Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 18/Chapitre 06

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 353-359).

CHAPITRE VI.



NOUVEAUX PROGRÈS DE L’HISTOIRE.

« Il faut convenir, mon ami, dit M. Allworthy, que vous êtes un singulier personnage. Est-il possible qu’après avoir tant souffert autrefois par votre obstination à soutenir un mensonge, vous ne cessiez pas d’y persister, et que vous vous donniez dans le monde pour le domestique de votre propre fils ? quel intérêt, quel motif vous porte à tenir cette conduite ?

— Je vois, monsieur, répondit Partridge en se jetant aux pieds de M. Allworthy, que vous êtes prévenu contre moi, et déterminé à ne me croire sur rien. À quoi donc serviroient mes protestations ? Il y a pourtant là-haut quelqu’un qui sait que je ne suis point le père de ce jeune homme.

— Quoi ! nierez-vous-encore ce dont vous fûtes jadis convaincu par des preuves si évidentes, si incontestables ? et n’en est-ce pas une nouvelle contre vous, que l’on vous retrouve, au bout de vingt ans, avec ce même jeune homme ? Je vous croyois bien loin d’ici, ou mort depuis long-temps. Comment avez-vous eu de ses nouvelles ? Où l’avez-vous rencontré ? Vous entreteniez donc avec lui une correspondance ? ne le niez pas : je vous promets que votre fils gagneroit beaucoup dans mon estime, s’il étoit vrai que, fidèle au vœu de la nature, il eût nourri en secret son père pendant un si grand nombre d’années.

— Veuillez, monsieur, avoir la patience de m’écouter, je vous dirai tout. »

Ayant obtenu la permission qu’il demandoit, il continua ainsi :

« Quand j’eus le malheur d’encourir votre disgrace, ma ruine la suivit de près. Je perdis ma petite école ; et le ministre de la paroisse, croyant, je pense, vous faire plaisir, m’ôta la place de bedeau. Il ne me resta que ma boutique de barbier, foible ressource dans un chétif village. Tant que vécut ma femme, je reçus une pension de douze livres sterling, venant d’une main inconnue, ou plutôt de la vôtre, je suppose ; car je ne connois que vous qui soyez capable d’une telle générosité. Comme je le disois, tant que vécut ma femme, je touchai cette pension ; mais la mort m’enleva du même coup l’une et l’autre. J’avois dans ce temps-là deux ou trois petites dettes qui commençoient à m’inquiéter. J’en avois une surtout, bien fâcheuse. Un procureur l’avoit fait monter, par des frais de procédure, de quinze schellings à près de trente livres sterling[1]. Me voyant privé de tous moyens de subsistance, je fis un paquet du peu d’effets que je possédois, et je m’en allai.

« Je me rendis d’abord à Salisbury, où j’entrai au service d’un avocat, un des meilleurs hommes que j’aie connus. Il n’étoit pas seulement facile et bon pour moi ; je pourrois citer de lui mille traits de vertu et de bienfaisance dont je fus témoin, pendant que je demeurai dans sa maison. Je le vis souvent refuser des causes, parce qu’il les jugeoit contraires à la justice et à l’humanité.

— Épargnez-vous, mon ami, des détails superflus. Je connois cet avocat ; c’est un homme respectable, qui fait honneur à sa profession.

— Il suffit, monsieur. En le quittant, j’allai à Lymington où le hasard me plaça chez un autre avocat qui étoit encore un homme d’une bonté rare et de l’humeur la plus joviale. Je restai chez lui environ trois ans. Au bout de ce temps, j’établis une petite école qui auroit prospéré, sans un accident bien malheureux qui m’arriva. J’avois un cochon. Ma mauvaise fortune voulut que ce cochon s’échappât un jour, et fît un léger dégât dans le jardin d’un de mes voisins, homme orgueilleux et vindicatif qui avoit pour procureur un fieffé fripon nommé… Ma foi, son nom est sorti de ma mémoire ; il me fit assigner. Quand je comparus devant le juge de paix, combien ne fus-je pas étonné d’entendre débiter sur mon compte mille odieux mensonges. Quelqu’un affirma que j’avois coutume de mener paître mes cochons dans les jardins d’autrui ; il m’imputa mille torts imaginaires ; il dit qu’il espéroit que j’avois enfin conduit mes cochons à un bon marché[2]. N’auroit-on pas cru que moi, qui ne possédois qu’un pauvre petit pourceau, j’étois le plus gros marchand de cochons d’Angleterre ?

— Fort bien, mais abrégez, je vous prie. Vous ne m’avez pas encore dit un mot de votre fils.

— Ho ! il s’écoula bien des années avant que je visse mon fils, comme il vous plaît de l’appeler. Après cette aventure, je m’embarquai pour l’Irlande ; j’établis une école à Cork ; un nouveau procès me ruina, et je demeurai sept ans en prison.

— Bon, passons, s’il vous plaît, à votre retour en Angleterre.

— Eh bien ! monsieur, il y a six mois à peu près, je débarquai à Bristol où je séjournai quelque temps ; mais n’y trouvant rien à faire, et apprenant que le barbier d’un village entre cette ville et Glocester venoit de mourir, j’allai le remplacer ; et j’étois établi dans ce lieu depuis deux mois, quand M. Jones y passa. »

Partridge fit alors à M. Allworthy un récit fort circonstancié et aussi fidèle que sa mémoire le lui permit, de leur première entrevue, et de tout ce qui leur étoit arrivé depuis cette époque ; mêlant à sa narration de fréquents éloges de Jones, sans oublier d’y placer adroitement quelques mots sur le vif attachement et le profond respect dont le jeune homme faisoit profession pour M. Allworthy. « Monsieur, dit Partridge en finissant, je vous ai dit toute la vérité. Maintenant je jure de nouveau que je ne suis pas plus le père de M. Jones que du pape ; et si je mens, je veux être maudit du ciel et des hommes.

— Que dois-je penser de vos serments ? dit M. Allworthy. Quelle raison pouvez-vous avoir de nier avec tant de force un fait qu’il seroit, je pense, de votre intérêt d’avouer ?

— Eh bien ! monsieur, s’écria Partridge hors d’état de se contenir davantage, si vous refusez de me croire, vos doutes ne tarderont pas à s’éclaircir. Plût à Dieu que vous vous fussiez trompé sur la mère de ce jeune homme, comme vous l’avez fait sur son père ! » Pressé par M. Allworthy de s’expliquer, il lui découvrit d’une voix tremblante et avec un mouvement d’horreur, le fatal secret qu’un moment auparavant il avoit tant recommandé à mistress Miller de lui cacher.

Cette affreuse révélation ne causa pas à M. Allworthy moins de saisissement qu’à Partridge. « Juste ciel ! dit-il, dans quel abîme de maux le vice et l’imprudence précipitent les hommes ! à quels coupables excès ils se trouvent souvent entraînés malgré eux ! »

Comme il achevoit ces mots, mistress Waters entra brusquement dans la chambre. À sa vue, Partridge s’écria : « La voici, monsieur ; voici la malheureuse mère de M. Jones ! Elle va, j’en suis sûr, me justifier devant vous. Je vous prie, madame… »

Mistress Waters, sans écouter Partridge, sans paroître même s’apercevoir de sa présence, s’avança vers M. Allworthy. « Il y a si long-temps, monsieur, lui dit-elle, que je n’ai eu l’honneur de vous voir, qu’il est possible que vous ne me reconnoissiez pas.

— En effet, madame, répondit M. Allworthy, vous êtes fort changée à beaucoup d’égards ; et si cet homme ne m’eût pas dit d’avance qui vous étiez, je ne vous aurois pas reconnue sur-le-champ. Avez-vous, madame, à m’entretenir de quelque affaire particulière ? »

M. Allworthy prononça ces dernières paroles d’un ton sérieux. Ce qu’il avoit su autrefois de la conduite de cette femme, et ce que Partridge venoit de lui en apprendre n’étoit pas, comme on peut le croire, de nature à le satisfaire.

« Oui, monsieur, répliqua-t-elle, je viens vous entretenir d’une affaire très-particulière, et telle que je ne puis la communiquer qu’à vous seul. J’ose donc vous prier de m’entendre un moment sans témoins. Ce que j’ai à vous dire est, je vous le jure, de la plus haute importance. »

Partridge reçut l’ordre de se retirer. Avant de sortir, il pria la dame de le justifier dans l’esprit de M. Allworthy. « Soyez tranquille, répondit-elle, je ne lui laisserai aucun doute sur votre innocence. »

Ce qui se passa entre M. Allworthy et mistress Waters sera la matière du chapitre suivant.


  1. Pareille chose arriva à un honnête ecclésiastique du comté de Dorset, par la friponnerie d’un procureur qui, non content des frais exorbitants qu’une première procédure avoient coûtés au pauvre homme, l’engagea dans une seconde plus onéreuse encore ; c’est une méthode qu’emploient souvent les gens de chicane, pour s’enrichir des dépouilles du plaideur, au mépris des lois, de la religion, et de l’humanité.
  2. Proverbe anglois, qui signifie être pris au piége. L’application en est d’autant plus plaisante, qu’il s’agit réellement ici de cochons.Trad.