Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 18/Chapitre 05

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 342-352).

CHAPITRE V.



SUITE DE L’HISTOIRE.

Le dernier entretien de M. Allworthy avec mistress Miller avoit réveillé dans le cœur de l’excellent homme quelques tendres souvenirs de Jones, et fait couler de ses yeux des larmes involontaires. Mistress Miller s’aperçut de son émotion. « Oui, oui, monsieur, s’écria-t-elle, on connoît votre bonté pour ce pauvre jeune homme, malgré le soin que vous prenez de la cacher. Croyez-moi, il n’y a pas un mot de vrai dans ce que les coquins ont dit. M. Nightingale vient de tout découvrir. Il paroît que c’étoient des gens employés à la presse, et payés par un lord qui est le rival de M. Jones, pour le conduire de force à bord d’un vaisseau. J’ignore, Dieu me pardonne, qui sera désormais à l’abri d’une pareille violence. Mon gendre que voici a vu leur chef, homme bien élevé, qui lui a conté toute l’affaire, et témoigné un vif regret de s’en être mêlé. Il n’auroit eu garde, a-t-il dit, d’agir de la sorte, s’il avoit su que M. Jones appartenoit à une honnête famille ; mais on le lui avoit dépeint comme un vagabond qui n’avoit ni feu, ni lieu.

M. Allworthy, saisi d’étonnement, déclara à mistress Miller qu’il ne comprenoit rien à son récit.

« Je conçois, monsieur, votre surprise. Ce récit ne ressemble pas, je pense, à celui que ces gens-là ont fait au procureur.

— À quel procureur, madame ? que voulez-vous dire ?

— Voilà comme vous êtes, monsieur, vous ne voulez jamais convenir du bien que vous faites. J’ai l’honneur de vous assurer que M. Nightingale l’a vu.

— Qui a-t-il vu, madame ?

— Eh mais, votre procureur que vous avez eu la bonté d’envoyer prendre des informations sur les lieux.

— En vérité, je ne vous comprends pas davantage.

— En ce cas, mon cher Nightingale, contez vous-même la chose.

« Oui, monsieur, dit Nightingale, j’ai vu dans un cabaret à Aldersgate ce même procureur qui sortoit de chez vous, comme j’y entrois. Il s’entretenoit avec deux des coquins que le lord Fellamar avoit chargés de presser M. Jones, et qui furent ainsi témoins du malheureux duel entre M. Fitz-Patrick et lui. »

« J’avoue, monsieur, reprit mistress Miller, qu’en voyant cet homme entrer dans votre chambre, j’ai dit à mon gendre que c’étoit vous sans doute qui l’aviez envoyé à Aldersgate, pour y prendre des renseignements. »

M. Allworthy demeura muet de surprise pendant deux ou trois minutes. Enfin, s’adressant à M. Nightingale : « Votre rapport, monsieur, lui dit-il, me cause plus d’étonnement que je n’en ai éprouvé de ma vie. Êtes-vous bien sûr que ce soit le même individu ?

— J’en suis très-sûr, monsieur.

— Vous l’avez vu à Aldersgate, et vous vous y êtes trouvé avec lui et les deux hommes ?

— Oui, monsieur, près d’une demi-heure.

— Eh bien, comment se conduisit le procureur ? Entendîtes-vous tout ce qui se dit entre lui et les deux hommes ?

— Non, monsieur, ils étoient ensemble avant mon arrivée. Le procureur parla peu en ma présence ; mais lorsque j’eus questionné à plusieurs reprises les deux hommes, qui persistoient dans un récit contraire à celui de M. Jones, et dont l’aveu de M. Fitz-Patrick m’a démontré depuis l’insigne fausseté, le procureur les engagea à ne dire que la vérité, et sembla prendre tant d’intérêt à M. Jones, qu’en le retrouvant ici j’en ai conclu que c’étoit vous qui, par bonté, l’aviez envoyé à Aldersgate.

— Et ne l’y avez-vous pas effectivement envoyé, monsieur ? dit mistress Miller.

— Non sûrement ; j’ignorois même jusqu’à ce moment qu’il y eût été.

— Je vois tout, s’écria mistress Miller, sur mon ame, je vois tout. Il ne faut pas s’étonner qu’ils aient eu ensemble, depuis peu, des entretiens si mystérieux. Mon fils Nightingale, courez, je vous en prie, courez sur-le-champ après ces hommes. S’ils sont encore à terre, tâchez de les découvrir. Je veux aller moi-même à leur recherche.

— Ma chère madame Miller, prenez patience ; veuillez faire dire à M. Dowling de descendre chez moi, s’il est dans la maison ; sinon envoyez-moi M. Blifil. »

Mistress Miller sortit en marmottant quelque chose entre ses dents, et revint bientôt annoncer que M. Dowling étoit parti, mais que l’autre (ce fut son expression) alloit venir.

M. Allworthy conservoit plus de sang-froid que la bonne mistress Miller, qui étoit tout de feu pour la défense de son ami. Il avoit conçu cependant quelques soupçons assez semblables aux siens. Quand Blifil entra dans sa chambre, il lui demanda d’un ton sérieux et moins tendre que de coutume, s’il savoit que M. Dowling eût vu quelques-uns des témoins du duel qui avoit eu lieu entre Jones et un gentilhomme irlandois.

Rien ne déconcerte plus une personne intéressée à cacher la vérité, ou à soutenir un mensonge, qu’une question inattendue. Aussi ces hommes respectables, qui se font une noble étude de défendre devant les tribunaux la vie de leurs semblables, ont-ils grand soin de chercher d’avance, par des interrogations multipliées, à deviner toutes les questions qu’on pourra faire à leurs clients le jour du jugement, afin de les munir de réponses justes et promptes que la plus féconde imagination ne parviendroit pas à leur suggérer sur-le-champ. D’ailleurs la surprise, en donnant au sang une soudaine et violente impulsion, produit d’ordinaire dans les traits du visage une altération si sensible, qu’elle devient un témoignage involontaire contre l’accusé. Telle fut celle qui se manifesta sur la physionomie de Blifil à la question imprévue que lui adressa son oncle : de façon qu’on ne sauroit guère blâmer la vivacité de mistress Miller, qui s’écria au même instant : « Coupable, sur mon honneur ! coupable, sur mon ame ! »

M. Allworthy lui fit une sévère réprimande de son emportement ; puis, se tournant vers Blifil qui sembloit atterré : « Monsieur, lui dit-il, pourquoi hésitez-vous à me répondre ? C’est vous, je n’en puis douter, qui avez envoyé M. Dowling à Aldersgate. Il n’y auroit pas été, je le suppose, de son propre mouvement, et surtout sans m’en prévenir.

— J’ai eu tort, monsieur, j’en conviens, répondit Blifil ; ne puis-je pourtant espérer que vous me pardonnerez ?

— Vous pardonner ! reprit M. Allworthy avec l’accent de la colère.

— Oui, monsieur, je savois que vous auriez sujet de vous plaindre de moi ; mais mon cher oncle voudra bien me pardonner une action inspirée par la plus excusable des foiblesses humaines. La pitié mal placée est, je l’avoue, une erreur blâmable ; cependant c’est une erreur dont vous n’êtes pas vous-même tout-à-fait exempt. Je m’en suis rendu coupable plus d’une fois en faveur de cette personne. C’est moi, je le confesse, qui ai envoyé M. Dowling à Aldersgate, non pour y faire une vaine et stérile recherche, mais pour tâcher de découvrir les témoins de l’affaire et d’adoucir leur déposition. Voilà, monsieur, la vérité ; quoique j’eusse l’intention de vous la taire, je ne la nierai point.

— Ce récit, dit Nightingale, me paroît s’accorder avec la conduite du procureur.

— À présent, madame, reprit M. Allworthy, vous conviendrez, j’espère, une fois en votre vie, que vous avez porté un jugement téméraire, et vous ne devez plus être si courroucée contre mon neveu. »

Mistress Miller se tut. Sans pouvoir prendre si vite une opinion favorable de Blifil, à qui elle attribuoit la ruine de Jones, elle fut sa dupe, comme les autres dans cette circonstance ; tant le malin esprit avoit su prêter à l’imposteur le langage de la persuasion. Et de fait on calomnie le diable, lorsqu’on l’accuse d’abandonner ses amis et de les laisser dans l’embarras. Il peut bien quelquefois oublier ceux qu’il n’a connus qu’en passant, ou qui ne lui sont acquis qu’à moitié ; mais en général il demeure fidèle aux serviteurs entièrement dévoués à ses ordres, et les secourt dans toutes les extrémités, jusqu’à l’expiration de son pacte avec eux.

S’il est vrai qu’une rébellion étouffée affermisse le trône d’un monarque, ou que la santé paroisse plus assurée après une maladie, on peut dire aussi que le feu de la colère une fois éteint, l’affection reprend une nouvelle force. C’est ce qu’éprouva M. Allworthy. Lorsque Blifil eut détruit le plus grave soupçon qui pesoit sur lui, le moindre qu’avoit fait naître la lettre de Square, se dissipa naturellement ; et Thwackum, demeuré l’unique objet du courroux de M. Allworthy, porta seul tout le poids de l’anathème que le philosophe mourant avoit lancé sur les ennemis de Jones.

Quant à ce dernier, M. Allworthy commençoit à le voir d’un œil moins défavorable. Il dit à Blifil que non seulement il lui pardonnoit un trait de bonté peu commun, mais qu’il vouloit encore lui procurer le plaisir d’imiter son exemple. « Madame, dit-il à mistress Miller avec un sourire plein de douceur, qu’en pensez-vous ? si nous prenions une voiture pour aller tous ensemble rendre une visite à votre ami ? ce ne seroit pas la première, je vous jure, que j’aurois faite dans une prison. »

On devinera aisément quelle fut la réponse de mistress Miller ; mais il faut avoir un grand fonds de bonté, et une idée bien juste de l’amitié, pour comprendre ce qu’elle sentit dans cette occasion. Peu de nos lecteurs, nous l’espérons, savent par expérience ce qui se passoit alors dans le cœur de Blifil, et tous conviendront qu’il ne pouvoit rien objecter de raisonnable à la proposition de son oncle. Cependant la fortune, ou ce fidèle ami dont nous parlions tout à l’heure, vint à son secours, et le préserva d’une mortification cruelle. Au moment même où l’on envoyoit chercher une voiture, Partridge arriva et fit demander mistress Miller. Il l’instruisit en particulier du terrible secret récemment découvert. Lorsqu’il sut par elle le dessein de M. Allworthy, il la supplia d’imaginer quelque moyen d’en empêcher l’exécution. « Il faut, dit-il, mettre tout en œuvre pour lui dérober la connoissance de cet affreux mystère. S’il alloit maintenant à Gate-House, il y trouveroit M. Jones et sa mère, déplorant ensemble l’horrible crime qu’ils ont commis par ignorance ; car elle entroit dans la prison comme j’en sortois. »

La pauvre mistress Miller, à qui cette nouvelle avoit presque ôté l’usage de ses facultés, ne s’étoit jamais trouvé l’esprit moins inventif qu’en cet instant. Toutefois comme les femmes ont l’imagination beaucoup plus prompte et plus fertile en ressources que les hommes, elle s’avisa bientôt d’un expédient ; et revenant trouver M. Allworthy : « Je suis sûre, monsieur, lui dit-elle, que vous serez surpris d’entendre une objection de ma part, contre votre intention obligeante d’aller à Gate-House ; mais si vous vous y rendiez sur-le-champ, je redouterois les conséquences de cette démarche. Vous devez penser, monsieur, que les malheurs qui ont accablé depuis peu le pauvre jeune homme, ont dû le jeter dans un extrême abattement. Une visite aussi inopinée lui causeroit un transport de joie qui pourroit avoir des suites fâcheuses, dans un moment surtout où son domestique, qui est ici, m’assure qu’il ne jouit pas d’une bonne santé.

— Son domestique est ici ! s’écria M. Allworthy, allez lui dire, je vous prie, de venir me parler. Je veux lui faire quelques questions relatives à son maître. »

Partridge eut peur d’abord de paroître devant M. Allworthy. Mistress Miller, à qui il avoit souvent conté son histoire, le rassura en lui promettant de l’accompagner.

M. Allworthy reconnut Partridge au premier coup d’œil, quoiqu’il ne l’eût pas vu depuis un grand nombre d’années. Mistress Miller auroit donc pu s’épargner les frais d’un préambule assez prolixe ; mais on a déjà pu s’apercevoir que la bonne femme qui possédoit tant de qualités précieuses, avoit encore une langue toujours prête à servir ses amis.

« Vous êtes, dit M. Allworthy à Partridge, le domestique de M. Jones ?

— Je ne puis dire, monsieur, que je sois précisément son domestique ; mais, ne vous en déplaise, je vis avec lui pour le présent. Non sum qualis eram[1], comme monsieur le sait très-bien. »

M. Allworthy lui fit beaucoup de questions sur Jones, sur sa santé, et sur d’autres sujets. Partridge y répondit sans se piquer le moins du monde de sincérité, avec l’unique attention de présenter les choses sous un jour favorable : car un étroit attachement à la vérité n’étoit pas au nombre des principes religieux ou moraux de l’honnête pédagogue.

Pendant cet entretien, M. Nightingale se retira ; un instant après, mistress Miller sortit aussi. M. Allworthy renvoya Blifil, pensant que Partridge s’expliqueroit plus librement sans témoins. Dès qu’il fut seul avec lui, il lui parla comme on le verra dans le chapitre suivant.


  1. Je ne suis pas tel que j’étois.