Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 05/Chapitre 10

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 350-355).

CHAPITRE X.



QUI DÉMONTRE LA JUSTESSE D’UNE OBSERVATION FAITE PAR OVIDE ET D’AUTRES AUTEURS PLUS PROFONDS, QUE L’IVRESSE EST SOUVENT LE PRÉLUDE DE L’INCONTINENCE.

Jones, avant d’entrer chez M. Allworthy, alla faire un tour dans la campagne, pour tâcher de calmer l’agitation de ses sens. L’image de sa chère Sophie, que la maladie dangereuse de son bienfaiteur avoit écartée quelque temps de sa pensée, revint naturellement s’y offrir. Il se livroit à de douces rêveries, lorsqu’un incident qui affligera, comme nous, le lecteur, mais que notre devoir d’historien nous oblige de transmettre à la postérité, en interrompit le cours.

C’étoit pendant une belle soirée des derniers jours du mois de juin ; notre héros avoit dirigé ses pas vers un petit bois, où le souffle du zéphyr qui se jouoit dans le feuillage, le murmure d’une source d’eau vive, et le ramage de mille oiseaux formoient une harmonie enchanteresse. Il songeoit à sa Sophie dans ce lieu si propre à l’amour. Son imagination, dont rien ne gênoit l’essor, parcouroit en liberté tous ses charmes, se la représentoit sous les formes les plus variées, les plus ravissantes, son cœur brûlant ne respiroit que la volupté. Il se jeta sur le gazon qui tapissoit le bord du ruisseau, et d’une voix attendrie : « Ô Sophie ! s’écria-t-il, si le ciel me permettoit de te serrer dans mes bras, quel seroit mon bonheur ! Faut-il, hélas ! que la fortune ait mis entre nous tant de distance ? Ah ! si je te possédois, quand tu n’aurois pour tout bien que les trésors que t’a prodigués la nature, est-il sur la terre un mortel à qui je portasse envie ? De quel œil de dédain je verrois la plus belle Circassienne, parée des plus riches ornements de l’Inde ! que dis-je ! si je croyois que mes yeux pussent regarder avec tendresse une autre femme, je les arracherois à l’instant de ma propre main. Oui, ma Sophie, la fortune inhumaine peut nous séparer pour toujours ; mais tant que je vivrai, je n’aimerai que toi. Je voue à ton image une constance éternelle. Dussé-je renoncer à l’espoir de te posséder jamais, tu n’en seras pas moins la maîtresse absolue de mes pensées, de mon affection, de mon cœur. Ce cœur fidèle ne brûlera que pour toi. Vénus elle-même tenteroit en vain de l’enflammer ; elle ne trouveroit en moi qu’indifférence et froideur. Sophie, Sophie seule est mon idole. Quel enchantement dans ce nom ! je veux le graver sur tous ces arbres ! »

À ces mots, il se lève et aperçoit, non sa Sophie, non une jeune Circassienne, richement parée pour le sérail du grand-seigneur, mais une simple paysanne, vêtue d’une jupe de toile grossière, baignée de sueur, une fourche de fer à la main, enfin Molly Seagrim. Notre héros, armé de son couteau, s’apprêtoit à graver sur l’écorce des arbres le nom chéri de Sophie, quand Molly s’approchant de lui : « Monsieur, lui dit-elle en souriant, vous n’avez pas envie, j’espère, de me tuer ?

— Pouvez-vous, lui répondit Jones, me supposer un pareil dessein ?

— En effet, reprit Molly, après la manière barbare dont vous m’avez traitée la dernière fois que je vous ai vu, la mort est un bienfait que je ne dois pas attendre de vous. »

Ce reproche amena un dialogue que nous croyons pouvoir omettre. Il suffira de dire qu’il se prolongea l’espace d’un bon quart d’heure, au bout duquel les deux interlocuteurs s’enfoncèrent ensemble dans l’épaisseur du bois.

Quelque invraisemblable que paroisse le fait, il est certain, et de plus assez facile à expliquer. Jones fit sans doute réflexion qu’une femme valoit mieux que rien, et Molly, de son côté, calcula que deux hommes valoient mieux qu’un.

N’oublions pas d’ailleurs, que notre ami jouissoit alors très-imparfaitement de cette merveilleuse faculté de l’ame, qui donne aux gens sobres tant d’avantage pour maîtriser leurs passions, et pour résister à l’attrait des plaisirs défendus. Le vin lui en avoit presque ôté l’usage, il étoit dans un tel état, que si la sagesse en personne, se fût avisée de vouloir le gourmander, il auroit pu lui faire la réponse que fit jadis un certain Cléostrate à un sot, qui lui demandoit s’il n’étoit pas honteux d’être ivre : « Et vous, n’êtes-vous pas honteux de donner des conseils à un homme ivre ? » Dans le fait, quoique l’ivresse ne soit pas une excuse valable au tribunal de la justice, elle en est une suffisante au tribunal de la conscience. Aussi Aristote, en faisant l’éloge de la loi de Pittacus qui punit d’une double peine les crimes commis par les gens ivres, convient qu’il entre dans cette loi plus de politique que de justice. Or, de toutes les fautes où peut entraîner l’ivresse, celle que commit M. Jones est une des plus graciables. Nous pourrions étaler à ce sujet une abondante érudition, si nous n’étions retenu par la crainte d’ennuyer le lecteur, sans lui rien apprendre. Cette considération nous engage à garder pour nous notre science, et à continuer, sans autre digression, le cours de cette histoire.

On a observé que la fortune fait rarement les choses à demi. Elle est extrême dans ses faveurs, comme dans ses disgraces. Au moment où notre héros se retiroit à l’écart avec sa Didon,

Speluncam Blifil dux et divinus eamdem
Deveniunt
[1].

MM. Thwackum et Blifil, qui se promenoient en s’entretenant de choses sérieuses, arrivèrent à l’entrée du bois. Le dernier aperçut nos deux amants, lorsqu’ils alloient disparoître dans l’ombre. Il reconnut très-bien Jones, quoiqu’à plus de cent pas de distance. Il ne se méprit pas non plus sur le sexe de l’autre individu, sans pouvoir toutefois distinguer qui c’étoit. Il tressaillit, se signa, et poussa un grand cri.

Thwackum surpris de sa subite émotion, lui en demanda la cause. Blifil répondit, qu’il étoit sûr d’avoir vu entrer ensemble dans le bois un homme et une femme, qui ne pouvoient avoir que de mauvais desseins. Il jugea à propos de taire le nom de Jones. Dans quel but ? C’est au lecteur pénétrant à le deviner. Nous nous abstenons toujours avec soin d’assigner un motif aux actions des hommes, quand nous avons la plus légère crainte de commettre une erreur.

Le ministre, rigide observateur des lois de la continence, et grand ennemi du libertinage dans les autres, prit feu au rapport de Blifil, et le pria de le conduire sur-le-champ à l’endroit où les deux individus avoient disparu à ses yeux. Il ne respiroit que vengeance, il mêloit aux accents de la colère de fréquentes lamentations, et censuroit même indirectement la conduite de M. Allworthy, insinuant que la corruption du pays étoit, en grande partie, l’effet de l’encouragement qu’il donnoit au vice, par sa foiblesse pour un bâtard, et par la coupable indulgence avec laquelle il déroboit des filles perdues aux salutaires rigueurs de la loi.

Nos chasseurs avoient pris, en poursuivant leur proie, un sentier embarrassé de ronces. Cet obstacle ralentit leur marche, et le bruit des épines qu’ils froissoient sous leurs pieds avertit Jones de leur approche. Thwackum d’ailleurs, incapable de contenir son indignation, l’exhaloit en menaces si violentes, que le son de sa voix convainquit notre ami qu’il étoit, en termes de chasse, surpris au gîte.


  1. Parodie de Virgile :

    Speluncam Dido dux et Trojanus eamdem
    Deveniunt
    .