Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 05/Chapitre 08

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 333-342).

CHAPITRE VIII.



DÉTAILS PLUS NATURELS QU’AGRÉABLES.

La douleur de perdre son maître, n’étoit pas l’unique source de l’amer ruisseau de larmes qui baignoit les joues creuses de mistress Déborah Wilkins. Elle ne fut pas plus tôt remontée dans sa chambre, qu’elle murmura entre ses dents cette agréable complainte : « Assurément, mon maître auroit bien dû mettre quelque différence entre ses autres domestiques et moi. Il me laisse, je suppose, de quoi payer mon deuil ; mais, par ma foi, si c’est là tout, le diable le portera pour moi. Monsieur pouvoit savoir que je ne suis point accoutumée à recevoir l’aumône. Je n’ai mis de côté, à son service, que cinq cents livres ; et voilà comme il me traite ! la belle manière d’encourager les domestiques à être honnêtes ! car enfin, si je me suis permis, de temps en temps, de prendre quelques bagatelles, d’autres ont pris dix fois davantage : et maintenant il nous confond tous ensemble. Oh ! s’il en est ainsi, que le legs s’en aille au diable avec le testateur… Mais non, je ne veux point y renoncer ; cela causeroit trop de joie à certaines gens… Je ferai mieux, j’en achèterai une robe de la couleur la plus gaie que je pourrai trouver ; une vraie robe de bal, et j’irai danser avec sur la tombe de ce vieux ladre. Voilà donc ma récompense d’avoir pris si souvent son parti, quand tout le canton lui jetoit la pierre, pour la façon scandaleuse dont il élevoit son bâtard ! Mais patience, il va dans un lieu où tout cela lui sera compté. Assurément il auroit mieux fait de se repentir de ses péchés à l’article de la mort, que d’en tirer vanité, et de donner le bien de sa famille à un bâtard. Pense-t-il nous faire accroire qu’il l’a trouvé, par hasard, dans son lit ? la jolie histoire ! ah, ah ! ceux qui cachent une chose, ne sont point en peine de savoir où la retrouver. Dieu lui pardonne : mais si l’on parvenoit à découvrir la vérité, ce ne seroit pas, je gage, le seul bâtard dont il auroit à répondre. Ce qui me console, c’est qu’ils seront tous connus, là où il va. — Je vous renvoie à mon testament. Mes domestiques y trouveront un motif de se souvenir de moi. Ce sont ses propres paroles. Je ne les oublierai jamais, quand je vivrois mille ans. Oui, oui, je me souviendrai toujours de vous, pour m’avoir confondue avec vos domestiques. Je pouvois me flatter, je pense, sans trop de vanité, qu’il feroit une mention particulière de moi, aussi bien que de Square ; mais ce Square est un monsieur, oui vraiment, quoiqu’il n’eût pas d’habit sur le dos la première fois qu’il vint ici. Le beau monsieur, par ma foi ! Depuis nombre d’années qu’il vit dans la maison, je ne crois pas qu’un seul domestique ait vu la couleur de son argent. Au diable de tels messieurs ! » Mistress Wilkins ne borna point là ses murmures ; mais nous pensons que cet échantillon suffira au lecteur.

Thwackum et Square s’exprimoient avec moins d’aigreur, sans paroître plus satisfaits. À en juger par la tristesse de leurs physionomies, aussi bien que par le dialogue suivant, ils s’applaudissoient médiocrement de la libéralité du testateur.

Environ une heure après qu’on fut sorti de la chambre du malade, Square rencontra Thwackum au salon. « Eh bien ! monsieur, lui dit-il, avez-vous eu des nouvelles de votre ami, depuis que nous l’avons quitté ?

— Si vous voulez parler de M. Allworthy, répartit Thwackum, il vous convient mieux qu’à moi de lui donner ce titre ; car il l’a bien mérité de vous.

— Et de vous aussi, monsieur. Ne lui a-t-il pas plu, dans sa prétendue bonté, de nous traiter de même ?

— Je n’aurois pas abordé le premier ce sujet ; mais puisque vous commencez, je vous dirai sans détour que je suis d’un avis contraire au vôtre. Il y a une grande différence entre un bienfait et une récompense. La place que j’ai remplie dans la maison de M. Allworthy, les soins que j’ai donnés à l’éducation de ses deux enfants, sont des services dont j’aurois pu attendre plus de reconnoissance. Ne croyez pas pourtant que je me plaigne. Saint Paul m’a appris à être satisfait du peu que je possède. Ce peu, fût-il moindre encore, je saurois m’en contenter : mais l’Écriture sainte, en me faisant un devoir de mépriser les richesses, ne m’oblige point de fermer les yeux sur mon propre mérite, ni d’être insensible à l’affront d’une injuste comparaison.

— Puisque vous me provoquez, sachez que c’est à moi que l’affront s’adresse. Je n’aurois jamais cru que M. Allworthy fît assez peu de cas de mon amitié, pour me confondre avec un homme à ses gages ; mais je connois la cause de son injustice. Elle provient des étroits principes que vous avez travaillé sans relâche à lui inculquer, au mépris de tout sentiment noble et généreux. Les divins attraits de l’amitié ne sont point faits pour une vue foible et grossière comme la vôtre. Ils ne peuvent être aperçus qu’à l’aide de cette règle infaillible de la justice, que vous n’avez cessé de tourner en dérision, jusqu’à ce que vous soyez enfin parvenu à pervertir le jugement de votre ami.

— Je souhaiterois pour le salut de son ame, répartit Thwackum en furie, que votre damnable doctrine n’eût point perverti sa foi. C’est à vos principes qu’il faut attribuer sa conduite anti-chrétienne. Quel autre qu’un athée pourroit se résoudre à quitter ce monde, sans avoir mis ordre à sa conscience, sans avoir confessé ses péchés, sans en avoir reçu l’absolution ? et pourtant il n’ignoroit pas qu’il y avoit quelqu’un, dans sa maison, qui étoit dûment autorisé à la lui donner. Il reconnoîtra, mais trop tard, sa fatale erreur, lorsqu’il arrivera dans ce séjour de ténèbres, où il y a des pleurs et des grincements de dents. Alors il verra le triste sort que réserve à ses sectateurs cette divinité païenne, cette stérile vertu que vous adorez, vous, et tous les déistes du monde ; alors il appellera un prêtre à grands cris, et il gémira de n’en point trouver, et de n’avoir pas reçu l’absolution, sans laquelle nul ne peut être sauvé.

— Que ne la lui proposez-vous, si vous la jugez si nécessaire ?

— Elle ne sert qu’à ceux qui ont la grace suffisante pour la demander… Mais de quoi parlé-je à un incrédule, à un païen ? C’est vous qui avez causé sa perdition. Vous en êtes amplement récompensé dans ce monde, et je ne doute pas que votre disciple ne le soit bientôt dans l’autre.

— J’ignore ce que vous entendez par récompense. Si vous appelez ainsi la misérable marque d’amitié qu’il a cru devoir me laisser, apprenez que je la méprise, et que le malheur de ma position peut seul me déterminer à l’accepter. »

Le médecin arriva sur ces entrefaites, et demanda comment alloit le malade.

« Mal, répondit Thwackum.

— Je m’y attendois, reprit le docteur. Mais, je vous prie, qu’est-il survenu de nouveau, depuis mon départ ?

— Rien de bon, je le crains, répartit Thwackum. Au demeurant, dans l’état où nous l’avons laissé, il restoit, je pense, peu d’espoir. »

Le médecin du corps ne comprit peut-être pas bien celui de l’ame. Avant qu’ils pussent s’expliquer l’un à l’autre leur pensée, M. Blifil entra dans la chambre, la tristesse peinte sur le visage, et leur dit qu’il avoit reçu des nouvelles douloureuses ; que sa mère, en revenant de Londres, avoit été prise d’une violente attaque de goutte dans la tête et dans l’estomac, et qu’elle étoit morte, au bout de quelques heures, à Salisbury.

« Fatalité ! s’écria le docteur. Que n’ai-je été à portée de la secourir ! On ne peut répondre des événements. La goutte est une des maladies les plus rebelles à la médecine ; et cependant il est bien rare qu’elle résiste à mes remèdes. »

Square et Thwackum firent à M. Blifil leurs compliments de condoléance, sur la perte de sa mère. Le premier lui conseilla de la supporter en homme ; le second, de s’y résigner en chrétien. M. Blifil leur répondit, qu’il savoit très-bien que nous étions tous sujets à la mort ; qu’il tâcheroit de ne pas se laisser accabler par son malheur ; mais qu’il ne pouvoit s’empêcher d’accuser un peu l’étrange rigueur du sort, qui choisissoit, pour le frapper d’un si rude coup, le moment où il craignoit d’en recevoir un autre non moins sensible. Il ajouta, que la circonstance présente alloit mettre à l’épreuve les excellents principes qu’il tenoit de M. Thwackum et de M. Square, et que s’il survivoit à tant d’infortunes, il en seroit redevable aux leçons de ses maîtres.

On délibéra ensuite, si l’on apprendroit à M. Allworthy la mort de sa sœur. Le médecin s’y opposa fortement, et toute la faculté, sans doute, eût été de son avis ; mais M. Blifil observa, qu’il avoit reçu de son oncle des ordres si formels et si réitérés de ne lui rien cacher, dans la crainte de ce qui en pourroit arriver, qu’il ne se détermineroit, par aucun motif, à y désobéir ; que d’ailleurs, le courage et la piété bien connus de M. Allworthy, l’empêchoient de partager les appréhensions du docteur. Il déclara, en conséquence, qu’il étoit décidé à lui communiquer sur-le-champ la fatale nouvelle, attendu que si le ciel accordoit à ses ferventes prières le rétablissement de son oncle, il ne lui pardonneroit jamais de ne pas l’avoir instruit sur-le-champ d’un événement de cette nature.

Le médecin fut forcé de se soumettre à ces raisons, qu’approuvèrent les deux savants personnages. Il entra, suivi de Blifil, dans la chambre de M. Allworthy. À peine lui eut-il tâté le pouls, qu’il trouva une amélioration sensible dans son état. Il dit que le dernier remède avoit produit un merveilleux effet, et rendu la fièvre intermittente, en sorte que la situation du malade étoit maintenant aussi rassurante, qu’elle paroissoit auparavant désespérée.

À dire vrai, le danger n’avoit jamais été aussi grand que le docteur s’étoit plu à le représenter ; mais comme un prudent général ne dédaigne point l’ennemi le plus inférieur en force, un sage médecin ne méprise pas non plus la maladie la moins grave en apparence. Le premier établit une sévère discipline, place avec soin ses sentinelles, ne relâche rien de sa vigilance, quelle que soit la foiblesse de son adversaire ; le second n’oublie pas de composer son maintien, de prendre une physionomie grave, de secouer la tête d’un air d’importance, quelque légère que soit la maladie ; et tous deux, parmi une foule de raisons propres à justifier leur conduite, peuvent en alléguer une excellente, c’est que par là le triomphe devient plus glorieux, et le manque de succès, moins humiliant.

M. Allworthy n’eut pas plus tôt remercié le ciel de l’heureux changement survenu dans sa position, que Blifil s’avança vers lui, l’air consterné, son mouchoir sur les yeux pour essuyer ses pleurs, ou pour en faire le semblant, comme Ovide[1] le conseille dans un autre cas,

Soit qu’il en coule, ou non, essuyez-les toujours,

et lui apprit ce que le lecteur sait déjà.

M. Allworthy reçut la nouvelle avec douleur et résignation ; il laissa échapper une larme, puis reprenant bientôt sa sérénité ordinaire, il s’écria : « Que la volonté de Dieu soit faite en toutes choses ! »

Il demanda à voir le procureur de Salisbury. M. Blifil lui dit qu’il n’avoit pu le retenir un seul moment ; que cet homme paroissoit si pressé et accablé de tant d’affaires, qu’il ne viendroit jamais à bout, disoit-il, de les expédier toutes, quand il se mettroit en quatre pour cela.

M. Allworthy chargea Blifil du soin des funérailles. Il voulut que sa sœur fût inhumée dans la chapelle du château. Du reste, il laissa son neveu maître de régler, comme il l’entendroit, la cérémonie funèbre, se bornant à lui indiquer la personne qu’il devoit employer dans cette occasion.


  1. Si nullus erit, tamen excute nullum.Ovide.