Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 18/Chapitre 09

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 384-396).

CHAPITRE IX.



SUITE DE L’HISTOIRE.

M. Allworthy se rendit chez M. Western. Il s’occupa pendant le trajet à lire la lettre de Jones à Sophie que l’écuyer lui avoit remise. Jones y parloit de lui dans des termes qui le touchèrent jusqu’aux larmes. À son arrivée, on le fit entrer dans le salon où l’attendoit Sophie.

Après les politesses d’usage, tous deux s’assirent et gardèrent le silence pendant quelques minutes. Miss Western, que son père avoit préparée à cette visite, jouoit avec son éventail et laissoit voir un trouble extrême. Enfin M. Allworthy, qui étoit lui-même un peu embarrassé, commença ainsi :

« Je crains, miss Western, que ma famille ne vous ait causé bien du chagrin ; je crains aussi d’avoir, contre mon intention, contribué à vos peines. Si j’avois su d’abord votre répugnance pour la proposition qui vous étoit faite, je n’aurois pas souffert qu’on vous persécutât si long-temps. Croyez donc, mademoiselle, que je viens chez vous dans le dessein, non de vous importuner par de nouvelles sollicitations, mais de vous en préserver à l’avenir.

— Monsieur, répondit Sophie avec une légère et modeste hésitation, je ne pouvois attendre que de vous un procédé si noble et si obligeant. Puisqu’il vous plaît de faire mention de cette malheureuse affaire, vous me pardonnerez de vous dire qu’elle a été effectivement pour moi la source d’une grande affliction, et l’occasion de cruels traitements de la part d’un père qui m’avoit comblée jusque-là des plus vifs témoignages de tendresse. Je suis persuadée, monsieur, que vous êtes trop bon, trop généreux pour me savoir mauvais gré d’avoir refusé votre neveu. Nos inclinations ne dépendent pas de nous ; quel que soit le mérite de M. Blifil, je ne puis contraindre la mienne en sa faveur.

— Charmante Sophie, Blifil fût-il mon propre fils, eussé-je pour lui la plus haute estime, je ne m’offenserois point de votre refus. On ne peut, comme vous l’observez avec raison, contraindre ses inclinations, encore moins les plier à la volonté d’autrui.

— Ô monsieur, vous ne dites pas un mot qui ne prouve combien vous méritez la réputation de bonté, de noblesse et de bienveillance dont vous jouissez. Je vous proteste, monsieur, que la perspective d’un malheur certain, a pu seule m’engager à résister aux ordres de mon père.

— Je vous crois, mademoiselle, et je vous félicite d’avoir évité, par une ferme et prudente résistance, le malheur qui vous menaçoit.

— Vous montrez, monsieur, une délicatesse de sentiments bien peu commune. Sans doute, il doit être affreux de passer sa vie avec quelqu’un pour qui on n’a que de l’indifférence ; et le mérite de l’homme qu’on ne sauroit aimer, rend peut-être ce tourment plus pénible encore. Si j’avois épousé M. Blifil…

— Arrêtez, mademoiselle, cette supposition me fait frémir. Miss Western, je me réjouis de votre fuite, je m’en réjouis du fond du cœur. J’ai découvert que celui pour qui vous avez souffert une si cruelle persécution de la part de votre père, est un scélérat.

— Comment ? monsieur ; vous me surprenez beaucoup.

— J’ai été surpris comme vous, mademoiselle, et le monde le sera aussi ; mais je ne vous dis rien que de vrai.

— J’en suis convaincue ; il ne peut rien sortir que de vrai de la bouche de M. Allworthy… Cependant, monsieur, une nouvelle si soudaine, si imprévue… Vous avez découvert, dites-vous ?… Puisse le crime être toujours ainsi découvert !

— Vous apprendrez assez tôt cette horrible histoire. Quant à présent, ne souillons pas nos lèvres d’un nom odieux. J’ai une autre proposition très-sérieuse à vous faire. Ô ! miss Western, je connois vos rares qualités, et ne puis renoncer si aisément à l’ambition d’une alliance qui honoreroit ma famille. J’ai un jeune parent dont le caractère forme un parfait contraste avec celui du misérable que vous avez si justement refusé. Je le rendrai aussi riche que ce dernier devoit l’être. Puis-je espérer, mademoiselle, que vous me permettrez de vous le présenter ? »

Sophie se tut un moment et répondit : « Je vous parlerai, monsieur, avec la franchise qu’exigent de moi votre caractère et le service que vous venez de me rendre. Je suis décidée à n’écouter à présent aucune proposition de ce genre. Mon unique vœu est de recouvrer l’affection de mon père, de reprendre dans sa maison la place que j’y occupois. J’espère obtenir cette faveur par votre bienveillante entremise. Au nom de cette bonté dont j’ai fait, comme tous ceux qui vous connoissent, l’heureuse expérience, daignez, je vous en conjure, exaucer ma prière. Dans le moment où vous me délivrez d’une persécution, ne m’en suscitez pas une autre aussi fâcheuse et aussi inutile.

— Dieu me préserve, mademoiselle, d’un pareil dessein ! Si votre résolution est irrévocable, il faut que mon parent s’y soumette, quelque désespoir qu’il en puisse éprouver.

— J’ai peine à m’empêcher de sourire, monsieur Allworthy, en vous entendant parler du désespoir d’un jeune homme que je ne connois pas, et qui, par conséquent, doit me connoître peu.

— Pardonnez-moi, chère Sophie, je commence à craindre qu’il ne vous connoisse que trop pour son repos ; car s’il fut jamais une passion sincère, noble et violente, c’est sans contredit celle que ressent pour miss Western mon malheureux neveu !

— Votre neveu ! monsieur Allworthy ; quoi ! vous avez un autre neveu que M. Blifil ? Cela est bien singulier, je n’en avois jamais ouï parler.

— La seule chose que vous ignoriez, mademoiselle, c’est que le jeune homme dont je vous parle étoit mon neveu ; et je l’ignorois moi-même jusqu’à ce jour. M. Jones qui vous aime depuis long-temps… M. Jones est mon neveu.

M. Jones votre neveu ! monsieur… Est-il possible ?

— Oui, mademoiselle, il est mon neveu,… il est le fils de ma sœur. Je le reconnois pour tel et n’en rougis point. Je rougis plutôt de ma conduite passée envers lui ; mais j’ignorois son mérite et sa naissance. Je l’ai traité cruellement, je l’avoue ; oh oui, bien cruellement. (Ici M. Allworthy essuya ses yeux, et après une courte pause, il continua en ces termes :) Je ne parviendrai jamais, sans votre aide, mademoiselle, à le dédommager de ce qu’il a souffert. Il faut que je fasse grand cas de lui, pour oser l’offrir à la charmante Sophie. On peut, je le sais, lui reprocher quelques écarts ; mais dans le fond, il a le cœur bon, très-bon, je vous assure, mademoiselle. »

Il s’arrêta, comme pour attendre une réponse. Sophie, après s’être un peu remise du trouble où l’avoit jetée une nouvelle si étrange et si subite, lui dit : « Je vous félicite sincèrement, monsieur, d’une découverte qui paroît vous causer tant de joie. Je ne doute point qu’elle ne vous procure toute la consolation que vous pouvez vous en promettre. Ce jeune homme a mille bonnes qualités ; il ne sauroit manquer de se bien conduire envers un oncle tel que vous.

— J’espère aussi, mademoiselle, qu’il a toutes les qualités propres à faire un bon mari. Il faudroit qu’il fût bien ingrat, si vous daigniez condescendre…

— Excusez-moi, monsieur Allworthy, je ne puis écouter une proposition de cette nature. M. Jones a certainement beaucoup de mérite, mais jamais, non jamais, je ne le recevrai comme un homme destiné à être mon époux.

— Ce langage, mademoiselle, me surprend un peu, après ce que m’a dit M. Western. Si ce jeune homme a été une fois honoré de votre estime, je me flatte qu’il n’a rien fait pour la perdre. On l’a peut-être noirci dans votre esprit, comme dans le mien. La calomnie ne l’a épargné nulle part. Malgré le bruit qui a couru, il n’est pas, je vous en réponds, un assassin.

— Monsieur Allworthy, je vous ai déclaré ma résolution ; je ne m’étonne pas de ce que mon père a pu vous dire ; mais quelques craintes qu’il ait conçues, mon cœur m’est garant qu’elles étoient sans fondement. J’ai toujours eu pour principe de ne point me marier sans son consentement. C’est, à mon gré, le devoir d’un enfant envers son père, et rien n’auroit pu m’engager à y manquer. Je ne conçois pas, en revanche, qu’un père ait le droit de contraindre son enfant à former une union directement contraire à son inclination. C’est pour éviter la violence dont j’étois menacée que j’ai fui la maison paternelle et cherché ailleurs un asile. Voilà l’exacte vérité. Si le monde ou mon père me prêtent une autre intention, ma conscience les dément et me justifie.

— Je vous écoute avec enchantement, miss Western ; j’admire la justesse de vos sentiments ; mais sans doute votre cœur ne s’ouvre pas ici tout entier. Je crains de vous blesser, mademoiselle : dois-je cependant regarder comme un songe tout ce que j’ai ouï-dire, tout ce que j’ai vu jusqu’à présent ? Avez-vous souffert tant de persécutions de la part de votre père, pour un homme qui ne vous inspiroit que de l’indifférence ?

— De grace, monsieur, ne me pressez pas de vous expliquer les motifs de ma résolution… Oui, j’ai beaucoup souffert, je ne vous le cacherai pas, monsieur Allworthy. Je vais vous parler avec sincérité. J’avois, j’en conviens, une haute opinion de M. Jones… Je crois… je sais que ma prévention en sa faveur m’a coûté bien des peines. J’ai été cruellement traitée par ma tante, aussi bien que par mon père ; mais c’est un mal passé… Ne me pressez pas, je vous prie, davantage. Quelque opinion que j’aie eue de M. Jones, mon parti est pris sans retour. Votre neveu, monsieur, a beaucoup de mérite, il a de grandes, de nobles qualités ; je ne doute pas qu’il ne vous fasse honneur dans le monde, et ne contribue infiniment à votre bonheur.

— Je voudrois être en état de faire le sien ; mais je suis convaincu, mademoiselle, que vous seule pouvez le rendre heureux ; et c’est dans cette persuasion que j’ai plaidé sa cause auprès de vous avec tant de chaleur.

— Vous êtes trompé, monsieur, vous êtes trompé… non pas par lui, j’espère… c’est bien assez qu’il m’ait trompée, moi ! M. Allworthy, je vous le répète, ne me pressez pas davantage sur ce sujet. Je serois fâchée… je me ferois scrupule de nuire à M. Jones dans votre esprit. Je désire qu’il soit heureux, je le désire de tout mon cœur. Malgré ses torts envers moi, je rends justice à ses bonnes qualités. Je ne désavoue pas mes premiers sentiments pour lui ; mais rien ne pourra jamais les faire renaître. Il n’y a pas à présent d’homme sur la terre que je sois plus décidée à refuser que M. Jones. M. Blifil lui-même ne m’inspireroit pas plus d’éloignement. »

Western attendoit depuis long-temps avec anxiété l’issue de cette conférence. Il venoit précisément d’arriver à la porte, dans le dessein d’écouter ce qui se disoit. Aux dernières paroles de sa fille, il perdit patience, et se précipita comme un furieux dans la chambre, en criant : « C’est un mensonge, c’est un odieux mensonge. Voilà l’ouvrage de ce coquin de Jones. Si on la laissoit faire, elle l’auroit à ses côtés tout le long du jour.

— Vous ne m’avez pas tenu parole, monsieur Western, dit M. Allworthy d’un air mécontent. Vous m’aviez promis de vous abstenir de toute violence.

— Aussi l’ai-je fait tant que je l’ai pu ; mais le moyen d’entendre une petite effrontée mentir avec cette impudence ! Tudieu ! quand elle auroit le talent de tromper tous les autres, se croit-elle en état de faire de moi sa dupe ? non, non, je la connois mieux que toi.

— Je suis fâché de vous le dire, monsieur, mais si j’en juge par votre conduite envers cette jeune personne, vous ne la connoissez guère. Pardonnez ma franchise. Notre intimité, les témoignages de votre confiance et l’occasion présente doivent me servir d’excuse auprès de vous. C’est votre fille, monsieur Western, et je pense qu’elle honore votre nom. Si j’étois susceptible d’envie, personne au monde ne m’en inspireroit plus que le père de Sophie.

— Parbleu, je voudrois de toute mon ame qu’elle fût ta fille. Il te tarderoit bientôt d’en être débarrassé.

— En vérité, mon bon ami, vous êtes l’unique cause des peines dont vous vous plaignez. Ayez dans votre fille la confiance qu’elle mérite, et vous serez, croyez-moi, le plus heureux des pères.

— Moi, avoir de la confiance en elle ! et le puis-je, morbleu, quand elle refuse de faire ma volonté ? Qu’elle consente seulement à se marier à mon gré, et j’aurai en elle toute la confiance que vous voudrez.

— Vous n’avez pas le droit, voisin, d’exiger un pareil consentement. Votre fille vous laisse une voix négative ; Dieu et la nature ne vous en accordent pas davantage.

— Une voix négative ? oh ! oh ! je vais te montrer quelle est ma voix négative. Allons, retournez, obstinée que vous êtes, retournez dans votre chambre.

— En vérité, monsieur Western, vous la traitez avec un excès de rigueur. Je ne puis supporter cette façon d’agir, il faut employer avec elle des manières plus douces. C’est un devoir pour vous, elle mérite toutes sortes d’égards.

— Oui, oui, je sais ce qu’elle mérite. Maintenant qu’elle est sortie, je vais vous faire juge de ce qu’elle mérite. Tenez, monsieur, voici une lettre de ma cousine lady Bellaston, qui a la bonté de me prévenir que le drôle est sorti de prison, et qui me conseille de surveiller soigneusement la coquine. Ventrebleu ! voisin Allworthy, vous ne savez pas ce que c’est que de gouverner une fille. »

L’écuyer s’applaudit, en finissant, de sa profonde sagacité. M. Allworthy, après quelques circonlocutions, l’instruisit de la découverte qu’il avoit faite relativement à Jones, des motifs de sa colère contre Blifil, et de toutes les particularités contenues dans les chapitres précédents.

Les gens d’un caractère emporté sont, pour l’ordinaire, fort sujets à changer de sentiments. À peine Western sut-il que M. Allworthy avoit l’intention d’instituer Jones son héritier, qu’il fit de concert avec l’oncle le panégyrique du neveu et se montra aussi impatient de marier sa fille à Jones, qu’il l’étoit précédemment de la marier à Blifil.

M. Allworthy fut encore forcé de l’interrompre, pour lui faire part de l’entretien qu’il venoit d’avoir avec Sophie.

L’écuyer frappé d’étonnement, garda un moment le silence, puis il s’écria : « Que veut dire ceci, voisin Allworthy ? elle étoit folle de lui, j’en suis sûr… Ho, parbleu, m’y voilà, j’ai rencontré juste. C’est un tour de ma sœur. La petite fille s’est amourachée de ce maudit lord. Je les ai trouvés ensemble chez ma cousine lady Bellaston ; il lui a tourné la tête, c’est certain ; mais le diable m’emporte s’il l’épouse ; je ne veux ni lords ni courtisans dans ma famille. »

M. Allworthy exprima de nouveau son éloignement pour les mesures violentes, et recommanda instamment à M. Western de n’employer que la voie de la douceur, comme la seule propre à réussir auprès de sa fille. Il se disposa ensuite à retourner chez mistress Miller ; mais l’écuyer ne le laissa partir qu’après lui avoir fait promettre de revenir dans l’après-midi, et d’amener Jones, afin qu’il pût, dit-il, se raccommoder avec lui. Il s’engagea de son côté, à traiter doucement Sophie. « Je ne sais comment vous vous y prenez, voisin Allworthy, s’écria-t-il, mais Dieu me damne, si vous ne faites pas toujours de moi ce que vous voulez. J’ai pourtant une terre qui vaut la vôtre, et je suis juge de paix aussi bien que vous. »