Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 18/Chapitre 04

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 335-342).

CHAPITRE IV.



CONTENANT DEUX LETTRES DE STYLE TRÈS-DIFFÉRENT.

« Mon digne ami,

« Je vous ai mandé dans ma dernière lettre que j’avois renoncé à prendre les eaux, après avoir éprouvé qu’elles augmentoient plutôt qu’elles ne diminuoient mes souffrances. J’ai à vous annoncer aujourd’hui une nouvelle plus affligeante, je pense, pour mes amis que pour moi. Les docteurs Harrington et Brewster m’ont déclaré que mon mal étoit incurable.

« J’ai lu quelque part que le principal but de la philosophie étoit d’apprendre à mourir. Je ne déshonorerai donc point la mienne, en paroissant surpris de recevoir une leçon à laquelle j’ai dû me préparer de longue main. Toutefois, à dire vrai, l’Évangile nous en apprend plus en une page, sur ce sujet, que tous les ouvrages des philosophes anciens et modernes. L’assurance qu’il nous donne d’une autre vie est pour un bon esprit un plus ferme soutien, que les consolations tirées de l’impérieuse loi de la nature, du néant des choses humaines et de la vanité des plaisirs de ce monde. Ces lieux communs peuvent quelquefois nous armer d’un aveugle courage contre la mort, et nous aider à en supporter la pensée ; mais ils ne nous inspireront jamais la force de la mépriser, beaucoup moins encore de la regarder comme un bien.

« Qu’on ne se figure pas que je veuille flétrir ici de l’odieux nom d’athées, ou de matérialistes tous ceux qu’on appelle philosophes. Un grand nombre d’entre eux tant anciens que modernes, guidés par les seules lumières de la raison, ont conçu quelque espérance d’un état futur ; mais dans le fait cette lumière étoit si foible, cette espérance si incertaine, qu’il est permis de douter de quel côté inclinoit leur croyance. Platon lui-même, à la fin de son Phédon, confesse que ses plus forts arguments ne vont pas au-delà d’une simple probabilité, et Cicéron semble plutôt désirer de croire, que croire en effet à l’immortalité de l’ame. Pour moi, j’en conviens, je n’y ai cru sérieusement, qu’après être devenu sérieusement chrétien.

« Vous vous étonnerez peut-être d’un tel aveu ; mais je vous assure qu’il y a bien peu de temps que je mérite le nom de chrétien. L’orgueil de la philosophie avoit enivré ma raison, et la plus sublime sagesse me paroissoit comme aux anciens Grecs, une folie. Il a plu au ciel de dissiper enfin mon erreur, et de me montrer le chemin de la vérité, avant que je tombasse dans les ténèbres éternelles.

« Je commence à m’affoiblir, je le sens. Il faut donc me hâter d’arriver au principal but de cette lettre.

« Quand je me rappelle les actions de ma vie passée, je n’en vois point qui pèse plus sur ma conscience que mon injustice envers le malheureux enfant auquel vous aviez voué une affection de père. Non content de tolérer la scélératesse de ses ennemis, j’ai travaillé moi-même à sa ruine. Croyez-en, mon cher ami, la parole d’un mourant ; on l’a indignement calomnié. Quant au fait principal qui vous a déterminé à le chasser de chez vous, je vous jure qu’il en est innocent, et que vous avez été trompé par un faux rapport. Lorsqu’on vous croyoit prêt à rendre le dernier soupir, lui seul dans votre maison, témoigna une douleur sincère. Ce qui se passa ensuite fut l’effet des transports de joie que lui causoit votre rétablissement, et je le dis à regret, de la noire méchanceté d’un autre : mais je me propose de justifier l’innocent, sans vouloir accuser personne. N’en doutez pas, mon ami, ce jeune homme est doué de l’ame la plus généreuse, la plus pure, la plus sensible à l’amitié, en un mot de toutes les vertus qui peuvent ennoblir une créature humaine. Il a quelques défauts, mais on ne sauroit lui reprocher le moindre manque de respect, ou de reconnoissance envers vous. Que dis-je ? au moment où vous le bannîtes de votre présence, je suis convaincu que son cœur souffrit beaucoup plus pour vous que pour lui même.

« Un vil et coupable intérêt m’a engagé à vous taire si long-temps ce secret. Je ne puis avoir aujourd’hui d’autre raison de le révéler, que le désir de rendre hommage à la vérité, de venger l’innocence, et de réparer mes torts autant qu’il dépend de moi. Cette déclaration produira, je l’espère, l’effet que j’en attends. Le bonheur d’apprendre avant de mourir, que vous avez rendu vos bonnes graces à un jeune homme qui en est si digne, sera la plus douce consolation que puisse recevoir,

« Monsieur,
« Votre très-obligé, très-obéissant, et
très-humble serviteur,
« Thomas Square. »

Après la lecture de cette lettre, on s’étonnera peu du changement sensible qui s’étoit opéré dans les sentiments de M. Allworthy. Il avoit pourtant reçu de Thwackum, par le même courrier, une autre lettre d’un style très-différent. Nous allons la rapporter ici : aussi bien sera-ce peut-être la dernière fois que nous aurons occasion de nous occuper de ce personnage.

« Monsieur,

« Je ne suis nullement surpris d’apprendre par votre digne neveu, un nouveau trait de scélératesse du jeune pupille de M. Square l’athée. Il ne peut commettre aucun crime qui m’étonne : et je prie Dieu de tout mon cœur qu’il ne mérite point, par l’effusion de votre propre sang, un emprisonnement éternel dans le séjour des pleurs et des grincements de dents.

« Vous avez sans doute bien sujet de vous repentir d’avoir montré tant de foiblesse pour ce misérable, au préjudice de votre famille légitime et de votre réputation ; vous devez, dis-je, éprouver en ce moment d’assez cuisants remords. Il me semble pourtant que je manquerois à mon devoir, en vous épargnant des remontrances propres à vous inspirer un juste sentiment de vos erreurs. Veuillez donc, je vous en conjure, faire de sérieuses réflexions sur le châtiment que va probablement subir le scélérat ; et puisse cette leçon vous apprendre à ne pas mépriser désormais les avis d’un homme qui ne se lasse point d’implorer le ciel en votre faveur.

« Si par un fol excès d’indulgence pour ce mauvais sujet, vous n’aviez pas cent fois arrêté ma main prête à lui infliger une correction salutaire, les verges auroient pu chasser l’esprit diabolique dont je m’aperçus qu’il étoit possédé, dès l’enfance. Mais ces regrets sont aujourd’hui trop tardifs.

« Je suis fâché que vous vous soyez tant pressé de donner la cure de Westerton. Je vous l’aurois demandée plus tôt, si j’avois pu croire que vous en disposeriez avant de m’en prévenir. Vous condamnez avec trop de rigueur la pluralité des bénéfices. Elle est justifiée par l’usage et par l’exemple d’un grand nombre d’hommes pieux. On me mande que le ministre d’Aldergrove décline chaque jour ; en cas qu’il vienne à mourir, j’espère que vous penserez à moi. Vous devez être convaincu de la sincérité de mes vœux pour votre bonheur, au prix duquel tous les intérêts terrestres me semblent d’une aussi foible importance, que l’offrande des menues dîmes dont parle l’Écriture, comparée à l’observance des préceptes essentiels de la loi.

« Je suis, monsieur,
« votre fidèle et humble serviteur,
« Roger Thwackum. »


C’étoit la première fois que Thwackum prenoit avec M. Allworthy ce ton d’autorité ; et il eut lieu par la suite de s’en repentir, comme il arrive à ceux qui ne savent pas discerner une extrême bonté d’une foiblesse méprisable. M. Allworthy ne l’avoit jamais aimé. Il le connoissoit pour un homme orgueilleux et d’un mauvais naturel. Sa dévotion même lui paroissoit avoir une teinte de son caractère, et il la jugeoit à beaucoup d’égards fort peu digne d’estime. Mais d’un autre côté Thwackum étoit un excellent maître ; il mettoit un zèle infatigable à instruire ses deux élèves. Ajoutez à ces qualités une grande sévérité de mœurs, une honnêteté irréprochable, et une piété exemplaire : sorte que M. Allworthy, sans l’estimer, ni l’aimer, n’avoit pu se résoudre à renvoyer un précepteur qui possédoit le talent et l’activité nécessaires pour bien remplir ses fonctions. D’ailleurs les deux enfants étant élevés dans sa maison et sous ses yeux, il se flattoit de pouvoir corriger aisément ce qu’il y auroit de défectueux dans les leçons de leur maître.