Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 18/Chapitre 13

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 430-440).

CHAPITRE XIII.



FIN DE L’HISTOIRE.

Le jeune Nightingale, mandé par son père, s’étoit rendu chez lui dans l’après-midi, et en avoit été mieux reçu qu’il ne l’espéroit. Il l’avoit trouvé avec son oncle, qui étoit revenu à Londres, pour y chercher sa fille nouvellement mariée.

Ce mariage étoit l’événement le plus heureux que pût souhaiter le jeune Nightingale. Son père et son oncle disputoient sans cesse, comme on l’a dit, sur la manière de gouverner leurs enfants, chacun d’eux méprisant du fond du cœur la méthode opposée à la sienne : or chacun d’eux tâchoit, en ce moment, de pallier de son mieux la faute de son enfant, et d’aggraver celle de l’autre. Le vieux Nightingale brûloit du désir de l’emporter sur son frère : il avoit d’ailleurs l’esprit si favorablement disposé par les arguments de M. Allworthy, qu’il reçut son fils d’un air riant, et consentit à souper le soir même avec lui chez mistress Miller.

Quant à l’oncle, qui idolâtroit sa fille, il ne fut pas difficile de calmer son courroux. À peine sut-il par le jeune Nightingale où étoit sa chère Henriette, qu’il annonça l’intention d’aller sur-le-champ la trouver. Lorsqu’il arriva, elle voulut se jeter à ses pieds. Il s’empressa de la relever, et l’embrassa avec une tendresse qui émut tous les témoins de cette scène. En peu de minutes la réconciliation fut aussi parfaite entre lui et les deux époux, que s’il eût présidé en personne à leur union.

Tel étoit l’état des choses, quand l’arrivée de M. Allworthy et de sa compagnie vint mettre le comble à la satisfaction de mistress Miller. Dès qu’elle aperçut Sophie, elle devina tout ce qui s’étoit passé, et son amitié pour Jones redoubla les transports de joie que lui causoit déjà le bonheur de sa fille.

Nous ne croyons pas qu’on ait vu beaucoup d’exemples d’une réunion de gens aussi heureux. Le père de Nightingale étoit le seul qui ne le fût pas tout-à-fait. Malgré l’autorité et les raisons de M. Allworthy, malgré son affection pour son fils, il ne pouvoit se tenir entièrement content du choix que le jeune homme avoit fait. Peut-être la présence de Sophie contribuoit-elle un peu à augmenter sa peine. De temps en temps il lui venoit à l’esprit que son fils auroit pu épouser cette jeune personne, ou quelque autre d’un égal mérite. Au reste, ce qui excitoit ses regrets n’étoit pas la figure enchanteresse de miss Western, ni la bonté de son naturel, mais le coffre-fort de l’écuyer. Voilà l’espèce de charmes qu’il ne pardonnoit point à son fils d’avoir sacrifiés à la fille de mistress Miller.

Les deux cousines étoient fort jolies ; mais Sophie les éclipsoit tellement, que si le ciel ne les eût douées l’une et l’autre du meilleur caractère, l’éclat de sa beauté auroit pu faire naître dans leur cœur un sentiment de jalousie ; car, pendant le souper, leurs maris eurent presque toujours les yeux fixés sur notre héroïne. On l’eût prise pour une reine qui reçoit des hommages, ou plutôt pour une déesse adorée de tout ce qui l’entoure ; mais c’étoit un culte qu’on aimoit à lui rendre, et qu’elle n’exigeoit point. Sa modestie et ses manières prévenantes ne la distinguoient pas moins que ses autres qualités.

La soirée se passa gaîment. Tous les convives étoient heureux, ceux-là surtout qui avoient le plus souffert auparavant. Leurs peines passées ajoutoient, par l’effet du contraste, à leur félicité présente un charme que n’auroient pu lui donner toutes les faveurs réunies de l’amour et de la fortune. Cependant, comme une grande joie, après un changement soudain de situation, est amie du silence et se concentre dans le cœur, au lieu de se répandre en paroles, Jones et Sophie paroissoient les moins gais de toute la compagnie. Western le remarqua avec dépit, et s’écria à diverses reprises : « Pourquoi ne parles-tu pas, mon garçon ? d’où te vient cet air grave ? Et toi, fille, as-tu perdu la langue ? Allons, bois encore un coup. » Pour mieux l’égayer, il se mit à chanter une chanson grivoise sur le mariage, et poussa même le cynisme à un tel point, qu’il auroit forcé Sophie de sortir de table, si M. Allworthy ne lui eût imposé silence par ses regards et par des marques formelles de mécontentement. En vain l’écuyer prétendit qu’il avoit le droit de parler à sa fille comme bon lui sembloit. Personne ne se rangeant à son avis, il fut obligé de se taire.

Malgré cette petite contrariété, il fut si charmé de la bonne humeur des convives, qu’il voulut absolument les réunir chez lui le lendemain. Ils s’y rendirent tous, et l’aimable Sophie qui avoit acquis dans l’intervalle le titre d’épouse, remplit le rôle de maîtresse des cérémonies, ou, comme on dit, fit les honneurs de la table. Elle avoit donné le matin sa main à Jones dans la chapelle des Doctors commons, sans autres témoins que M. Allworthy, M. Western, et mistress Miller. Aucune des personnes invitées à dîner chez l’écuyer n’étoit instruite de son mariage. Elle avoit instamment prié son père, ainsi que mistress Miller, de n’en point parler, et Jones s’étoit chargé de faire la même recommandation à M. Allworthy. Grace à ces précautions, la modeste Sophie s’effraya moins de la nombreuse réunion à laquelle elle étoit obligée de se trouver, par complaisance pour son père. Dans la persuasion que le secret de son mariage n’avoit pas transpiré, elle passa tranquillement la journée jusqu’au moment où l’écuyer qui achevoit de vider sa seconde bouteille, ne pouvant plus contenir sa joie, se versa une rasade, et but à la santé de la nouvelle mariée. Les convives suivirent son exemple, à l’extrême confusion de la pauvre Sophie et au grand chagrin de Jones, désolé de son embarras. Pour dire la vérité, cette indiscrétion n’apprit rien à personne. Car mistress Miller avoit conté tout bas la chose à sa fille, sa fille à son mari, son mari à sa belle-sœur, et celle-ci au reste de la compagnie.

Sophie saisit la première occasion de se retirer avec les femmes. M. Western demeura cloué à la table. Tous les convives l’y laissèrent successivement, excepté l’oncle du jeune Nightingale, qui n’aimoit pas moins la bouteille que M. Western. Ces deux braves champions burent à qui mieux mieux pendant toute la soirée, et longtemps après l’heure fortunée où l’amoureux Tom Jones reçut dans ses bras la charmante Sophie.

Nous voici enfin parvenu, cher lecteur, au terme de notre carrière. À notre grande satisfaction, et peut-être contre ton attente, nous avons rendu notre héros le plus heureux des hommes ; car est-il un bonheur comparable à la possession d’une femme telle que Sophie ?

Quant aux autres personnages qui ont joué un rôle plus ou moins important dans cette histoire, comme tu pourrois souhaiter de connoître leur destinée, nous allons en peu de mots satisfaire ta curiosité.

On n’a pas encore pu déterminer M. Allworthy à revoir Blifil ; mais à la prière de Jones et de Sophie, il lui a constitué une rente annuelle de deux cents livres sterling que Jones augmente en secret de moitié. Blifil vit, avec ce revenu, dans un des comtés du nord de l’Angleterre, à environ deux cents milles de Londres, et il économise deux cents livres sterling par an pour se procurer une place de député au prochain parlement. Il est en marché à ce sujet avec le procureur d’un bourg voisin, où il espère être élu. Depuis peu il s’est fait méthodiste, afin d’épouser une riche veuve de cette secte, dont les biens sont situés dans la partie du royaume qu’il habite.

Square mourut bientôt après avoir écrit la lettre que nous avons rapportée. Thwackum réside dans sa cure. Il a fait en vain plusieurs tentatives pour regagner la confiance de M. Allworthy, et se réconcilier avec Jones. Il les flatte tous deux en face et les déchire en leur absence. M. Allworthy a pris dernièrement chez lui, à sa place, M. Abraham Adams que Sophie aime beaucoup, et à qui elle destine l’éducation de ses enfants.

Mistress Fitz-Patrick est séparée de son mari, et conserve quelques foibles débris de sa fortune. On la rencontre dans les cercles les plus brillants de la capitale. Elle entend si bien l’économie, qu’elle trouve le moyen de dépenser trois fois son revenu sans faire de dettes. Elle est toujours bien reçue dans la maison du pair irlandois, et paie en bons procédés à la femme, tous les services qu’elle reçoit du mari.

Mistress Western se réconcilia bientôt avec sa nièce, et passa deux mois chez elle à la campagne. Quand Sophie revint à Londres, lady Bellaston lui fit une visite de cérémonie ; elle n’eut pas l’air de connoître Jones, et le complimenta poliment sur son mariage.

M. Nightingale a acheté une terre pour son fils dans le voisinage de Jones. Le jeune homme, sa femme, mistress Miller et sa fille Betsy y sont établis, et la plus douce intimité règne entre les deux familles.

Il ne nous reste plus qu’à faire connoître le sort de nos personnages secondaires.

Mistress Waters est retournée dans son pays, où elle reçoit de M. Allworthy une pension de soixante livres sterling. Elle a épousé le ministre Supple que l’écuyer Western a pourvu d’un bon bénéfice.

Black Georges, en apprenant la découverte de sa friponnerie, prit la fuite, et depuis on n’a pas entendu parler de lui. Jones distribua la valeur des billets de banque à la famille du garde-chasse, mais non point par portions égales ; Molly en eut la meilleure part.

Quant à Partridge, Jones lui fait une pension de cinquante livres sterling. Le pédagogue a établi une nouvelle école qui tourne mieux que les précédentes. Il est question de le marier avec Molly Seagrim, et l’on croit que la chose se fera par l’entremise de Sophie.

Nous allons maintenant prendre congé de M. Jones et de notre héroïne. Deux jours après leur mariage, ils partirent pour la campagne avec M. Allworthy et M. Western. Ce dernier a donné son château et la majeure partie de sa terre à son gendre, et habite une maison de moindre apparence dans un canton voisin plus favorable à la chasse. Il visite souvent les jeunes époux qui se font une étude et un plaisir de lui être agréables ; et ils y réussissent si bien que l’écuyer n’a jamais été, dit-il, plus heureux de sa vie. Ses enfants lui gardent dans le château un appartement composé de deux pièces où il s’enivre avec qui bon lui semble. Sa fille est toujours prête, comme autrefois, à lui jouer ses airs favoris, au moindre désir qu’il en témoigne. Jones proteste à Sophie que sa plus douce satisfaction, après celle de lui plaire, est de contribuer au bonheur de son vieux père : en sorte qu’il ne la chérit pas moins pour sa piété filiale, que pour les preuves d’amour qu’elle lui prodigue.

Sophie est déjà mère de deux beaux enfants, d’un garçon et d’une fille. Le bon écuyer en raffole. Il passe une grande partie de son temps dans la chambre de la nourrice, et déclare que le babil de sa petite-fille âgée de dix-huit mois est une musique plus flatteuse pour son oreille, que l’aboiement de la meilleure meute d’Angleterre.

M. Allworthy se montra aussi fort libéral envers Jones, à l’occasion de son mariage. En toutes circonstances il leur donne à l’un et à l’autre des témoignages d’affection. Jones, grace à son commerce habituel avec cet excellent homme, et à l’influence de sa charmante et vertueuse compagne, s’est corrigé de ses défauts. En réfléchissant sur ses erreurs passées, il a acquis une discrétion et une prudence très-rares dans un jeune homme d’un caractère si ardent.

Enfin, on ne pourroit trouver un couple mieux assorti, ni en imaginer un plus heureux. Ces deux tendres époux sont unis par les liens d’une vive et pure affection, que resserre chaque jour une estime réciproque. Leur conduite envers leurs parents et leurs amis n’est pas moins aimable. Ils traitent leurs inférieurs avec tant de douceur, d’indulgence et de générosité, qu’il n’est pas un voisin, un fermier, un domestique qui ne bénisse le jour où M. Jones obtint la main de sa chère Sophie.