Traditions indiennes du Canada Nord-Ouest/01

Maisonneuve Frères et Ch. Leclerc (p. 1-10).


PREMIÈRE PARTIE

TRADITIONS DES ESQUIMAUX TCHIGLIT












PREMIÈRE PARTIE

TRADITIONS DES ESQUIMAUX TCHIGLIT


NOTICE ETHNOGRAPHIQUE

Les Esquimaux Tchiglit sont une fraction du peuple Innoït (hommes), un des plus étendus du globe en superficie, bien que des plus infimes au point de vue numérique.

Les Tchiglit (sing. Tchiglerk), dont le nom signifie également hommes, habitent le littoral de la Mer glaciale arctique, entre le cap Bathurst, à l’Est, et la pointe Barrow, à l’Ouest. Ils ne remontent pas les cours d’eau, qui se jettent sur cette côte, à plus de cinquante lieues.

Ces Esquimaux se distinguent des Innoït orientaux en ce qu’ils portent des boutons de marbre, de stéatite ou de serpentine, souvent ornés de verroteries et semblables à nos jumelles, aux commissures de la bouche, encastrés dans le gras des joues. Ils tiennent cette bizarre pratique des Esquimaux de l’Ouest.

Au point de vue physiologique, ils se distinguent encore de leurs frères de l’Est et des îles, en ce que leur type offre un élément blanc et incarnat, mélangé à l’élément purement malais ou mongolique des Innoït orientaux.

Quant au nom d’Esquimau, il est la corruption française du nom de ce peuple dans les langues algiques : Wiyashiméw, Eskimantik, Eskimalt, qui signifient : Mangeurs de chair crue. Tel est aussi le sens du nom des Samoièdes en langue ostiake.

Leurs chefs se nomment Khatoun comme ceux des Tougouses et des anciens Khazars ; mais ils prennent aussi le titre de Khatétsé et de Innok Toyok (grand homme).

Les Tchiglit sont sabéïstes et de race solaire. Dans Tchikreynark (le soleil), ils adorent Padmoun-a, un héros législateur, qui descendit jadis du ciel pour les éclairer, les civiliser, leur faire du bien, et qui remonta ensuite vers l’empyrée, où il habite l’astre du jour. C’est Wichnou-Krichna.

Dans la lune, Tarark (le miroir, le réflecteur), les Tchiglit redoutent Tatkrem Innok, l’homme lunaire, dont l’histoire fabuleuse est contenue dans les pages qui suivent. Elle a du rapport avec l’histoire de Brahma.

Les Tchiglit prétendent être venus de l’Occident, ainsi que le raconte leur tradition ; et, de fait, leur figure, leur genre de vie, leurs mœurs, leur absence de toute pudeur, leurs habitudes de piraterie, leur costume et jusqu’à la forme de leurs habits et de leurs ustensiles rapprochent ce peuple des Asiatiques les plus orientaux, tels que Kouryliens, Kamtschadales, Japonais, Chinois et Malais.

Le paradis des Esquimaux est chaud, et ils le placent au fond des mers, indice pélagique. Leur enfer est glacé et se trouve dans la région des nuages.

Ils célèbrent, aux solstices, une fête solaire. Ils ont aussi une fête des fruits nouveaux, en automne, et une fête du renouveau, au printemps[1].

Le caractère de ces cérémonies les rapprochent des fêtes d’autres peuples américains, tels que Pieds-Noirs, Cris, Iroquois, Sioux, Caraïbes. Elles ont fort peu de rapport avec les fêtes des Dindjié, des Dana et des Dénè, bien que ceux-ci soient les plus proches voisins des Esquimaux Tchiglit. Ils en sont appelés dérisoirement Irkréléït, Ingalit, c’est-à-dire Lentes de vermine ; mais ces Indiens leur rendent la pareille en ne les désignant que par des noms qui sont des opprobres : Pieds-Étrangers, Ennemis, Stercoraires, Peuple de chiens, de courtisanes, etc.


I

NUNA MIK TCHÉNÉYOARK

(la création)


Au commencement, Kikidjiark (le Castor) créa deux hommes sur une grande île de la mer occidentale.

Ces deux frères, étant partis de l’autre côté de la mer, vinrent de ce côté-ci pour chasser les gelinottes blanches.

Ces gelinottes, ils se les arrachèrent des mains, ils se battirent entre eux pour les avoir ; ce qui provoqua la séparation des deux frères.

L’un des deux devint le père des Tchiglit (Esquimaux arctiques) ; l’autre fut l’ancêtre des Tchubluraotit ou Souffleurs[2] (Esquimaux occidentaux).

(Racontée par Arviuna, en juillet 1870.)


II

ULIKTUARK

(l’inondation)


L’eau ayant débordé sur le disque terrestre, on s’épouvanta, car le vent emportait et faisait disparaître les demeures des hommes.

Les Esquimaux lièrent ensemble plusieurs barques de manière à en composer un grand radeau. L’eau montait toujours et ses vagues dépassèrent les Montagnes Rocheuses (Erret). Un grand vent les poussait vers la terre, et ce vent ne cessait pas.

Sans doute que les hommes purent d’abord se faire sécher au soleil ; mais ils disparurent bientôt et l’univers avec eux, car ils périrent d’une chaleur affreuse, aussi bien que par les flots de cette mer qui montait toujours.

Les malheureux se lamentaient, et les arbres déracinés flottaient au gré des vagues.

Ceux qui avaient lié plusieurs barques ensemble grelottaient de froid, tandis qu’ils flottaient sur les eaux, se tenant ensemble recoquillés, hélas ! sous une grande tente.

Alors, un jongleur nommé An-odjium, ou Fils-du-Hibou, jeta son arc dans la mer en s’écriant : « Vent, c’est assez ; calme-toi ! » Puis il y jeta ses boucles d’oreilles. C’en fut assez pour faire cesser l’inondation.

(Racontée par Arviuna, en juillet 1870.)


III

TATKREM INNOK

(l’homme lunaire)


Au commencement, vivaient un homme et sa sœur. Ils étaient fort beaux l’un et l’autre, et le jeune homme s’éprit d’amour pour sa sœur et voulut en faire sa femme.

Mais il voulait la surprendre durant la nuit, afin qu’elle ne se doutât de rien et qu’elle ignorât de qui elle recevait ces visites.

Poursuivie nuit après nuit par cet inconnu, qu’elle ne pouvait découvrir, à cause de l’obscurité de sa hutte, Maligna noircit ses mains après le fond de sa lampe, et, dans les embrassements qu’elle fit à son adorateur, elle lui barbouilla le visage de suie, sans qu’il s’en aperçût.

Le jour venu, le visage machuré de son propre frère lui apprit son malheur.

Elle exhala sa douleur en gémissements, et s’échappa de la hutte pour n’y plus rentrer.

L’incestueux, transporté par la passion, poursuivit sa sœur ; mais alors elle s’éleva vers les cieux, soleil brillant et radieux ; tandis que lui, lune froide, au visage souillé, l’y poursuivit sans relâche, mais sans pouvoir l’atteindre jamais.

Cette poursuite dure encore de nos jours. Tatkrem Innok est l’ennemi des femmes ; aussi leur est-il défendu de s’aventurer dehors, la nuit, lorsqu’il fait clair de lune[3].


(Racontée par Arviuna, en juillet 1870.)


TEXTE ET TRADUCTION LITTÉRALE

de la première légende

Un-avarner L’Ouest mun, à, pamàné, dans la haute-mer, Kikidjiar le Castor ork, donc, mallœrok deux innè-ortoar hommes fit ork. donc.

Illaming La rive opposée nun, de akkiang ce côté-ci nin vers Kridjigili-orklutik. ils vinrent chasser les gelinottes.

Arkridjigili-nurublulik Les gelinottes ils se les arrachèrent des mains, ork, donc, Katcharklutik ils se battirent inmingnun. l’un l’autre avec.

Nukkaréït Les deux frères gork donc arviklarotork. se séparèrent l’un de l’autre.

Aypa L’un Tchiglinorkluné, fut le père des Tchiglit, et, aypa l’autre Tchubluraotinorkluné. fut le père des Souffleurs (Tchubluraotit) etc.


DIVINITÉS ET HEROS TCHIGLIT


Pin-ortitsioriork (assis très haut).

Kikidjiark (le Castor).

Tornrark (le séparé, le retranché).

Krinwark.

Tchiutilik.

Krallok (le génie de la foudre).

Anerné-aluk (esprit grand).

Padmun-a (l’Élevé, l’Ascensionnel).

Tatkrem Innok (l’homme lunaire).

Maligna (nom de la femme solaire).

An-uya (le mâle, nom de l’homme lunaire).

Innuleït (les esprits).

  1. Voir W. Dall, Alaska and its ressources.
  2. Les Tuskis ou Esquimaux asiatiques, appelés aussi Esquimaux Cachalots, font partie de cette seconde fraction du peuple Innoït, dont les Esquimaux feignent de croire que descendent les Européens.
  3. Les Déné font à leurs femmes la même recommandation. Voir la légende d’Eltchilékwié.