Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 04/Chapitre 13

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 260-264).

CHAPITRE XIII.



TERRIBLE ACCIDENT ARRIVÉ À SOPHIE. CONSÉQUENCES PLUS TERRIBLES ENCORE, POUR ELLE, DU DÉVOUEMENT DE JONES. COURTE DIGRESSION EN FAVEUR DES FEMMES.

Chaque jour augmentoit la tendresse de M. Western pour sa fille. Peu s’en fallut qu’elle ne prît dans son cœur la place de ses chiens et de ses chevaux. Le bon écuyer, qui ne pouvoit se passer de leur compagnie, imagina un moyen ingénieux de se procurer, en même temps, une double jouissance : ce fut d’engager Sophie à le suivre dans ses chasses.

Elle y consentit de bonne grace, quoiqu’elle ne se sentît nul goût pour un exercice, dont la rudesse convenoit mal à sa complexion délicate. Mais le moindre désir de son père étoit une loi pour elle. Une autre raison détermina encore sa prompte complaisance : elle espéra que sa présence modéreroit l’impétuosité de l’écuyer, et l’empêcheroit de s’exposer, comme il faisoit sans cesse, à se rompre le cou.

Le principal motif qui l’arrêtoit, eût été jadis, pour elle, un puissant attrait ; c’étoit l’occasion fréquente de rencontrer Tom Jones, qu’elle vouloit éviter. Mais la saison de la chasse touchoit à sa fin. Sophie pensa qu’une courte absence achèveroit de la guérir de sa malheureuse passion, et se persuada qu’elle seroit en état, l’automne suivante, de revoir Tom Jones sans danger.

Dès la seconde chasse, comme elle revenoit au château, et n’en étoit plus qu’à quelque distance, son cheval, dont l’ardeur fougueuse auroit exigé le talent d’un meilleur écuyer, se mit tout-à-coup à bondir et à se cabrer de telle sorte, qu’elle étoit en grand danger de tomber. Jones, qui la suivoit de près, s’en aperçut ; il vola aussitôt à son secours, sauta lestement à terre, et saisit son cheval par la bride. Alors l’animal rétif se dressant sur ses pieds de derrière, se débarrassa de son charmant fardeau, que Jones reçut dans ses bras.

Sophie, à demi morte d’effroi, ne put d’abord répondre aux questions empressées du jeune homme, qui lui demandoit avec une tendre sollicitude, si elle n’étoit point blessée. Quand elle eut repris ses sens, elle l’assura qu’elle ne s’étoit fait aucun mal, et le remercia du service qu’il lui avoit rendu.

« Si j’ai eu le bonheur de vous être utile, mademoiselle, dit Jones, j’en suis assez récompensé. J’aurois voulu, je vous jure, vous garantir du moindre mal, au prix d’un accident beaucoup plus grave que celui qui m’est arrivé.

— Quel accident ? répliqua vivement Sophie. Vous n’êtes pas blessé, j’espère ?

— Soyez sans inquiétude, mademoiselle, vous avez échappé, grace au ciel, à un bien grand péril. Qu’est-ce qu’un bras cassé, en comparaison de ce que j’ai craint pour vous ?

— Un bras cassé ! à Dieu ne plaise !

— Je le crois, mademoiselle ; mais souffrez, je vous prie, que je commence par m’occuper de vous. Il me reste un bras pour vous aider à traverser le champ voisin, d’où il n’y a plus qu’un pas jusqu’au château de votre père. »

Sophie voyant le bras gauche de Jones qui pendoit à son côté, tandis qu’il lui prêtoit de l’autre un appui, ne douta plus de la triste vérité. Elle devint alors beaucoup plus pâle qu’elle ne l’étoit auparavant, quand elle ne craignoit que pour elle seule. Tous ses membres furent saisis d’un tel tremblement, que Jones avoit peine à la soutenir ; et son esprit n’étant guère moins agité que son corps, elle ne put s’empêcher de jeter sur son jeune guide un regard où se peignoit une émotion si tendre, que la reconnoissance unie à la pitié n’en sauroit produire une semblable dans le cœur d’une femme sensible, sans le secours d’un troisième sentiment, plus puissant encore.

L’écuyer qui étoit devant avec ses piqueurs, revint en ce moment sur ses pas. Sophie lui apprit le malheur de Jones, et le pria de prendre soin du blessé. M. Western, à qui la rencontre du cheval échappé de sa fille avoit inspiré de vives alarmes, eut une extrême joie de la retrouver saine et sauve. « Je suis enchanté, s’écria-t-il, qu’il n’y ait rien de pis. Si Tom a le bras cassé, nous ferons venir un chirurgien pour le lui remettre. »

L’écuyer descendit de cheval, et gagna à pied le château, avec sa fille et Jones. Quiconque les eût rencontrés en chemin, auroit jugé sur la diverse expression de leurs physionomies, que Sophie seule étoit à plaindre. Jones triomphoit d’avoir, selon toute apparence, sauvé la vie de cette jeune personne aux dépens de son bras, et l’écuyer, quoique fâché de l’accident arrivé à Jones, ne paroissoit guère sensible qu’au plaisir de voir sa fille délivrée d’un si affreux péril.

Sophie envisagea la conduite de Jones comme la marque d’un grand courage, et elle en fut vivement touchée ; car le courage est sans contredit le meilleur titre de recommandation pour les hommes, auprès des femmes. L’intérêt qu’il excite en elles provient, s’il faut en croire l’opinion commune, de la timidité naturelle au sexe. « La femme, remarque M. Osborne avec moins de justesse que de malignité, est la créature la plus craintive que le ciel ait formée. » Aristote, dans sa Politique, lui rend, ce nous semble, plus de justice, quand il dit : « Le courage et la modestie des hommes diffèrent de ces mêmes qualités chez les femmes. Le courage qui sied à une femme seroit lâcheté dans un homme, et la modestie d’un homme passeroit, dans une femme, pour de l’impudence. » Le sentiment de ceux qui attribuent à la peur la préférence accordée par les femmes aux gens courageux, ne nous paroît pas plus fondé. M. Bayle, dans son article Hélène, la rapporte, avec plus de vraisemblance, à leur passion pour la gloire ; et l’autorité d’Homère, celui de tous les poëtes qui a le mieux connu le cœur humain, vient à l’appui de son assertion. L’héroïne de l’Odyssée, cet illustre modèle de tendresse et de fidélité conjugales, Pénélope, déclare que la gloire d’Ulysse est l’unique source de son amour pour lui.

Quoi qu’il en soit, l’accident de Jones fit beaucoup d’impression sur Sophie ; et nous sommes porté à croire, d’après d’exactes recherches, que la beauté de Sophie n’en produisit pas moins sur notre héros, qui, pour dire la vérité, commençoit depuis quelque temps à sentir le pouvoir irrésistible de ses charmes.