Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 04/Chapitre 12

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 254-259).

CHAPITRE XII.



FAITS BEAUCOUP PLUS CLAIRS, MAIS VENANT DE LA MÊME SOURCE.

Le lecteur ne sera sûrement pas fâché d’aller retrouver avec nous l’aimable Sophie. Il se rappelle l’état pénible où nous l’avons laissée. Elle passa une triste nuit. Le sommeil la favorisa peu, et les songes encore moins. Le lendemain matin, Honora, sa femme de chambre, en entrant chez elle, la trouva déjà levée et habillée.

À la campagne, ceux qui vivent dans un rayon de deux ou trois milles, sont réputés proches voisins, et les nouvelles volent, d’une maison à l’autre, avec une incroyable célérité. Honora savoit donc, de point en point, l’histoire scandaleuse de Molly. Comme elle étoit d’un naturel fort communicatif, à peine eut-elle mis le pied chez sa maîtresse, qu’elle s’exprima de la sorte :

« Mon Dieu, que va dire mademoiselle ? Cette fille qu’elle vit dimanche dernier à l’église, et qui lui parut si belle, quoiqu’elle en eût jugé autrement si elle l’avoit vue de plus près, eh bien, cette fille vient d’être conduite devant le juge de paix, pour cause de grossesse. Je n’en suis pas surprise ; je n’avois jamais eu grande opinion de sa vertu. Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’elle a déclaré que son enfant étoit du jeune M. Jones, et toute la paroisse assure que M. Allworthy est si furieux contre M. Jones, qu’il ne veut plus le voir. On ne peut s’empêcher de plaindre le pauvre jeune homme, non qu’il mérite grand’pitié, pour s’être ravalé de la sorte ; mais il est si joli garçon ! En vérité, je serois fâchée qu’on le mît à la porte. Je jurerois que la fille n’étoit pas de moins bonne volonté que lui ; elle m’a toujours paru une insigne effrontée ; et quand les filles font les avances, faut-il s’étonner que les jeunes gens y répondent ? Rien n’est plus naturel. Je conviens qu’ils ont grand tort de hanter si mauvaise compagnie ; et lorsqu’il leur en arrive mal, ce n’est que justice. Il est sûr cependant que ces coquines-là sont les plus coupables. Oh, je voudrois de tout mon cœur les voir fouetter à la queue d’un tombereau. Quel dommage qu’elles soient cause de la perte d’un si joli jeune homme ! car on ne peut disconvenir que M. Jones ne soit le plus joli jeune homme qui… »

Elle alloit continuer sur ce ton, quand Sophie l’interrompit avec un air d’humeur qui ne lui étoit pas ordinaire : « Pourquoi, je vous prie, lui dit-elle, m’étourdir de ces sots propos ? que m’importe ce que fait M. Jones ? Allez, vous vous ressemblez toutes ; et vous qui parlez, vous ne valez peut-être pas mieux qu’une autre…

— Moi, mademoiselle ! je suis fâchée que vous ayez de moi une telle opinion. Je suis sûre qu’il n’y a rien à reprendre dans ma conduite. Tous les jeunes gens du monde peuvent aller au diable, je ne m’en soucie guère. Quoi ! parce que j’ai dit que M. Jones étoit un joli jeune homme ? Eh mais, chacun le dit comme moi. En vérité, je ne croyois pas qu’il y eût du mal à dire d’un jeune homme qu’il étoit joli ; mais assurément je ne dirai plus cela de M. Jones ; car la beauté de la figure n’est rien, quand la conduite n’y répond pas. Une misérable créature…

— Cessez de m’étourdir de votre impertinent babil, s’écria Sophie, et allez voir si mon père ne m’attend pas pour le déjeuner ? »

Honora sortit, en marmottant entre ses dents quelques mots peu respectueux, qui n’arrivèrent pas aux oreilles de Sophie.

La conduite de cette fille justifioit-elle les soupçons de sa maîtresse ? C’est un point, cher lecteur, sur lequel il nous est impossible de satisfaire ta curiosité. En revanche, nous allons te peindre ce qui se passoit dans le cœur de Sophie. Tu te souviens qu’une secrète affection pour Jones s’y étoit insinuée peu à peu, et y avoit fait, à son insu, de grands progrès. Lorsqu’elle en aperçut les premiers symptômes, ce sentiment lui parut si doux, si délicieux, qu’elle n’eut pas la force de l’étouffer, ni même de le combattre ; et elle se plut à nourrir une passion dont elle n’envisageoit point les conséquences.

L’aventure de Molly commença à lui ouvrir les yeux ; elle reconnut sa foiblesse. Cette découverte lui causa un trouble extrême, et, produisant l’effet d’un remède amer et violent, elle la guérit momentanément. La métamorphose fut si prompte, que tous les symptômes d’amour disparurent de son cœur, pendant la courte absence de sa femme de chambre. Au retour d’Honora, Sophie avoit recouvré un calme parfait, et n’éprouvoit plus pour M. Jones qu’une profonde indifférence.

Les maladies de l’ame ont tant d’analogie avec celles du corps, que nous avons cru ne pouvoir mieux nous faire comprendre, qu’en empruntant à la médecine quelques-uns des termes qui lui sont propres. Nous espérons que la docte faculté, pour laquelle nous professons un juste respect, nous pardonnera ce petit larcin.

La tendance aux rechutes est un des caractères les plus frappants de cette analogie ; elle se montre, surtout, dans les maladies chroniques de l’ambition et de l’avarice. Nous avons vu des ambitieux, dégoûtés de la cour par de nombreuses disgraces, seul remède à la passion qui les dévore, rentrer avec ardeur dans la carrière de l’intrigue, pour obtenir la place de chef du grand jury, aux assises. Nous avons ouï parler d’un homme assez bien guéri de son avarice, pour distribuer aux pauvres, en un jour, quelques pièces de menue monnaie, qui, sur son lit de mort, se dédommagea d’une charité si onéreuse, en réglant au rabais les frais de son enterrement avec l’entrepreneur des convois funèbres, qui avoit épousé sa fille unique.

L’amour, que nous traiterons ici de maladie, contre l’opinion des philosophes stoïciens, offre mille exemples de ces fâcheuses rechutes. Dès que Sophie revit Tom Jones, les premiers symptômes de son mal reparurent, et, depuis ce moment, consumée d’une espèce de fièvre, elle sentit son cœur transir et brûler tour à tour.

Quel changement dans sa situation ! Cette passion, naguère si pleine de charmes, s’étoit transformée en un serpent cruel qui lui déchiroit le sein. Elle combattit avec courage ce dangereux ennemi ; pour en triompher, elle employa toutes les ressources d’une raison supérieure à son âge. Ses efforts furent si heureux, qu’elle crut pouvoir se flatter que le temps et l’absence lui procureroient une entière guérison. Elle résolut donc d’éviter Tom Jones autant que possible. Dans cette vue, il lui vint à l’esprit de faire un voyage chez sa tante. Elle ne doutoit pas que son père n’approuvât ce projet ; mais la fortune, qui avoit d’autres desseins, y mit obstacle par un incident que nous raconterons dans le chapitre suivant.