Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 18/Chapitre 11

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 407-418).

CHAPITRE XI.



L’HISTOIRE APPROCHE DE SA FIN.

Après le départ de l’écuyer Western, Jones apprit à M. Allworthy et à mistress Miller comment il avoit recouvré sa liberté. Deux lords, accompagnés de deux chirurgiens et d’un ami de M. Nightingale, s’étoient rendus chez le juge de paix à la requête duquel il avoit été mis en prison, et ce magistrat, sur le serment des chirurgiens que le gentilhomme blessé étoit hors de danger, avoit ordonné son élargissement. Il connoissoit, dit-il, un de ces lords pour l’avoir vu une fois ; l’autre lui étoit entièrement inconnu, et l’avoit fort étonné en lui demandant pardon d’une offense qu’il le prioit d’attribuer à l’ignorance où il étoit de son nom et de sa qualité.

Or voici le fait, dont Jones ne fut instruit que dans la suite. Quand le lieutenant chargé par Fellamar, à l’instigation de lady Bellaston, de le presser comme un vagabond, vint rendre compte au lord de l’événement qu’on a rapporté plus haut, il lui parla en termes avantageux de la conduite de Jones sous tous les rapports, et l’assura qu’il avoit sans doute commis une méprise, attendu que ce jeune homme sembloit appartenir à une honnête famille : sur quoi lord Fellamar, qui se piquoit d’une grande délicatesse en fait d’honneur, et qui n’auroit voulu pour rien au monde encourir, par une action blâmable, la censure publique, commença à se repentir d’avoir suivi les conseils de lady Bellaston.

Un ou deux jours après, comme il dînoit par hasard avec le pair irlandois déjà connu dans notre histoire, ce dernier en parlant du duel en question, fit un portrait peu flatteur de Fitz-Patrick à qui il ne rendit pas tout-à-fait justice, surtout en ce qui concernoit sa femme. À l’entendre, c’étoit la personne la plus innocente, la plus outragée qu’on pût voir, et la compassion seule l’avoit engagé à prendre sa défense. Il annonça qu’il iroit le lendemain matin trouver Fitz-Patrick, pour tenter de le faire consentir à une séparation. Il y auroit à craindre, disoit-il, pour la vie de cette infortunée, si jamais elle rentroit sous la puissance de son mari. Lord Fellamar lui proposa de l’accompagner, dans le dessein de se procurer de nouvelles lumières sur Jones et sur les circonstances du duel ; car il étoit très-inquiet du rôle qu’il avoit joué dans cette affaire. Il témoigna d’ailleurs le désir de contribuer à soustraire la jeune dame au joug conjugal. Le pair s’empressa d’accepter son offre, convaincu que le nom et l’autorité du lord en imposeroient à Fitz-Patrick, et le rendroient plus traitable. Il ne se trompa point. Le pauvre Irlandois ne vit pas plus tôt que ces nobles personnages avoient pris sa femme sous leur protection, qu’il se soumit sans résistance. L’acte de séparation fut à l’instant dressé, et signé par les parties.

Fitz-Patrick que mistress Waters avoit tout-à-fait convaincu de l’innocence de sa femme, et qui peut-être étoit devenu fort indifférent sur son compte, parla hautement à lord Fellamar en faveur de Jones, prit sur lui tout le blâme du combat, et déclara que son adversaire s’étoit conduit avec autant de loyauté que de bravoure. Fellamar l’ayant questionné plus particulièrement au sujet de Jones, Fitz-Patrick lui dit que c’étoit le neveu d’un homme très-riche et d’une naissance distinguée, comme il venoit de l’apprendre de mistress Waters, après l’entrevue qu’elle avoit eue avec Dowling.

Le lord Fellamar se crut donc obligé de réparer de tout son pouvoir l’injure cruelle qu’il lui avoit faite. N’étant plus animé d’aucun sentiment de jalousie (car il avoit renoncé à miss Western), persuadé en outre, par l’état où il voyoit Fitz-Patrick, et par le témoignage des chirurgiens, que sa blessure n’étoit pas mortelle, il résolut de travailler à la délivrance de Jones. Dans cette intention il pria le pair irlandois de l’accompagner à la prison, où il se conduisit comme on l’a dit.

À son retour chez mistress Miller, M. Allworthy emmena Jones dans son appartement et lui apprit tous les détails qu’il tenoit de mistress Waters et de M. Dowling. Jones n’en parut pas moins affligé que surpris, mais ne se permit aucune observation.

Sur ces entrefaites, Blifil envoya demander si son oncle avoit le loisir de le recevoir. M. Allworthy se troubla, pâlit, et avec un air de courroux qu’on ne lui avoit jamais vu, il chargea le domestique de dire à Blifil qu’il ne le connoissoit pas.

« Ah ! monsieur, dit Jones d’une voix tremblante daignez considérer…

— J’ai tout considéré, et c’est vous, vous-même qui porterez ma réponse à ce scélérat. Son arrêt ne peut lui être plus convenablement signifié que par celui dont il a si lâchement tramé la ruine.

— Pardonnez-moi, mon cher oncle. Un moment de réflexion, j’en suis sûr, vous convaincra du contraire. Ce qui pourroit n’être que justice dans la bouche d’un autre, prendroit dans la mienne le caractère de l’insulte ; et envers qui ? envers mon propre frère, envers votre neveu. Il ne m’a pas traité avec tant de barbarie. Cette conduite me rendroit plus inexcusable que lui. Des hommes qui ne sont pas nés méchants peuvent se laisser tenter par l’appât de la fortune ; mais l’insulte est la marque d’une ame noire et vindicative, et n’a pas la tentation pour excuse. Je vous conjure, mon cher oncle, de ne point décider de son sort dans la première chaleur du ressentiment. Daignez vous souvenir que moi-même je ne fus pas condamné sans être entendu. »

M. Allworthy garda un moment le silence, puis embrassant Jones : « Mon enfant, lui dit-il les larmes aux yeux, quelle bonté d’ame j’ai longtemps ignorée ! »

Mistress Miller, après avoir frappé à la porte un coup si léger qu’on ne l’entendit pas, entra dans la chambre. À la vue de Jones dans les bras de son oncle, la pauvre femme, transportée de joie, tomba à genoux, et rendit grace au ciel ; puis courant vers Jones, elle le pressa tendrement contre son cœur et le félicita mille et mille fois de ce jour fortuné. Elle adressa ensuite les mêmes compliments à M. Allworthy. « En vérité, madame, lui répondit ce dernier, en vérité, je manque de termes pour exprimer mon bonheur. » Quelques instants se passèrent encore dans la même ivresse. Enfin mistress Miller invita l’oncle et le neveu à un repas de famille où ils trouveroient, leur dit-elle, une réunion de gens heureux. C’étoient M. Nightingale avec sa femme, et sa cousine Harris avec son mari.

M. Allworthy allégua pour s’excuser qu’ayant à entretenir son neveu d’affaires particulières, il avoit ordonné qu’on lui servît un morceau à manger dans sa chambre ; mais il promit à la digne femme qu’ils auroient l’un et l’autre le plaisir de souper avec elle.

Mistress Miller lui demanda alors ce qu’on feroit de Blifil. « Je ne puis être tranquille, dit-elle, tant que j’aurai ce scélérat dans ma maison.

— J’éprouve à son sujet, répondit M. Allworthy, le même tourment que vous.

— En ce cas, monsieur, reposez-vous-en sur moi, et comptez que je lui aurai bientôt fait voir le dehors de ma porte. Il y a en bas deux ou trois vigoureux gaillards.

— La violence est inutile. Si vous voulez lui porter un message de ma part, je suis convaincu qu’il sortira de bonne grace.

— Si je le veux ? je n’aurai jamais rien fait de ma vie avec tant de plaisir. »

Jones l’engagea à modérer son zèle, et dit à M. Allworthy qu’il avoit réfléchi sur sa proposition, et se chargeroit lui-même du message, s’il le désiroit. « Je connois vos volontés, ajouta-t-il. Permettez que ce soit moi qui l’en instruise. Veuillez, je vous prie, penser au danger de le pousser tout-à-coup au désespoir. Combien, hélas ! ce malheureux est peu disposé, dans sa situation présente, à faire une bonne fin ! »

Cette considération ne toucha nullement mistress Miller qui sortit en s’écriant : « Vous êtes trop bon, monsieur Jones, beaucoup trop bon pour vivre dans ce monde. » Mais elle fit une forte impression sur M. Allworthy. « Mon cher enfant, dit-il à Jones, j’admire également la bonté de votre cœur et la sagesse de votre esprit. Le ciel nous défend en effet d’ôter à ce misérable le temps et les moyens de se reconnoître. Allez donc le trouver. Faites usage de toute votre prudence ; mais ne le flattez d’aucun espoir de pardon. Je suis bien décidé à ne pardonner le crime qu’autant que la religion y oblige ; et cette obligation ne va pas jusqu’à nous forcer d’entretenir des rapports avec les criminels, ou de leur faire du bien. »

Jones monta chez Blifil. Il le trouva dans une situation qui émut sa pitié, et qui auroit excité dans l’ame de beaucoup d’autres un sentiment moins aimable. Il étoit étendu sur son lit, livré au désespoir et baigné de larmes : non de ces larmes que fait couler le repentir et qui effacent les fautes auxquelles se laissent quelquefois entraîner les meilleurs naturels, par séduction ou par surprise, tant est grande la foiblesse humaine ! Les larmes de Blifil étoient celles que la douleur physique arrache à un barbare, ou que verse un brigand effrayé qu’on mène au supplice.

Une peinture exacte de cette scène seroit peu agréable au lecteur. Il suffira de dire que Jones poussa la bonté jusqu’à l’excès. Avant d’annoncer à Blifil que son oncle lui ordonnoit de sortir le soir même de la maison, il employa tous les moyens qu’il crut propres à ranimer ses esprits abattus. Il lui offrit l’argent dont il pouvoit avoir besoin, l’assura d’un sincère oubli de ses torts, promit de le traiter en frère, et de ne rien négliger pour le réconcilier avec son oncle.

Blifil garda d’abord un morne silence, incertain s’il persisteroit dans ses dénégations ; mais écrasé sous le poids de l’évidence, il se décida enfin à tout avouer. Il demanda pardon de la manière la plus humble à son frère, se prosterna contre terre, embrassa ses genoux ; en un mot il se montra aussi vil, aussi lâche qu’il avoit été pervers.

Tant de bassesse inspira à Jones un mépris qu’il ne put entièrement dissimuler. Il s’empressa de relever Blifil, l’exhorta à supporter son malheur avec plus de courage, lui donnant de nouveau sa parole de tout tenter pour l’adoucir. Blifil se déclara indigne de sa générosité, s’épuisa en témoignages de reconnoissance, et promit enfin d’aller chercher sans délai un autre logement.

Jones retourna auprès de son oncle qui l’instruisit de la découverte qu’il avoit faite au sujet des billets de banque de cinq cents livres sterling. « J’ai proposé, lui dit-il, la question à un avocat. Il m’a répondu, à ma grande surprise, qu’il n’y avoit point de peine établie par les lois pour une fraude de cette espèce. Cependant quand je considère la noire ingratitude du coquin envers vous, un voleur de grand chemin me paroît, en comparaison de lui, presque innocent.

— Bon Dieu ! s’écria Jones, est-il possible ? Cette nouvelle me pénètre de douleur. Je croyois Black Georges le plus honnête homme du monde… La tentation étoit trop forte pour qu’il pût y résister ; car il m’a remis fidèlement de moindres sommes. Souffrez, mon cher oncle, que je voie dans son action une preuve de foiblesse, plutôt que d’ingratitude. Le pauvre garçon m’aime, j’en suis sûr. Il m’a donné des marques d’attachement que je ne puis oublier. Je crois même qu’il s’est repenti de ce qu’il a fait. Il n’y a pas plus d’un jour ou deux, au moment où mes affaires sembloient le plus désespérées, il est venu me trouver dans ma prison, et m’a offert tout l’argent dont je pourrois avoir besoin. Songez quelle a dû être pour un malheureux, la tentation de s’approprier une somme capable de le préserver à jamais lui et sa famille des horreurs de la misère.

— Mon enfant, vous passez les bornes de l’indulgence. La pitié mal entendue n’est pas seulement une foiblesse, c’est une injustice, et une injustice pernicieuse à la société, par l’encouragement qu’elle donne au vice. J’aurois pu pardonner au drôle sa friponnerie, mais je ne saurois lui pardonner son ingratitude. On se montre aussi bon, aussi compatissant qu’il est permis de l’être, quand on admet la tentation pour excuse de l’improbité ; et cela m’est arrivé plus d’une fois, j’en conviens, dans l’exercice des fonctions de juré. J’ai souvent plaint le sort des voleurs de grand chemin, et intercédé auprès du juge en faveur de ceux dont le délit étoit accompagné de circonstances atténuantes ; mais lorsqu’à l’improbité se joignent le meurtre, la cruauté, l’ingratitude, ou quelque crime aussi noir, on devient coupable en écoutant la compassion et l’indulgence. Je suis convaincu que cet homme est un scélérat, et il sera puni, du moins autant que sa punition dépendra de moi. »

Ces dernières paroles furent prononcées d’un ton si absolu, que Jones ne crut pas devoir y rien répliquer. D’ailleurs l’heure fixée par M. Western approchoit, et il n’avoit pas encore fait sa toilette. L’entretien finit donc ici, et Jones passa dans une autre chambre avec Partridge pour s’habiller.

Le pauvre garçon avoit à peine entrevu son maître depuis la grande découverte dont le lecteur est instruit. Il ne pouvoit ni contenir, ni exprimer sa joie. On l’eût pris pour un homme en démence. Il fit, en habillant Jones, presque autant de balourdises qu’en fait Arlequin lorsqu’il s’habille sur le théâtre.

Ce n’étoit pourtant pas que sa mémoire fût en défaut. Il se rappela tous les pronostics, tous les présages qui annonçoient, selon lui, cet heureux changement. Quelques-uns l’avoient frappé dans le moment même. Beaucoup d’autres, auxquels il avoit fait peu d’attention, lui revinrent alors à l’esprit. Il n’oublia pas son rêve pendant la nuit qui précéda sa rencontre avec Jones. « Je ne me trompois pas, monsieur, s’écria-t-il, quand je disois à votre seigneurie qu’un secret pressentiment m’avertissoit que vous seriez un jour ou l’autre en état de faire ma fortune. » Jones l’assura que ce dernier pronostic se vérifieroit aussi sûrement que s’étoient vérifiés tous ceux dont lui-même avoit été l’objet : ce qui redoubla les transports d’allégresse qu’inspiroit déjà au pédagogue le bonheur de son maître.