Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 18/Chapitre 12

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 418-430).

CHAPITRE XII.



L’HISTOIRE TOUCHE À SA FIN.

Quand Jones fut habillé, il se rendit avec son oncle chez M. Western. Il avoit sans exagération, une des plus belles figures qu’on eût jamais vues, et les seuls agréments de sa personne auroient suffi pour charmer la plupart des femmes ; mais on a dû s’apercevoir dans le cours de cette histoire, que la nature en le formant ne s’étoit pas bornée, comme il lui arrive quelquefois, à cet unique don pour recommander son ouvrage.

Sophie, malgré le ressentiment qu’elle éprouvoit contre Jones, s’étoit aussi parée avec soin. Dans quelle intention ? c’est à nos lectrices à le deviner. Elle étoit si belle, que M. Allworthy lui-même ne put la voir sans dire tout bas à M. Western, qu’elle n’avoit pas sa pareille au monde : sur quoi l’écuyer lui répondit à l’oreille, mais de manière à être entendu de tous ceux qui étoient présents : « Tant mieux pour Jones ; car Dieu me damne, si ce friand morceau n’est pas pour lui ! » Sophie devint toute rouge à ces mots : Tom pâlit, et une vive émotion se manifesta sur son visage.

Dès qu’on eut ôté la table à thé, Western emmena M. Allworthy hors de la chambre, sous prétexte de l’entretenir d’une affaire importante qu’il craignoit d’oublier.

Jones et Sophie restèrent seuls. Ces deux amants qui avoient tant de choses à se dire, quand ils ne pouvoient se parler ni se voir sans obstacles et sans danger, qui brûloient de voler dans les bras l’un de l’autre, lorsque tant de barrières s’élevoient entre eux, maintenant que rien ne gênoit la liberté de leur entretien, demeurèrent pendant quelque temps immobiles et muets : en sorte qu’un spectateur peu clairvoyant auroit pu croire qu’ils ne ressentoient qu’une indifférence mutuelle. La chose se passa ainsi, quelque étrange qu’elle paroisse. Tous deux assis et les yeux baissés vers la terre, gardèrent plusieurs minutes, un profond silence.

En vain durant cet intervalle, Jones essaya une ou deux fois de parler ; il ne put que balbutier quelques mots. À la fin Sophie par pitié pour lui, et aussi pour détourner la conversation du sujet dont elle le voyoit préoccupé, lui dit : « Monsieur, la découverte qui vient de se faire vous rend sans doute le plus heureux des hommes.

— Eh pouvez-vous réellement, mademoiselle, répondit Jones en soupirant, me croire heureux, quand j’ai encouru votre disgrace ?

— À cet égard, monsieur, personne ne sait mieux que vous, si vous l’avez méritée.

— Vous le savez aussi bien que moi, mademoiselle ; aucun de mes torts ne vous est inconnu. Mistress Miller vous a dit toute la vérité. Ô ma Sophie, n’ai-je donc point de pardon à espérer ?

— Il me semble, monsieur Jones, que je pourrois presque m’en rapporter à votre justice, et vous laisser prononcer vous-même sur votre conduite.

— Hélas, mademoiselle, c’est pitié et non justice que j’implore de vous. La justice, je le sais, doit me condamner ; non cependant pour la lettre que j’ai adressée à lady Bellaston. L’explication qu’on vous en a donnée, est entièrement conforme à la vérité. » Il insista alors sur l’engagement qu’avoit pris Nightingale de lui fournir un prétexte honnête de rompre avec cette dame, si, contre son attente, elle acceptoit sa proposition ; mais il convint qu’il avoit été fort imprudent de lui écrire une pareille lettre. « J’en ai été cruellement puni, ajouta-t-il, par l’effet qu’elle a produit sur vous.

— Je ne crois, je ne puis croire au sujet de cette lettre que ce que vous voudrez. Ma conduite vous montre clairement, ce me semble, que j’y attache peu d’importance. Mais, monsieur Jones, ne m’avez-vous pas donné d’ailleurs de graves motifs de plaintes ? Après ce qui s’étoit passé à Upton, former si tôt une nouvelle liaison avec une autre femme, lorsque je m’imaginois, lorsque vous prétendiez que mes peines vous déchiroient le cœur ! En vérité, vous avez agi d’une manière bien étrange. Puis-je regarder comme sincère l’amour que vous témoigniez pour moi ? et quand je le pourrois, comment espérer d’être heureuse avec un homme si inconstant ?

— Ô ma Sophie ! ne doutez point de la sincérité du plus pur amour qui ait jamais enflammé le cœur d’un homme. Songez à ma déplorable situation, à mon désespoir. Si j’avois pu me flatter de la moindre espérance qu’il me fût un jour permis, comme à présent, de me jeter à vos pieds, aucune femme n’auroit eu le pouvoir de m’inspirer une pensée contraire à la vertu la plus rigide… Moi, inconstant envers vous ! Ô si vous daignez oublier le passé, qu’une injuste crainte de l’avenir ne ferme pas votre cœur à la pitié. Jamais repentir ne fut plus sincère que le mien. Ah ! laissez-vous fléchir, adorable Sophie !

— Le repentir sincère, monsieur Jones, peut faire trouver grace à un coupable devant le juge suprême ; lui seul lit au fond des cœurs. Mais les hommes sont faciles à tromper, ils n’ont aucun moyen infaillible de se préserver de l’erreur. Toutefois si je me détermine à vous pardonner, comptez que j’exigerai les plus fortes preuves de votre repentir.

— Quelles preuves ! s’écria Jones avec vivacité. Demandez toutes celles qui dépendent de moi.

— Le temps, monsieur Jones, le temps seul me convaincra que votre repentir est véritable, et que vous êtes revenu pour toujours de vos égarements. Combien je vous détesterois, si je vous croyois assez foible pour y retomber !

— Ne craignez point de moi cette foiblesse. Je sollicite, j’implore à vos genoux une confiance que ma vie entière sera consacrée à mériter.

— Je n’en réclame qu’une partie pour cette épreuve. Je me suis, je pense, suffisamment expliquée en vous assurant que vous obtiendrez ma confiance, dès que vous m’en paroîtrez digne. Après ce qui s’est passé, monsieur, pouvez-vous espérer que je vous croie sur votre parole ?

— Ne me croyez pas sur ma parole. J’ai à vous offrir un meilleur garant de ma constance, un garant irrécusable.

— Quel est-il ? lui demanda Sophie un peu étonnée.

— Je vais vous le montrer, s’écria Jones en la prenant par la main et la conduisant devant une glace. Ange du ciel, voyez cette charmante figure, ces traits divins, cette taille enchanteresse, ces yeux où brille une si belle ame. L’heureux possesseur de ces trésors pourroit-il être inconstant ? Non, ma Sophie, non, tant d’attraits fixeroient le cœur le plus volage. Vous n’en douteriez pas, si vous pouviez vous voir avec d’autres yeux que les vôtres. »

Sophie rougit et ne put s’empêcher de sourire ; puis reprenant un air grave : « Si je dois juger de l’avenir par le passé, dit-elle, mon image ne restera pas plus dans votre cœur, quand vous cesserez de me voir, que dans cette glace quand je serai hors de la chambre.

— Par tout ce qu’il y a de sacré au monde, par le ciel même, votre image n’est jamais sortie de mon cœur. La délicatesse de votre sexe, en amour, ne peut concevoir la grossièreté du nôtre, et combien le sentiment a peu de part dans certaines liaisons.

— Jamais, répondit Sophie avec dignité, je n’épouserai un homme qui n’aura pas assez de délicatesse pour être aussi incapable que moi de faire une pareille distinction.

— Je l’aurai cette délicatesse, ou plutôt je l’ai déjà. Ma Sophie l’a fait naître en moi, dès le premier moment où j’ai pu me flatter de devenir son époux ; et depuis, tout le reste de son sexe n’a pas produit plus d’impression sur mes sens que sur mon cœur.

— Eh bien, c’est ce que le temps me prouvera. Votre situation, monsieur Jones, est changée. J’en éprouve, je vous assure, une grande satisfaction. Vous ne manquerez pas désormais d’occasions de me voir, et de me convaincre que votre cœur est également changé.

— Divine Sophie ! comment reconnoître tant de bonté ? Quoi ! vous daignez m’assurer que vous n’êtes pas indifférente à mon bonheur ? Croyez-moi, mademoiselle, ce bonheur me vient de vous, puisque je le dois à la douce espérance… Ô ma Sophie ! n’éloignez pas le terme de mes vœux ! je me soumets sans réserve à vos volontés ; je n’ose vous presser trop vivement ; souffrez pourtant que je vous supplie d’abréger la durée de l’épreuve. Oh ! dites-moi quand je puis espérer que vous serez convaincue de la sincérité de mes sentiments.

— Après avoir poussé si loin la condescendance, monsieur Jones, j’ai droit de n’être point pressée, et je ne veux pas l’être.

— Ô ma Sophie, pourquoi me regarder d’un œil si sévère ? je ne vous presse point, je n’ose vous presser. Permettez cependant que je vous conjure encore une fois de fixer une époque. Songez combien l’amour est impatient.

— Un an peut-être.

— Ô ma Sophie ! c’est l’éternité.

— Peut-être un peu plus tôt. Je ne veux pas qu’on me tourmente. Si vos sentiments pour moi sont tels que je les désire, il me semble qu’à présent vous devez être tranquille.

— Tranquille ! Sophie, avec quelle froideur vous parlez du bonheur qui m’enivre !… Ô délicieuse pensée ! j’ai enfin la certitude qu’il viendra ce jour fortuné, où vous serez à moi, où libre de toute inquiétude, je goûterai le doux, le ravissant, l’ineffable plaisir de rendre ma Sophie heureuse !

— Eh bien, M. Jones, ce jour dépend de vous.

— Ô chère, adorable Sophie ! ces mots jettent le délire dans mon ame. Je dois, je veux remercier ces lèvres charmantes qui m’ont si doucement annoncé mon bonheur. » Il la saisit alors dans ses bras, et lui donna un baiser avec une ardeur à laquelle il n’avoit pas osé se livrer auparavant.

Western qui écoutoit depuis quelque temps à la porte, entra brusquement dans la chambre en criant comme un vrai chasseur : « Pille ! pille ! mon garçon, tiens ferme ; c’est ça, de petites caresses, c’est ça. Eh bien ! êtes-vous d’accord ? A-t-elle fixé le jour, mon garçon ? Sera-ce demain, ou après-demain ? Je ne veux pas que ce soit une minute plus tard qu’après-demain, entendez-vous ?

— De grace, monsieur, dit Jones, que je ne sois pas la cause…

— Imbécile ! je te croyois plus de cœur. Quoi ! tu te laisses arrêter par des ruses de femme ? Tout cela n’est que simagrée, c’est moi qui te le dis. Morbleu ! elle t’épousera dès ce soir, et de tout son cœur, n’est-ce pas, Sophie ? Allons, conviens-en, sois franche une fois dans ta vie. Es-tu muette ? Pourquoi ne réponds-tu pas ?

— Qu’ai-je besoin de répondre, mon père, puisque vous paroissez si bien instruit de mes sentiments ?

— Oh ! c’est parler, ça. Ainsi donc, tu consens ?

— Non, mon père, je n’ai point donné mon consentement.

— Eh ! ne veux-tu pas l’épouser demain, ou après-demain ?

— Assurément, mon père, je n’en ai point l’intention.

— Sais-tu pourquoi ? Je m’en vais te le dire. C’est parce que tu ne te plais que dans la désobéissance, et que tout ton plaisir est de contrarier et de chagriner ton père.

— Je vous supplie, monsieur, s’écria Jones…

— Tais-toi, tu n’es qu’un sot. Quand je combattois son inclination pour toi, ce n’étoient que soupirs, que plaintes, que lamentations et billets doux. Maintenant que je suis pour toi, elle est contre toi ; pur esprit de contradiction. Elle se croit trop sage pour se laisser gouverner par son père ; voilà tout. Elle ne cherche qu’à me désobliger et à me contredire.

— Qu’exige de moi mon père ? demanda Sophie.

— Ce que j’exige de toi ? que tu lui donnes ta main sur-le-champ.

— Eh bien, mon père, je vous obéis… Voici ma main, monsieur Jones.

— Bravo ! et consens-tu à l’épouser demain matin ?

— Vous serez obéi, mon père.

— Eh bien donc ! tu l’épouseras demain matin ?

— Oui, mon père, demain matin, puisque vous l’ordonnez. »

Jones tombant aux pieds de Sophie lui baisa la main avec un transport de joie inexprimable. Western se mit à sauter et à danser en criant : « Où diable est Allworthy ? Je gage qu’il s’amuse à jaser avec ce damné procureur Dowling, lorsqu’il devroit penser à toute autre chose. »

Il courut le chercher et laissa fort à propos nos deux amants se livrer sans témoins, pendant quelques minutes, à leurs tendres sentiments.

Il revint bientôt avec M. Allworthy en disant : « Voisin, si vous ne m’en croyez pas, vous pouvez le lui demander vous-même. N’est-il pas vrai, Sophie, que tu as consenti à être mariée demain ?

— Telle est votre volonté, mon père, et je n’oserois vous désobéir.

— J’espère, mademoiselle, dit M. Allworthy, que mon neveu méritera tant de bonté, et qu’il sera toujours aussi reconnoissant que moi de l’insigne honneur que vous daignez faire à ma famille. Une jeune personne aussi belle et aussi accomplie honoreroit par son alliance les plus grandes maisons d’Angleterre.

— Ah ! cria Western, si j’avois écouté les mais, les si, les car, vous n’auriez point eu de si tôt cet honneur. J’ai été obligé d’employer un peu l’autorité paternelle pour l’amener au but.

— J’espère que non, monsieur, dit M. Allworthy ; j’espère qu’il n’y a pas eu l’ombre de contrainte.


Voisin, si vous ne m’en croyez pas, vous pouvez
le lui demander vous même

— Vous êtes le maître de l’engager à se rétracter. Te repens-tu au fond du cœur de ta promesse ? parle, Sophie.

— Non, mon père ; et je n’aurai jamais sujet, je crois, de me repentir d’aucune promesse en faveur de M. Jones.

— Eh bien, mon neveu, dit M. Allworthy, je vous félicite sincèrement ; car je vous tiens pour le mortel le plus fortuné. Permettez-moi aussi, mademoiselle, de vous faire mon compliment à cette heureuse occasion. Vous donnez votre main à un homme qui saura certainement apprécier votre rare mérite, et qui fera tous ses efforts pour se rendre digne de vous.

— Oui, répéta Western, il fera tous ses efforts, je vous le garantis… Tiens, Allworthy, je parie cinq guinées contre une couronne, que de demain en neuf mois nous aurons un petit poupon… Dis-moi, je te prie, quel vin préfères-tu ? Est-ce le Bourgogne, ou le Champagne ? car, s’il plaît à Dieu, nous allons passer la nuit à boire.

— Excusez-moi, monsieur, je me suis engagé avec mon neveu, ne devinant pas que son bonheur fût si proche.

— Engagé ? point d’excuse… Je ne te quitterai pas de la soirée… Tu souperas ici, ou que le diable m’emporte.

— Pardonnez-moi, mon cher voisin, j’ai donné ma parole, et vous savez que je n’y manque jamais.

— Et où es-tu engagé, s’il te plaît ? »

M. Allworthy le lui dit, et lui nomma les convives.

— Parbleu ! j’irai avec toi ; ma fille y viendra aussi ; car je ne veux pas te quitter ce soir. Il y auroit de la cruauté à séparer Tom de Sophie. »

M. Allworthy accepta la proposition, et Sophie, sur les instances de son père, consentit à l’accompagner, après avoir obtenu de lui la promesse qu’il ne diroit pas un mot de son mariage.