Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 18/Chapitre 10

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 396-406).

CHAPITRE X.



L’HISTOIRE COMMENCE À TIRER VERS SA FIN.

M. Allworthy, à son retour chez mistress Miller, apprit que Jones y étoit arrivé un moment auparavant. Il le fit appeler sur-le-champ, et ordonna qu’on le laissât seul avec lui.

On ne sauroit se figurer une scène plus touchante que l’entrevue de l’oncle et du neveu ; car le lecteur se doute bien que mistress Waters, dans sa dernière visite à Jones, lui avoit découvert le secret de sa naissance. Nous ne chercherons pas à peindre les premiers transports de joie qui éclatèrent de part et d’autre ; il nous faudroit, pour y réussir, un talent qui nous manque. M. Allworthy releva Jones qui s’étoit précipité à ses pieds, et le serrant entre ses bras : « Ô mon enfant ! s’écria-t-il, combien je suis coupable envers vous ? que de torts j’ai à me reprocher ! Pourrai-je jamais réparer l’injustice de mes soupçons, et vous dédommager de tous les maux que je vous ai causés ?

— Ne suis-je pas déjà bien dédommagé ? dit Jones. Quand j’aurois souffert dix fois davantage, ne suis-je pas plus que payé de mes peines ? Ô mon cher oncle, tant de bonté me confond et m’accable. Mon cœur est si plein, qu’il ne peut contenir la joie qui l’inonde. Me retrouver en votre présence, jouir encore de votre affection, être accueilli avec cette tendresse par mon noble, par mon généreux bienfaiteur !…

— En vérité, mon enfant, reprit M. Allworthy, j’ai été bien cruel pour vous. » Il lui dévoila alors la perfidie de Blifil, et lui témoigna de nouveau sa douleur de l’avoir si maltraité, à l’instigation de ce traître.

« Oh ! ne parlez pas ainsi, monsieur ; vous en avez noblement agi avec moi. L’homme le plus sage auroit pu être trompé comme vous, et le meilleur une fois abusé, se seroit conduit de la même manière. Quoique animé d’un courroux qui vous paraissoit légitime, vous n’en avez pas moins manifesté votre bonté à mon égard. Je dois tout à cette bonté, dont je me suis montré si indigne. Ne m’obligez point, à force de générosité, à m’accuser moi-même. Hélas, monsieur, ma punition n’a pas excédé mes égarements ; et désormais mon unique soin sera de mériter le bonheur que je tiens de vous. Croyez-moi, mon cher oncle, j’ai profité des leçons de l’adversité. Malgré de grands écarts, je ne suis point endurci dans le vice. Je rends grace au ciel de m’avoir donné le temps de réfléchir sur ma vie passée. Sans avoir à me reprocher aucune bassesse, j’ai commis assez de fautes pour éprouver un juste sentiment de repentir et de honte. Ces fautes ont eu des suites terribles ; elles m’ont conduit au bord de l’abîme.

— Je me réjouis, mon enfant, de vous entendre parler d’une manière si sensée. Je n’hésite pas à vous croire ; car l’hypocrisie à l’aide de laquelle tant d’autres m’en ont imposé, n’a jamais été un de vos défauts. Je suis persuadé maintenant que vous aimez sincèrement la vertu ; mais vous voyez, Jones, à quels périls l’imprudence seule peut l’exposer. Notre propre intérêt nous fait un devoir de la prudence. Si nous sommes assez ennemis de nous-mêmes pour y manquer, faut-il s’étonner que le monde manque aussi à ce qu’il nous doit ? Lorsqu’un homme jette les fondements de sa ruine, il est à craindre que les autres n’en profitent pour élever dessus l’édifice de leur fortune. Vous avez, dites-vous, reconnu vos erreurs et résolu de vous en corriger. Je vous crois, mon cher enfant : ainsi donc, à dater de ce jour, je ne vous en parlerai plus. Ayez soin seulement de vous les rappeler, afin d’être plus circonspect à l’avenir. Songez encore pour votre consolation, qu’il y a une grande différence entre les fautes nées de l’imprudence et de la légèreté, et celles qui proviennent de la bassesse de l’ame. On voit quelquefois les premières conduire un jeune téméraire à sa perte, mais s’il se réforme, il peut rétablir sa réputation, ramener à la longue l’opinion publique sur son compte, et envisager même avec une sorte de plaisir les dangers auxquels il a échappé. Quant à la bassesse d’ame, mon enfant, dès qu’elle est connue, elle flétrit sans retour. Le temps ne sauroit effacer les taches qu’elle laisse après elle. La censure du monde poursuit incessamment le coupable. En butte au mépris général, il n’ose se montrer sans rougir. Si la honte l’oblige à chercher la solitude, il y porte avec lui les terreurs qu’éprouve un enfant qui craint les fantômes, et s’achemine seul en tremblant vers son lit. Sa conscience bourrelée le tourmente sans relâche. Tel qu’un ami perfide, le sommeil l’abandonne. De quelque côté qu’il tourne les yeux, tout le pénètre d’horreur. Regarde-t-il en arrière ? le repentir marche en vain sur ses pas. Regarde-t-il en avant ? c’est le désespoir au front glacé qui s’offre à sa vue. Enfin, comme un malheureux enfermé dans un cachot et condamné au dernier supplice, il déteste sa condition présente et redoute l’heure fatale qui doit y mettre un terme. Je vous le répète, mon enfant, consolez-vous, cette affreuse situation n’est point la vôtre. Rendez grace à celui qui a daigné vous éclairer sur vos erreurs, avant qu’un plus long aveuglement vous eût précipité dans l’abîme. Vous les avez abjurées ces erreurs ; et votre félicité future ne dépend plus que de vous. »

À ces mots Jones poussa un profond soupir. M. Allworthy lui en ayant demandé la cause : « Je ne veux rien vous cacher, monsieur, répondit-il ; je crains que mes fautes n’aient attiré sur moi un malheur irréparable. Ô mon cher oncle ! j’ai perdu un trésor.

— Vous n’avez pas besoin d’en dire davantage, répartit M. Allworthy. Je vais vous parler avec franchise. Je sais d’où naissent vos regrets ; j’ai vu celle qui les cause ; nous avons eu ensemble un long entretien à votre sujet. J’exige de vous, comme une preuve de la sincérité de votre repentir et de vos bonnes résolutions, que vous m’obéissiez en un point. Promettez-moi de vous soumettre à la décision de la jeune personne, qu’elle soit ou non conforme à vos vœux. Miss Western n’a déjà que trop souffert d’une persécution à laquelle je ne puis penser sans chagrin. Je ne veux pas que ma famille lui en suscite une nouvelle. Je sais que son père se dispose à la tourmenter en votre faveur, comme il l’a tourmentée en faveur d’un autre ; mais j’ai résolu de ne point souffrir qu’on attente désormais à sa liberté, ni qu’on use envers elle de la moindre violence.

— Ô mon cher oncle ! donnez-moi, je vous prie, des ordres que j’aie quelque mérite à exécuter. Croyez-moi, il n’est qu’une circonstance qui pût m’engager à vous désobéir : ce seroit celle où vous m’ordonneriez de causer à ma Sophie le plus léger déplaisir. Si j’ai le malheur de ne pouvoir jamais obtenir d’elle mon pardon, c’en est bien assez pour m’accabler, sans que j’y joigne encore l’amer regret d’être l’auteur de ses peines. Posséder ma Sophie est le plus grand, l’unique bonheur que le ciel puisse m’accorder encore ; mais je ne veux le devoir qu’à elle seule.

— Je ne vous flatterai point, mon enfant, je crains que ce bonheur ne vous soit pas réservé. Elle a refusé, dans les termes les plus formels, les plus énergiques, de répondre à vos vœux. Sa résolution m’a paru inébranlable ; et peut-être pouvez-vous l’expliquer mieux que moi.

— Hélas ! je ne le puis que trop bien. Mes torts envers elle m’ôtent tout espoir de pardon ; et malheureusement elle me juge dix fois plus coupable que je ne le suis en effet. Ô mon cher oncle, je ne vois nul moyen de réparer mes fautes. Toute votre bonté ne sauroit me sauver de ma ruine. »

En ce moment un domestique vint annoncer que M. Western étoit en bas. Son impatience ne lui avoit pas permis d’attendre jusqu’à l’après-midi. Jones pria son oncle d’entretenir l’écuyer pendant quelques minutes, afin qu’il eût le temps de sécher ses larmes et de se remettre un peu de son émotion. L’excellent homme y consentit, et donna ordre qu’on fît entrer M. Western dans le salon, où il alla le recevoir.

Mistress Miller, qui n’avoit pas vu Jones depuis sa sortie de prison, ne le sut pas plus tôt seul, qu’elle accourut pour le féliciter d’avoir trouvé un oncle dans M. Allworthy, et de son heureuse réconciliation avec lui. « Mon cher enfant, ajouta-t-elle, je voudrois pouvoir vous faire un autre compliment ; mais je n’ai jamais vu de personne plus inflexible. »

Jones, un peu surpris, lui demanda ce qu’elle vouloit dire. « Hélas ! répondit-elle, j’ai été chez mademoiselle Sophie, et je lui ai expliqué toute l’affaire comme mon fils Nightingale me l’avoit contée. Elle ne peut plus avoir maintenant de doutes sur la lettre, car je lui ai dit que mon fils Nightingale feroit serment, si elle le vouloit, que cette lettre étoit entièrement de son invention, et que vous l’aviez écrite sous sa dictée. Je lui ai représenté que le motif même qui vous avoit porté à l’envoyer, devoit vous recommander à ses yeux ; que vous n’aviez agi ainsi que par amour pour elle, et avec la ferme résolution de renoncer désormais au désordre ; qu’enfin, depuis que vous l’aviez vue à Londres, il ne vous étoit pas arrivé de manquer à la fidélité que vous lui deviez. Je crains, à dire vrai, de m’être un peu aventurée sur ce sujet ; mais j’espère, grace à Dieu, que votre conduite future me justifiera. En un mot, j’ai fait tout ce qui a dépendu de moi pour la toucher, et sans succès. Elle m’a répondu qu’elle vous avoit pardonné bien des fautes en considération de votre jeunesse, et a témoigné tant d’horreur du libertinage, que je me suis trouvée réduite au silence. Toutes les fois que j’ai tenté de vous excuser, la force et la justesse de ses raisons m’ont fermé la bouche. En vérité, c’est une jeune personne charmante, une des plus douces et des plus sensées que j’aie jamais vues. Si j’avois osé, je l’aurois embrassée pour une sentence qui m’a paru digne de Sénèque ou d’un évêque. « Madame, m’a-t-elle dit, j’avois cru autrefois remarquer dans M. Jones une grande bonté de cœur, et j’en avois conçu pour lui une sincère estime ; mais le libertinage finit par corrompre le meilleur cœur ; et tout ce que peut espérer un libertin doué d’un bon naturel, c’est qu’on mêle un sentiment de pitié au mépris et à l’aversion qu’il inspire. » Miss Western est un ange. Voilà la vérité.

— Ô mistress Miller, puis-je supporter la pensée d’avoir perdu cet ange ?

— Perdu ? non, je me flatte que vous ne l’avez pas encore perdu. Changez de conduite, revenez de vos égarements, et vous pouvez conserver de l’espérance. En tout cas, si miss Western demeuroit inexorable, il y a une autre jeune dame, une dame fort jolie et fort riche, qui se meurt d’amour pour vous. On m’en a parlé ce matin même, et je ne l’ai pas laissé ignorer à miss Western. Peut-être ai-je été trop loin, car je lui ai dit que vous l’aviez refusée ; mais j’étois bien sûre que vous la refuseriez. Il faut à ce propos que je vous donne une petite consolation. Au nom de la jeune dame, qui n’est autre que la jolie veuve mistress Hunt, il m’a semblé qu’elle pâlissoit ; mais quand j’ai ajouté que vous l’aviez refusée, je vous jure que son visage est devenu en un instant couleur de pourpre ; et voici les propres mots dont elle s’est servie : « Je crois bien qu’en effet il a quelque affection pour moi. »

La conversation fut interrompue en cet endroit par l’arrivée de l’écuyer Western, que l’autorité de M. Allworthy, d’ordinaire toute-puissante sur lui, n’avoit pu retenir plus long-temps.

Il courut à Jones en criant : « Mon vieil ami Tom, que je suis aise de te revoir ! Il faut oublier le passé ; je n’ai pu avoir l’intention de t’offenser. Allworthy sait, et tu sais bien toi-même, que je t’ai pris pour un autre ; et quand il n’y a pas de mauvaise intention, qu’importe un mot ou deux échappés dans un instant de vivacité ? Entre chrétiens on doit oublier et pardonner les injures.

— J’espère, monsieur, répondit Jones, que je n’oublierai jamais les nombreuses marques de bonté que j’ai reçues de vous. Quant aux offenses dont vous parlez, je n’en ai nulle idée.

— Eh bien, donne-moi la main ; tu es le plus honnête et le plus brave garçon du royaume. Viens avec moi, je vais de ce pas te conduire chez ta maîtresse. »

M. Allworthy l’arrêta. L’écuyer ne pouvant déterminer ni l’oncle ni le neveu à le suivre, fut obligé, après un court débat, de consentir à différer jusqu’à l’après-midi la visite de Jones à Sophie. M. Allworthy, autant par compassion pour Jones que par égard pour l’impatience de son voisin, promit d’aller prendre le thé avec lui aux Colonnes d’Hercule.

L’entretien qui suivit fut assez piquant. S’il s’étoit présenté plus tôt dans le cours de notre histoire, nous en aurions amusé nos lecteurs ; mais comme il ne nous reste que le temps de rapporter les détails essentiels, nous nous contenterons de dire que tout étant convenu pour la visite de l’après-midi, M. Western s’en retourna à son auberge.