρey añtschiw (le jeune homme magique).

Dindjié (l’homme).

Dindjié nàh-tædhet (les hommes-serpents).

Ehna ta-ettini (celui qui a des yeux par derrière comme par devant).

Ehta oduhini ou Ennahi (celui qui voit en arrière et en avant).

Etρætchokρen (le navigateur parmi les obstacles).

Etschiégé (la bouse de bœuf musqué).

Ettsun (la loutre).

Klag datha (la souris jaune).

Klan (le serpent).

Kρwon-étan (l’homme sans feu).

Kpwon-tρet naχatṣétætρal’ (le passage funèbre à travers le camp).

Ttsell-vœt (le plongeon blanc).

L’alρa-tṣandia (celle que l’on ravit de part et d’autre).

L’en-akρey (les Pieds-de-Chiens).

Nakkan-tsell (le Pygmée).

Nèdhvè-hèg tihi (celui qui est revêtu de l’habit d’hermine).

Nitchρa kpet (les deux frères).

Nopodhittchi (le fort violent).

Ratpan (le voyageur).

Rdha-ttsèg (la femme du soir).

Sié-zjiè dhidié (l’habitant de la Lune).

Tchia (le jeune homme).

Tchia-tsell (le petit garçon magicien).

Yékkpay-ttṣèg (la femme du matin).

Zhænan (les femmes publiques).

  1. Ceci rappelle le nom que les anciens Égyptiens donnaient aux peuples de la race de Cham : Nahsi (les Noirs).
  2. Le titre de cette légende est tout à fait impropre et n’a absolument aucun rapport avec le récit. C’est un exemple des contradictions de l’esprit humain. Je propose de l’intituler : Yekkρay Ttsiégœ, la Femme du Jour. (Origine des Dindjié.)
  3. Ce mode de chasse est employé en Chine (Du Halde), et l’était aussi parmi les Caraïbes (de Porto-Seguro).
  4. On voit ici la contradictoire du mythe esquimau de Maligna. Ici, c’est la femme qui est lunaire et qui poursuit l’homme. Chez les Esquimaux, la femme est solaire et est poursuivie par le mari, de race lunaire. Seconde édition des Kourous et des Pandous.
  5. Ce saut me semble, ici, être une sorte de consécration, de bénédiction. Tel il était en usage chez les payens, du temps des Hébreux. Les prêtres de Baal, en compétition avec Élie, sautaient par-dessus l’holocauste. Ainsi en agissaient aussi les Saliens, les Corybantes et autres prêtres.
  6. Voilà la raison pour laquelle les Cris appellent le brochet iyinikinusew, le poisson-homme.
  7. Ce fleuve est le Youkon ou Nakotsia Kwendjig.
  8. Évidemment un tronçon de bambou. On sait qu’on peut en faire des barriques. D’après Hérodote, les riverains de l’Indus en faisaient des nacelles. Encore un indice de la provenance asiatique des Déné-Dindjié.
  9. Cette particularité rappelle la fable d’Osiris, dont Isis, qui en recueillit et en ramassa les débris, ne put parvenir à retrouver le membre phallique. Par un jeu de mots propre au Déné, doigt (ρoë) se prend aussi pour ce membre (sé ρoë).
  10. Ce nom, que nous avons vu convenir au Noé et à l’Hercule arctiques, semble ici déplacé, mais les Dindjié ne m’en ont pas donné d’autre.
  11. On voit, par cette légende, que les Dindjié avaient de la divinité la même idée que les Anciens. Comparez avec les images de Jéhovah, telles qu’elles sont exprimées dans la Bible. De là ces hécatombes d’animaux que l’on immolait dans le culte du vrai Dieu, et qui encoururent les reproches des prophètes eux-mêmes, à cause de l’idée grossière que l’on se faisait de la divinité.
  12. Ce paragraphe est diffus. Le conteur, ne se souvenant pas bien des détails, n’a pu mieux l’éclaircir.
  13. Atsina est le nom vrai des Minnetaries, appelés aussi Absorokè, Arrapahœs, Indiens des chûtes, et Gros-ventres, Indiens du Sud adoptés par les Pieds-noirs, qui sont de race solaire.
  14. Ceci n’est point une exagération. Sous le cercle, au printemps, l’Arvicola fulva, grosse souris jaune, se montre en si grand nombre que, dans une heure, on peut en tuer une cinquantaine à l’aide d’un bâton ou avec les pieds. Elles nagent fort bien.
  15. En lisant cette légende on ne peut s’empêcher de penser à ce passage de Jérémie, parlant de Moab, peuple de Loth :

    — « Donnez, donnez des ailes à Moab pour qu’il fuie d’un vol rapide ; et ses villes seront désertes et inhabitées. » Et plus loin :

    — « Le Seigneur dit : Voilà que je volerai comme l’aigle et que j’étendrai mes ailes sur Moab. »

    (Jérémie, xlviii, 9-40.)

  16. Il est bon de remarquer ici que tout continent, toute terre est une île aux yeux des Dènè-Dindjié. Mais ce n’est qu’une tournure d’expression qui leur est propre.
  17. Cette description conviendrait au Japon, dans les parages duquel on fait des pêches merveilleuses, et où le poisson se mange cru. Les Esquimaux mangent aussi le poisson cru. Hérodote en dit autant des riverains de l’Indus.
  18. Les Chochones ou Serpents américains portent effectivement une cuirasse garnie de cailloux agglutinés. Voyez H. K. Bancroft : The wild tribes of the Pacific coasts.
  19. Esquimaux, Anakρen ou Stercoraires. Les Dindjié appliquent généralement cette épithète odieuse à leurs ennemis de l’Ouest.
  20. Les Peaux-Rouges ne réveillent jamais une personne endormie, fussent-ils très pressés ; ils attendent qu’elle se réveille pour lui parler.
  21. Je prie le lecteur de se rappeler ce que j’ai dit des sauts des prêtres payens du temps des Hébreux en parlant d’Etρœtchokρen.
  22. Comparez avec la première tradition des Tchiglit Nunaor-tchénéyork.