Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 05/Chapitre 09

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 342-349).

CHAPITRE IX.



QUI CONFIRME LA VÉRITÉ DE CETTE REMARQUE D’ESCHINE, QUE L’IVRESSE MONTRE LE CŒUR DE L’HOMME, COMME UN MIROIR RÉFLÉCHIT SES TRAITS.

On s’étonnera peut-être de n’avoir point ouï parler de M. Jones dans la scène précédente. Sa conduite ressembla si peu à celle des autres personnages, que nous n’avons pas voulu le confondre avec eux.

Il quitta le dernier la chambre de son père adoptif, et se retira dans la sienne pour se livrer à sa douleur. L’agitation de son ame le força bientôt d’en sortir. Il s’approcha doucement de la porte de M. Allworthy, où il écouta long-temps sans entendre d’autre bruit qu’un ronflement violent, que son imagination frappée lui fit prendre pour le signe d’une pénible agonie. Alarmé de cette idée funeste, il ne put s’empêcher d’entrer dans la chambre. Il y trouva l’excellent homme plongé dans un doux sommeil ; sa garde, assise au pied du lit, dormoit aussi, et ronfloit de toutes ses forces. Jones se hâta d’imposer silence à cette basse continue, craignant qu’elle ne troublât le repos de M. Allworthy. Il s’assit ensuite à côté de la garde, et y demeura immobile jusqu’au moment où le docteur et Blifil entrèrent ensemble et réveillèrent le malade, le premier pour lui tâter le pouls, le second pour lui faire part d’une nouvelle que Jones, s’il avoit connu son dessein, l’auroit bien forcé de remettre à un autre temps.

Aux premières paroles de l’imprudent Blifil, Jones eut peine à retenir son indignation, surtout lorsqu’il entendit le docteur déclarer, que c’étoit malgré lui qu’on apprenoit au malade un si cruel événement. Mais comme la passion ne l’aveugloit pas au point de lui cacher l’impression dangereuse, que feroit sur M. Allworthy l’éclat d’une querelle, il se contint pour l’instant, et il fut ensuite si content de voir que cette indiscrétion n’avoit pas eu de suites fâcheuses, qu’il étouffa sa colère, et ne fit aucun reproche à Blifil.

Le médecin dînoit ce jour-là chez M. Allworthy. Au sortir de table, il l’alla voir, et revint bientôt après annoncer à la compagnie, avec un air d’assurance et de satisfaction, qu’on pouvoit désormais être tranquille sur le compte de son malade ; que la fièvre l’avoit quitté, et qu’il se faisoit fort d’en prévenir le retour, par le moyen du quinquina.

Cette nouvelle causa tant de plaisir à Jones, elle le jeta dans un tel ravissement, qu’on pouvoit dire de lui, avec vérité, qu’il étoit ivre de joie : disposition morale qui seconde puissamment les effets du vin ; et comme il but de nombreuses rasades à la santé du docteur et de plusieurs autres, il fut bientôt ivre à la lettre.

Le feu du vin redoublant la chaleur naturelle de ses esprits, il fit mille extravagances : il sauta au cou du docteur, le serra dans ses bras, l’assura qu’après M. Allworthy, il étoit la personne qu’il aimoit le mieux au monde. « Oui, docteur, s’écria-t-il, vous méritez qu’on vous élève une statue aux frais du public, pour avoir sauvé l’ami des gens de bien, l’ornement de la société, la gloire de l’Angleterre et l’honneur de la nature humaine. Dieu me damne, si je ne l’aime cent fois plus que mon ame !

— Tant pis pour vous, dit Thwackum, quoique vous ayez sans doute assez sujet de l’aimer ; car il vous a très-bien traité. Peut-être, au reste, eût-il mieux valu, dans l’intérêt de certaines gens, qu’il ne vécût pas assez pour avoir, plus tard, un juste motif de révoquer ses dons.

— Ame vile ! s’écria Jones en lançant sur Thwackum un regard de dédain, penses-tu que de pareilles considérations aient quelque empire sur moi ? Ah ! quand je posséderois des monceaux d’or, j’aimerois mieux n’en pas conserver une parcelle, que de perdre mon illustre et cher bienfaiteur.

Comment rougir, comment cesser jamais
De regretter une tête si chère[1] !

Le docteur prévint, par son entremise, l’explosion de la colère qui enflammoit Thwackum et Jones. Celui-ci donnant alors un libre essor à sa gaîté, se mit à danser, à chanter des chansons amoureuses, à faire enfin toutes les folies que peut inspirer le délire de la joie. Mais l’ivresse, loin de lui inspirer l’envie de quereller personne, augmentoit, s’il est possible, l’enjouement accoutumé de son humeur.

C’est une erreur commune de croire que les gens querelleurs et méchants, dans le vin, sont d’un caractère pacifique et doux, avant d’avoir bu. Le vin ne change pas le naturel de l’homme, il ne crée point en lui de nouveaux penchants ; il le prive de la raison, sa sauvegarde habituelle, et le force à découvrir des vices qu’il a l’art de cacher, lorsque aucun nuage n’obscurcit son esprit. Il excite, il allume les passions, surtout celle qui domine dans le cœur. Ainsi la colère, l’amour, la gaîté, l’avarice la générosité, en un mot toutes les affections de l’ame, se manifestent dans l’ivresse avec un degré extraordinaire d’énergie.

Cependant, comme il n’y a point de pays où les liqueurs spiritueuses engendrent plus de rixes qu’en Angleterre, principalement parmi le bas peuple, pour qui boire et se battre sont des termes presque synonymes, nous serions fâché qu’on inférât de ce que nous venons de dire, que les Anglais sont la plus méchante de toutes les nations. Peut-être l’amour de la gloire est-il la source ordinaire de leurs querelles, et, dans ce cas, il faudroit leur décerner la palme du courage. Rien n’est plus rare, en effet, que d’entendre citer, en pareille occasion, un trait de perfidie ou de lâcheté. Souvent, au contraire, on voit les combattants se témoigner, pendant l’action, des égards réciproques : en sorte que l’amitié termine, presque toujours, la dispute qu’une joyeuse ivresse avoit fait naître.

Mais pour reprendre le fil de notre histoire, quoique Jones n’eût montré aucune intention hostile, M. Blifil ne se tint pas moins très-offensé d’une conduite qui s’accordoit mal avec l’extrême réserve de son caractère. Il la jugea d’autant plus indécente et plus odieuse, que la mort d’une mère chérie venoit, disoit-il, de répandre le deuil dans la maison. S’il avoit plu au ciel de leur donner quelque espoir du rétablissement de M. Allworthy, c’étoit par des actions de graces qu’il convenoit de faire éclater leur reconnoissance, et non par l’emportement de l’ivresse et par des chants dissolus, moyens plus capables d’allumer, que d’éteindre le courroux céleste. Thwackum qui avoit bu, sans qu’il y parût, plus que Tom, applaudit aux pieuses réflexions de Blifil. M. Square, pour des motifs que le lecteur saura deviner, garda le silence.

Le vin n’avoit pas tellement troublé la raison de Jones, qu’un seul mot ne suffît pour lui rappeler le malheur de M. Blifil. Toujours prêt à reconnoître et à réparer ses torts, il tendit la main à son camarade, en signe d’amitié, le priant de l’excuser, si l’excès de joie que lui causoit la convalescence de M. Allworthy, avoit banni de son esprit toute autre pensée.

Blifil repoussa dédaigneusement sa main, et lui répondit avec indignation : qu’il n’étoit pas surprenant que les spectacles les plus tragiques fussent sans effet sur des aveugles ; que pour lui, ayant le malheur de connoître ses parents, il devoit être sensible à leur perte.

Jones, malgré la bonté de son naturel, étoit tant soit peu irascible. Il se leva en colère, et saisissant Blifil au collet : « Misérable ! s’écria-t-il, oses-tu bien insulter au malheur de ma naissance ? » Il accompagna cette apostrophe de gestes si violents, que le phlegmatique Blifil perdit patience. Aussitôt commença entre eux un combat qui auroit pu devenir sérieux, sans l’intervention de Thwackum et du docteur. Square, que la philosophie rendoit supérieur aux émotions de l’humanité, continua de fumer sa pipe, comme il avoit coutume de faire dans toutes les disputes où il ne craignoit rien pour lui-même.

Les deux champions réduits à l’impuissance de recourir à une vengeance immédiate, se dédommagèrent de cette contrainte par un torrent d’injures et de menaces, nouvelle espèce de lutte dans laquelle la fortune se montra aussi favorable à Blifil, qu’elle lui avoit été contraire dans la précédente.

À la fin pourtant, il se conclut une trêve, par la médiation des parties neutres : la compagnie se remit à table ; Jones consentit à demander pardon, Blifil l’accorda, la paix fut faite, et les choses semblèrent rétablies in statu quo.

Malgré cette réconciliation apparente, le plaisir, que la querelle avoit banni, ne revint pas. Tout sentiment de joie étoit éteint ; on ne traita plus que de graves questions de politique et de morale, sorte d’entretien fort instructif sans doute, mais d’un très-médiocre intérêt. Comme nous n’avons en vue que l’amusement du lecteur, nous passerons sous silence ce qui se dit, jusqu’au moment où les convives s’étant peu à peu retirés, Square et le médecin restèrent seuls. La conversation se ranima un instant par des réflexions critiques sur la dispute des deux jeunes gens. Le médecin prononça, qu’à tout prendre, ils ne valoient pas mieux l’un que l’autre : décision que le philosophe approuva d’un mouvement de tête grave et significatif.


  1. Quis desiderio sit pudor, aut modus
    Tam chari capitis
     ? Horace.