Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 18/Chapitre 03

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 327-335).

CHAPITRE III.



VISITE DE M. ALLWORTHY AU VIEUX NIGHTINGALE.
ÉTRANGE DÉCOUVERTE.

Le lendemain matin M. Allworthy alla trouver, suivant sa promesse, le vieux Nightingale. Il avoit tant d’empire sur son esprit, qu’en moins de trois heures il vint à bout de le déterminer à voir son fils.

Vers la fin de leur entretien, il survint un de ces singuliers hasards qui ont fait croire à des gens honnêtes et sensés que la Providence favorise souvent la découverte des crimes les plus secrets, pour affermir les hommes dans le chemin de la vertu, par la crainte du péril inévitable où les conduit celui du vice.

M. Allworthy, en entrant chez M. Nightingale, aperçut Black Georges qui en sortoit. Il ne fit pas attention à lui, et le garde s’imagina qu’il ne l’avoit pas vu.

Cependant M. Allworthy, après avoir traité l’objet principal de sa visite, demanda à Nightingale s’il connaissoit un nommé Georges Seagrim, qu’il avoit rencontré à sa porte, et pour quelle affaire cet homme venoit chez lui.

« Je le connois très-bien, répondit Nightingale. C’est un garçon tel qu’on n’en voit guère par le temps qui court. Avec le mince revenu d’un bien affermé trente livres sterling, il a trouvé le moyen d’en amasser cinq cents.

— Il vous a dit cela ?

— Oui, et rien n’est plus vrai, je vous assure. J’ai entre les mains la somme en cinq billets de banque, qu’il m’a chargé de placer sur hypothèque, ou en acquisition de biens-fonds, dans le nord de l’Angleterre. »

M. Allworthy demanda à voir les billets. L’examen qu’il en fit le surprit extrêmement. Il dit à Nightingale que ces billets avoient été autrefois en sa possession, et lui en conta l’histoire. Personne ne crie plus fort contre la friponnerie des gens d’affaires que les escrocs, les joueurs de profession et autres coquins de cette espèce. Personne ne se plaint davantage des escrocs, etc. etc., que les prêteurs sur gages, les usuriers et autres larrons semblables. Soit qu’une manière de voler nuise à l’autre, soit que l’argent, objet commun de la convoitise de tous les fripons, excite en eux un sentiment de jalousie et de rivalité, Nightingale ne fut pas plus tôt instruit de l’action du garde-chasse, qu’il se récria contre son improbité avec plus de chaleur que n’avoit fait l’honnête et juste Allworthy.

Celui-ci pria Nightingale de garder l’argent et le secret jusqu’à nouvel ordre, et s’il revoyoit le drôle, de ne point lui parler de la découverte qu’il avoit faite. À son retour, il trouva mistress Miller profondément affligée d’un entretien qu’elle venoit d’avoir avec son gendre. M. Allworthy l’informa d’un air riant qu’il apportoit d’excellentes nouvelles, et lui annonça, sans plus de préambule, qu’il avoit déterminé M. Nightingale à voir son fils. Il se flattoit, lui dit-il, d’opérer entre eux une parfaite réconciliation, malgré le redoublement d’humeur que causoit au père un autre événement du même genre arrivé dans sa famille : c’étoit la fuite de sa nièce. M. Allworthy lui en raconta les détails qu’il tenoit du vieux Nightingale, et qu’elle ignoroit encore, ainsi que son gendre.

On doit bien penser que mistress Miller fut aussi satisfaite que reconnoissante de l’heureux succès de la démarche de M. Allworthy. Cependant elle avoit tant d’amitié pour Jones, que nous ne saurions dire si la peine qu’elle éprouvoit à son sujet ne l’emporta pas sur le plaisir d’apprendre une si bonne nouvelle. On pourroit même croire que cette nouvelle, en lui rappelant d’une manière sensible les obligations qu’elle avoit à Jones, lui causa réellement plus d’affliction que de joie. « Hélas ! se disoit-elle, tandis que ma famille est heureuse, dans quel triste état languit le pauvre jeune homme à la générosité duquel nous devons le commencement de notre félicité ! »

Après l’avoir laissée savourer un moment (qu’on nous passe l’expression) la nouvelle consolante qu’il venoit de lui donner, M. Allworthy ajouta : « J’en ai encore une autre très-agréable à vous communiquer. Je crois avoir retrouvé un trésor précieux appartenant à un de vos amis ; mais peut-être sa situation présente ne lui permettra-t-elle pas d’en profiter. »

Mistress Miller comprit par ces derniers mots de qui il vouloit parler, et lui répondit en soupirant : « J’espère que non, monsieur !

— Je l’espère aussi, et de tout mon cœur, reprit M. Allworthy ; mais mon neveu m’a dit ce matin qu’il avoit entendu raconter l’affaire d’une manière très-fâcheuse.

— Juste ciel ! s’écria mistress Miller… Allons, je dois me taire ; et cependant il est bien dur d’être condamnée au silence quand on entend…

— Parlez, madame, parlez sans crainte. Vous me connoissez trop pour me supposer capable de préventions contre qui que ce soit. Soyez sûre que je serois charmé que ce jeune homme pût se justifier de tout, particulièrement de cette malheureuse affaire. Vous n’ignorez pas la tendresse que j’eus autrefois pour lui. Le monde, je le sais, m’en a blâmé. Si je lui ai retiré mon affection, c’est que j’ai pensé qu’il ne la méritoit plus. Croyez-moi, mistress Miller, il me seroit doux de découvrir que je me suis trompé. »

Mistress Miller alloit répondre, lorsqu’un domestique vint l’avertir que quelqu’un désiroit de lui parler sur-le-champ. M. Allworthy demanda ce que faisoit son neveu. On lui dit qu’il étoit depuis quelque temps dans sa chambre avec un homme qui lui rendoit de fréquentes visites. M. Allworthy devinant que c’étoit Dowling, fit prier le procureur de descendre à l’instant chez lui.

Aussitôt qu’il fut entré, M. Allworthy, sans nommer personne, lui exposa le cas des billets de banque, et lui demanda quelle peine, à son avis, encourroit le coupable. Dowling répondit qu’il pensoit qu’on pourroit le poursuivre en vertu du Black act[1] ; mais que la question étant assez délicate, on feroit bien de la soumettre aux gens de loi. Il alloit, ajouta-t-il, se trouver à une réunion d’avocats pour les affaires de M. Western, et si M. Allworthy le jugeoit à propos, il leur proposeroit la difficulté. M. Allworthy y consentit.

En ce moment, mistress Miller revint. « Excusez-moi, je vous prie, monsieur, dit-elle, je vous croyois seul.

— Entrez, madame, répondit M. Allworthy ; l’affaire qui m’occupoit est terminée. » Dowling étant sorti, mistress Miller présenta à son hôte le jeune Nightingale qui venoit le remercier du service signalé qu’il lui avoit rendu. Mais à peine eut-il ouvert la bouche, que la bonne femme, dans son impatience, lui coupa la parole. « Monsieur, dit-elle, mon gendre nous apporte des nouvelles excellentes pour le pauvre M. Jones. Le gentilhomme blessé est hors de tout danger, et déclare que c’est lui qui a été l’agresseur. Assurément, monsieur, vous ne voudriez pas que M. Jones fût un lâche. Si j’étois homme, et qu’un insolent osât me frapper, je mettrois aussitôt l’épée à la main. Allons, mon cher ami, contez vous-même, contez tout à M. Allworthy. »

Nightingale confirma ce que sa belle-mère avoit dit, et fit un grand éloge de Jones. Il ne connoissoit personne, dit-il, qui fût d’un meilleur naturel et moins querelleur que lui.

Mistress Miller voyant son gendre prêt à s’arrêter, le pria de répéter toutes les expressions tendres et respectueuses dont il avoit entendu M. Jones se servir, en parlant de son bienfaiteur.

« Quelque louange que l’on donne à M. Allworthy, reprit Nightingale, on ne fait que lui rendre justice ; il n’y a nul mérite à cela ; mais la vérité m’oblige de dire qu’on ne sauroit être plus reconnoissant que le pauvre Jones. Oui, monsieur, je suis convaincu que rien ne lui pèse tant sur le cœur que la perte de vos bontés. Il en a cent fois gémi devant moi ; il m’a souvent protesté de la manière la plus solennelle qu’il ne s’étoit jamais rendu coupable d’une offense volontaire envers vous ; il m’a même juré qu’il aimeroit mieux endurer mille morts, que d’avoir à se reprocher la simple pensée de manquer au respect, à la reconnoissance, ou à la soumission qu’il vous doit. Excusez-moi, monsieur, je crains de m’être laissé emporter trop loin sur un sujet si délicat.

— Non, mon gendre, s’écria mistress Miller, non, vous n’avez pas été plus loin que ne l’exigeoit la charité chrétienne.

— J’applaudis, monsieur Nightingale, répondit M. Allworthy, à votre généreuse amitié, et je souhaite qu’il la mérite. Je suis charmé, je l’avoue, de ce que vous m’avez dit de l’état et de la déclaration du gentilhomme blessé. Si votre rapport est exact, comme je n’en doute point, il se peut qu’avec le temps je reprenne une opinion favorable de votre ami. La bonne mistress Miller ici présente, tous ceux qui me connoissent, attesteront que je l’ai aimé aussi tendrement que s’il eût été mon propre fils. Je le regardois comme un enfant que la Providence avoit confié à mes soins ; je me souviens encore du triste et touchant abandon où je le trouvai ; je crois encore me sentir pressé par ses mains innocentes. C’étoit l’objet, oui, le plus doux objet de mon affection. » À ces mots, la parole lui manqua, et des larmes roulèrent dans ses yeux.

Comme la réponse que fit mistress Miller pourroit nous mener à des éclaircissements qu’il n’est pas encore temps de donner, nous nous arrêterons ici pour rendre compte du changement survenu dans le cœur de M. Allworthy, et du refroidissement de son courroux contre Jones. Les romans et les pièces de théâtre offrent, il est vrai, beaucoup d’exemples de révolutions aussi subites, qui n’ont souvent d’autre cause que la nécessité où est l’auteur de terminer son drame, ou son roman, et d’illustres autorités semblent justifier ces brusques péripéties. Quoique nous croyions avoir autant de droit qu’aucun écrivain de nous permettre de telles licences, nous n’en userons qu’autant que nous y serons forcé ; et nous ne craignons pas, du moins pour le moment, d’être réduit à cette extrémité.

La disposition favorable où se trouvoit M. Allworthy, étoit produite par une lettre de Square qu’on lira dans le chapitre suivant.


  1. Black act, acte noir portant peine de mort contre les braconniers armés et déguisés, les voleurs, les incendiaires, les faussaires, etc. Il fut rendu à l’occasion de quelques brigandages commis près de Waltham, dans le Hampshire, par des personnes masquées ou barbouillées de noir.Trad.