Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 18/Chapitre 02

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 318-326).

CHAPITRE II.



INCIDENT TRAGIQUE.

Tandis que Jones se livroit à de tristes réflexions, Partridge entra dans sa chambre d’un pas chancelant, le visage pâle comme la mort, l’œil fixe, les cheveux hérissés, et tremblant de tous ses membres : on eût dit qu’il avoit vu un spectre, ou qu’il en étoit un lui-même.

Jones, sans être peureux, ne put se défendre, à son aspect, de quelque émotion. Il changea de couleur, et lui demanda d’une voix un peu altérée ce qu’il avoit.

« J’espère, monsieur, dit Partridge, que vous ne serez point en colère contre moi. Je vous jure que je n’ai pas écouté ; mais j’étois obligé de me tenir dans la pièce voisine. Sur mon honneur, j’aurois mieux aimé être à cent lieues d’ici, que d’entendre ce que j’ai entendu.

— Que veux-tu dire ?

— Ce que je veux dire, monsieur ? Ô ciel ! cette femme qui vient de sortir est-elle bien celle qui étoit avec vous à Upton ?

— Oui.

— Et avez-vous passé la nuit avec elle ? dit Partridge en frémissant d’effroi.

— Je crains que ce ne soit pas un secret.

— Au nom du ciel, monsieur, je vous en conjure, répondez à ma question. Avez-vous réellement passé la nuit avec elle ?

— Cela n’est que trop vrai !

— En ce cas, Dieu ait pitié de votre ame et vous pardonne ; car, aussi sûr que j’existe, cette femme est votre propre mère ! »

À ces mots Jones parut encore plus saisi d’horreur que Partridge. Il resta quelque temps muet, consterné ; le maître et le valet se regardoient l’un l’autre d’un air égaré. Enfin Jones, recouvrant la parole : « Que me dis-tu ? s’écria-t-il d’une voix entrecoupée.

— Monsieur, je n’ai pas la force de vous conter la chose maintenant ; mais je vous ai dit la vérité. Cette femme qui sort d’ici est votre mère. Quelle fatalité que je ne l’aie pas su à temps, pour prévenir un tel crime ! Assurément il faut que ce soit l’œuvre du diable en personne.

— Ah ! s’écria Jones, la fortune ne cessera pas de me persécuter, qu’elle ne m’ait réduit au désespoir… Mais pourquoi m’en prendre à la fortune ? Je suis l’unique artisan de mes maux ; oui, tous les maux que j’ai éprouvés ne sont que la conséquence de mes folies et de mes vices. Ce que tu m’as dit, Partridge, m’a presque ôté l’usage de la raison. Mistress Waters étoit donc… mais à quoi bon le demander ? Tu dois bien la connoître. Si tu as quelque affection pour moi, que dis-je ? si tu es capable d’un sentiment de pitié, va, je t’en prie, cours chercher cette malheureuse femme, engage-la à revenir me voir… Grand Dieu, ma mère !… un inceste !… À quelle destinée suis-je réservé ! »

Il tomba alors dans un désespoir si furieux, que Partridge ne voulut pas le quitter. Quand les premiers transports de sa douleur furent un peu calmés, il dit à son fidèle serviteur que mistress Waters logeoit dans la même maison que le gentilhomme blessé, et lui ordonna d’aller la chercher.

Si le lecteur veut bien se rappeler la scène de l’auberge d’Upton, décrite dans notre neuvième livre, il admirera le bizarre concours de circonstances qui empêcha Partridge de voir mistress Waters pendant les vingt-quatre heures qu’elle passa dans cette auberge avec Jones. Le monde offre souvent des exemples de pareils hasards ; les plus grands événements y sont produits par un invisible enchaînement de petites causes, et un œil attentif peut en découvrir plus d’une preuve dans cette histoire.

Après deux ou trois heures de courses infructueuses, Partridge revint sans avoir trouvé mistress Waters. Jones, qui se désoloit de sa longue absence, pensa devenir fou en apprenant le mauvais succès de ses recherches. Il étoit encore dans cet état violent, lorsqu’il reçut la lettre suivante :

« Monsieur,

« Depuis que je vous ai quitté, j’ai rencontré quelqu’un qui m’a appris à votre sujet des choses dont je suis aussi affligée que surprise. Comme je n’ai point à présent le loisir d’entrer dans les détails indispensables qu’elles exigent, vous voudrez bien suspendre votre curiosité jusqu’à notre prochaine entrevue. Je profiterai, pour aller vous voir, du premier moment de liberté que j’aurai. Oh ! monsieur Jones, quand je passai avec vous à Upton cette délicieuse journée dont le souvenir empoisonnera, selon toute apparence, le reste de ma vie, que j’étois loin de soupçonner à qui je devois une félicité si parfaite ! Croyez-moi pour toujours votre sincère et infortunée

« J. Waters. »

« P. S. Soyez tranquille, la vie de M. Fitz-Patrick ne court aucun danger. Ainsi, quelques crimes que vous puissiez avoir à vous reprocher, l’homicide n’est pas du nombre. »

Cette lettre faillit ôter à Jones l’usage de ses sens. Il la laissa tomber de sa main défaillante. Partridge la ramassa, et s’autorisant du silence de son maître, la lut à son tour. Le saisissement qu’elle lui causa ne fut pas moindre que celui de Jones. C’est au pinceau et non à la plume à rendre l’horreur qui se manifesta sur le visage de l’un et de l’autre. Tandis qu’ils gardoient tous deux un morne silence, le geôlier entra, et sans prendre garde à l’altération de leurs physionomies qui n’étoit que trop visible, il dit à Jones qu’un étranger demandoit à lui parler. Jones donna l’ordre de l’introduire sur-le-champ ; c’étoit Black Georges.

Le garde-chasse, moins accoutumé que le geôlier à des scènes lugubres, remarqua au premier abord le trouble extrême qu’annonçoit la figure de Jones ; il l’attribua au funeste accident qui étoit arrivé, et qu’on avoit peint à M. Western sous les couleurs les plus odieuses. Georges en conclut que le gentilhomme étoit mort, et M. Jones menacé d’une fin prochaine et ignominieuse. Cette pensée l’affligea beaucoup ; car il avoit l’âme compatissante ; et malgré la petite contravention au devoir de l’amitié qu’il s’étoit permise par foiblesse, il n’étoit pas tout-à-fait dépourvu de reconnoissance pour les services que M. Jones lui avoit autrefois rendus.

Le pauvre garçon fut si ému de ce triste spectacle, que ses yeux se mouillèrent de larmes malgré lui. « Monsieur, dit-il à Jones, je suis vraiment touché de votre malheur. Voyez, je vous prie, si je ne pourrois pas vous être utile dans la position où vous vous trouvez. Peut-être avez-vous besoin de quelque argent ; en ce cas le peu que je possède est bien à votre disposition. »

Jones lui serra cordialement la main, et le remercia mille fois de son offre obligeante ; mais il lui répondit qu’il n’avoit nul besoin d’argent : sur quoi Georges le pressant encore plus vivement d’agréer ses services, « Je vous remercie de nouveau, lui dit Jones, il n’est au pouvoir d’aucun homme vivant de me donner ce qui me manque.

— Allons, allons, mon bon maître, reprit Georges, ne perdez point courage, les choses peuvent tourner mieux que vous ne pensez. Vous n’êtes pas le premier qui ait tué un homme, et qui se soit tiré d’affaire.

— On vous a mal instruit, Georges, dit Partridge, le gentilhomme n’est point mort, ni en danger de mourir. Cessez de troubler mon maître. Il éprouve un chagrin que vous ne pouvez adoucir.

— Vous ne savez pas ce dont je suis capable, monsieur Partridge, répartit Georges. Si ma jeune maîtresse est l’objet de son chagrin, j’ai des nouvelles à lui apprendre…

— Que dites-vous, Georges ? s’écria Jones ; est-il arrivé depuis peu quelque événement où ma Sophie soit intéressée ?… Ma Sophie ! misérable que je suis ! comment osé-je profaner ainsi son nom ?

— J’espère, répliqua Georges, qu’elle sera encore votre Sophie. Oui, monsieur, j’ai à vous conter quelque chose qui la concerne. Madame Western vient de la ramener chez son père, et il y a eu bien du bruit à cette occasion. Je n’ai pu en savoir au juste la cause ; mais mon maître étoit dans une furieuse colère, et madame Western aussi. Je l’ai entendue déclarer, en remontant dans sa chaise à porteurs, que de sa vie elle ne remettroit les pieds chez mon maître. Encore une fois j’ignore ce dont il s’agissoit, mais tout étoit parfaitement tranquille quand je suis sorti. Robin qui servoit au souper m’a dit qu’il n’avoit pas vu depuis long-temps l’écuyer de si bonne humeur avec notre jeune maîtresse. Il l’a embrassée plusieurs fois en jurant qu’elle feroit à l’avenir tout ce qu’elle voudroit, et qu’il ne songeroit plus jamais à l’enfermer. J’ai cru, monsieur, que cette nouvelle vous seroit agréable, et quoiqu’il fût déjà tard, je me suis échappé pour venir vous l’apprendre. »

Jones assura Black Georges qu’il en ressentoit une extrême joie, et lui dit que, sans oser prétendre désormais à la possession de l’incomparable miss Western, il ne pouvoit éprouver de plus grand adoucissement à ses peines que la pensée de la savoir heureuse.

Le reste de l’entretien ne mérite pas de trouver place ici. Le lecteur nous pardonnera donc de le passer sous silence. Il vaut mieux lui expliquer d’où provenoit ce vif retour de tendresse de l’écuyer pour sa fille.

Mistress Western, en arrivant chez son frère, commença par lui vanter avec beaucoup d’emphase l’honneur et les avantages qui reviendroient à la famille d’une alliance avec le lord Fellamar, et se plaignit amèrement du refus obstiné de Sophie. L’écuyer ayant approuvé la conduite de sa fille, mistress Western s’emporta aussitôt avec tant de violence contre son frère, qu’il perdit à la fois toute patience et toute réserve. Il s’ensuivit entre eux une dispute telle qu’on n’en a jamais entendu de pareille à Billingsgate[1]. Mistress Western étant sortie dans le fort de la querelle, n’eut heureusement ni le temps ni peut-être l’idée de parler à son frère de la lettre que Sophie avoit reçue.

Après le départ de mistress Western, Sophie qui avoit gardé jusque-là le silence, sans doute autant par nécessité que par goût, se montra reconnoissante envers son père du service qu’il lui avoit rendu, en prenant son parti contre sa tante, comme il avoit pris le sien contre elle. C’étoit la première fois qu’elle agissoit ainsi. L’écuyer lui en sut beaucoup de gré ; il se souvint que M. Allworthy avoit exigé qu’on renonçât aux mesures violentes. Convaincu d’ailleurs que Jones ne pouvoit manquer d’être pendu, il se flattoit de réussir auprès de sa fille par les voies de la douceur. Dans cette persuasion, il donna encore une fois un libre cours à sa tendresse pour elle. Cet abandon produisit un effet extraordinaire sur l’ame sensible de Sophie. Sans la parole d’honneur qu’elle avoit donnée à Jones, et peut-être aussi sans un reste d’intérêt pour cet infortuné, nous sommes presque tenté de croire que dans la vue de faire plaisir à son père, elle se seroit sacrifiée à l’homme qu’elle détestoit. Elle lui promit de consacrer toute sa vie au soin de lui plaire et de ne jamais se marier que de son consentement. L’écuyer transporté de joie se remit à boire, et but si bien qu’il se coucha complètement ivre.


  1. On a déjà dit que Billingsgate étoit le marché au poisson de Londres.Trad.