Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 04/Chapitre 14

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 265-274).

CHAPITRE XIV.



ARRIVÉE D’UN CHIRURGIEN. DOUBLE OPÉRATION. LONG DIALOGUE ENTRE SOPHIE ET SA FEMME DE CHAMBRE.

Sophie, en arrivant au château, où elle ne s’étoit traînée qu’avec peine, se laissa tomber sur une chaise. On la préserva d’un évanouissement complet, avec de l’eau fraîche et des sels, et elle étoit assez bien remise, quand le chirurgien qu’on avoit envoyé chercher pour Jones, entra. M. Western, qui attribuoit l’indisposition de Sophie à sa chute, lui conseilla de se faire saigner, par précaution. Le chirurgien fut du même avis ; il allégua tant de raisons en faveur de la saignée, cita tant d’exemples de personnes qui s’étoient mal trouvées de n’y avoir pas eu recours, que l’écuyer redoubla d’instances, et finit par exiger que Sophie se soumît à l’opération.

Elle obéit à regret. Il est probable que les suites de sa frayeur lui paroissoient moins dangereuses qu’à son père. Elle étendit son joli bras, et l’homme de l’art se mit en devoir de remplir ses fonctions. Pendant qu’on préparoit ce qui étoit nécessaire, il entreprit de rassurer Sophie ; car il étoit convaincu que sa répugnance pour la saignée, ne venoit que de la peur. Il lui protesta qu’elle pouvoit être parfaitement tranquille ; qu’il n’arrivoit jamais d’accidents, que par l’ignorance de praticiens ineptes, et il eut soin d’insinuer, qu’avec lui, rien de semblable n’étoit à craindre.

« Je n’ai aucune crainte, lui dit Sophie ; quand vous m’ouvririez une artère, je vous jure que je vous le pardonnerois.

— Oui ! bien toi, s’écria l’écuyer, mais non pas moi. Qu’il s’avise, morbleu ! de te faire le moindre mal, et je veux être damné, si je ne lui tire pas tout le sang qu’il a dans les veines. »

Le chirurgien consentit à saigner Sophie à cette condition, et mit dans l’exercice de son art autant de dextérité et de promptitude qu’il l’avoit promis. Il ne lui tira que peu de sang, disant qu’il valoit mieux renouveler la saignée, que d’en faire d’abord une trop forte.

Sophie se retira aussitôt que son bras fut bandé. Elle ne vouloit point assister à l’opération que Jones alloit subir, et l’exacte bienséance ne lui permettoit peut-être pas d’en être témoin. Le principal motif de son éloignement pour la saignée, quoiqu’elle ne l’eût pas manifesté, avoit été la crainte de retarder le soulagement de Jones ; car l’écuyer Western, dès qu’il s’agissoit de sa fille, étoit incapable de s’occuper d’autre chose. Quant à notre ami Jones, il ressembloit à la Patience assise sur un monument et souriant à la douleur[1]. À la vue du sang qui jaillissoit du bras de Sophie, il étoit devenu presque insensible à sa propre souffrance.

Le chirurgien le dépouilla de son habit, lui découvrit le bras, l’étendit et le mania d’une façon si rude, que la douleur arracha au patient quelques grimaces. Il s’en aperçut, et s’écria d’un air surpris. « Qu’avez-vous donc, monsieur ? je suis sûr de ne vous faire aucun mal. » Puis sans se dessaisir du membre cassé, il entama une longue et savante dissertation anatomique, où il traita ex professo des fractures simples et complexes, passant en revue les différentes manières plus ou moins graves, dont Tom auroit pu se casser le bras.

L’auditoire ébahi l’écouta d’une manière attentive, mais profita peu de son discours scientifique, auquel il ne comprit pas un mot. Quand le docteur eut fini de parler, il procéda à l’opération, et la termina plus vite qu’il ne l’avoit commencée ; après quoi il ordonna à Jones de ne boire que de l’eau de gruau et de garder le lit. M. Western l’obligea d’en accepter un chez lui.

Honora étoit du nombre des personnes présentes à l’opération. Aussitôt qu’elle fut achevée, sa maîtresse la fit appeler, et lui demanda comment alloit M. Jones ? La soubrette s’extasia sur le courage qu’il avoit montré, qualité admirable, dit-elle, dans un si joli jeune homme. Elle loua avec plus de chaleur encore la beauté de sa personne, entra dans beaucoup de détails à ce sujet, et n’oublia pas de vanter la blancheur de sa peau.

Ce discours produisit sur la physionomie de Sophie un effet qui n’auroit pas échappé à la soubrette, si elle avoit regardé une seule fois sa maîtresse en face, pendant qu’elle parloit. Mais une glace placée vis-à-vis d’elle, lui offroit une figure qu’elle préféroit à toute autre : en sorte qu’elle ne détourna pas un instant ses regards de cet aimable objet. Honora étoit si occupée du sujet qui exerçoit sa langue, et de l’image qui captivoit ses yeux, qu’elle laissa à Sophie le temps de se remettre de son trouble. « Honora, lui dit-elle en souriant, certainement vous êtes amoureuse de ce jeune homme.

— Amoureuse ! moi, mademoiselle ? Je vous jure, sur mon honneur, qu’il n’en est rien.

— Et quand vous le seriez, il n’y auroit pas de quoi en rougir ; car c’est assurément un fort aimable jeune homme.

— Oui, mademoiselle, rien n’est plus vrai. C’est bien le plus joli jeune homme que j’aie vu de ma vie ; et comme le dit mademoiselle, je ne sais pas pourquoi je rougirois de l’aimer, quoiqu’il soit au-dessus de moi ; car enfin les gentilshommes sont de chair et d’os, aussi bien que nous autres domestiques. D’ailleurs, si M. Jones est gentilhomme, par la grace de M. Allworthy, ma naissance vaut mieux que la sienne. Malgré ma pauvreté, je sors d’une honnête famille ; mon père et ma mère étoient mariés, et beaucoup de gens portent la tête bien haut, qui n’en pourroient pas dire autant de leurs parents. Pardi ! quoique M. Jones ait la peau blanche, oh oui ! la plus blanche qu’on ait jamais vue, je suis chrétienne comme lui, et personne ne peut dire que je sois mal née. Mon grand-père étoit homme d’église[2], et n’auroit pas trouvé bon, je pense, que quelqu’un de sa famille ramassât les restes d’une Molly Seagrim. »

Certains traits de ce discours durent être peu agréables à Sophie ; il est à croire qu’elle ne souffrit si long-temps le bavardage d’Honora, que faute de pouvoir mettre plus tôt un frein à sa langue : ce qui n’étoit pas, comme on sait, chose facile. À la fin pourtant, elle vint à bout d’arrêter ce torrent de paroles. « Honora, dit-elle, je m’étonne que vous osiez traiter de la sorte un ami de mon père. Ceux qui n’ont à lui reprocher que sa naissance, feroient mieux de se taire, et je vous invite à leur en donner l’exemple. Pour ce qui est de la fille en question, je vous défends de jamais prononcer son nom devant moi.

— Je suis désolée, reprit Honora, d’avoir offensé mademoiselle. Assurément je hais, autant que mademoiselle, Molly Seagrim. Quant à mal parler de M. Jones, tous les domestiques de la maison peuvent attester que j’ai toujours pris son parti, lorsqu’il étoit question de bâtards. Qui de vous, leur disois-je, ne voudroit être gentilhomme au même prix ? Oui vraiment, ajoutois-je, il est gentilhomme, et des mieux faits encore. Il a les mains les plus blanches, le meilleur cœur, et le caractère le plus aimable du monde. Aussi, chacun raffole de lui dans le canton… Tenez, mademoiselle, si je ne craignois de vous déplaire, je vous dirois quelque chose…

— Que me diriez-vous, Honora ?

— Oh ! mademoiselle, il n’avoit sûrement pas de mauvaise intention… Je vous supplie donc de ne pas vous offenser de ce que je vais vous dire.

— Parle, parle, Honora, explique-toi sur-le-champ.

— Eh bien ! mademoiselle, un jour de la semaine dernière, M. Jones vint me trouver dans la chambre où je travaillois. Le manchon de mademoiselle, ce manchon qu’elle me donna hier matin, étoit sur une chaise à côté de moi. Il le prit et passa ses mains dedans. « Finissez donc, monsieur Jones, lui dis-je, vous allez chiffonner le manchon de mademoiselle. » Mais il y laissa toujours ses mains, et puis il le baisa… Oh ! quel baiser ! jamais je n’en vis donner un pareil.

— Il ignoroit sans doute que ce manchon fût à moi ?

— C’est ce que mademoiselle saura tout à l’heure. Il le baisa donc, le rebaisa, et s’écria que c’étoit le plus joli manchon du monde. « Eh ! monsieur, lui dis-je, vous l’avez vu cent fois au bras de ma maîtresse. — Oui, mistress Honora, reprit-il, mais en présence de votre charmante maîtresse, peut-on rien admirer qu’elle ? » Ce n’est pas tout encore… Je supplie mademoiselle de ne pas s’offenser ; car il n’avoit sûrement pas de mauvaise intention. Un jour que mademoiselle jouoit du clavecin devant mon maître, M. Jones étoit assis dans la pièce voisine. Il avoit l’air triste et rêveur. « Mon Dieu, monsieur Jones, lui dis-je, à quoi pensez-vous ? je donnerois quelque chose pour le savoir. — Eh ! folle que vous êtes, me répondit-il comme s’il fût sorti d’un songe, à quoi puis-je penser, quand j’entends ces sons divins ? » Puis me serrant la main : « Ô mistress Honora ! s’écria-t-il, heureux celui… » et il soupira. Sur ma parole, son haleine a le parfum de la rose… Mais il n’avoit pas de mauvaise intention : ainsi j’espère que mademoiselle ne répétera pas ce que je viens de lui dire ; car il m’a donné une couronne pour m’engager au silence. Il m’a fait de plus jurer le secret sur un livre. À la vérité, je crois que ce n’étoit pas la Bible. »

Jusqu’à ce qu’on ait trouvé un plus beau rouge que le vermillon, nous n’essayerons pas de peindre le teint de Sophie.

« Ho…no…ra, dit-elle, je… Si vous me promettez de ne plus parler de cela, ni à moi, ni à personne, je ne vous trahirai point… Je veux dire que je ne serai pas fâchée contre vous. Mais je crains votre langue. Puis-je compter, mon enfant, que vous serez plus discrète à l’avenir ?

— Ah ! mademoiselle, j’aimerais mieux me couper la langue que de vous offenser. Mademoiselle peut être sûre que je ne dirai jamais rien qui puisse lui déplaire.

— Eh bien ! je vous prie de ne plus parler de tout ceci : mon père pourroit en être instruit et il seroit furieux contre M. Jones, quoique je pense bien, comme vous, qu’il n’avoit pas de mauvaise intention… Je serois moi-même fort en colère, si je pouvois supposer…

— Sur mon honneur, mademoiselle, je suis persuadée qu’il n’avoit pas de mauvaise intention. Il paroissoit hors de lui ; il me dit même qu’il pensoit être seul, lorsqu’il prononça ces paroles. « Je vous crois, monsieur, lui répondis-je. — Oui, Honora, reprit-il… mais je demande pardon à mademoiselle, je m’arracherois la langue plutôt que de l’offenser.

— Continue, Honora, ne me cache rien.

— Oui, mistress Honora, me dit-il (c’étoit quelques jours après m’avoir donné la couronne), ne croyez pas que je sois assez présomptueux, ou assez insensé pour oser regarder votre maîtresse autrement que comme une divinité. C’est à ce titre que je prétends la servir et l’adorer, jusqu’à mon dernier soupir. — Voilà, je vous jure, mademoiselle, tout ce dont je me souviens. J’étois d’abord fort irritée contre lui, et je ne me suis apaisée, que quand j’ai été convaincue qu’il n’avoit pas de mauvaise intention.

— Honora, je vois que vous m’êtes sincèrement attachée ; j’avois de l’humeur l’autre jour, quand je vous donnai votre congé. Vous pouvez rester avec moi, si vous le souhaitez.

— Assurément, je n’ai nulle envie de quitter mademoiselle. J’ai failli perdre les yeux, à force de pleurer, lorsqu’elle m’a donné mon congé. Il y auroit bien de l’ingratitude de ma part, à vouloir quitter mademoiselle. Où retrouverois-je jamais une si bonne place ? Tout mon désir est de vivre et de mourir au service de mademoiselle ; car, comme disoit M. Jones : Heureux celui… »

La cloche du dîner interrompit cet entretien, qui causa tant d’émotion à Sophie, qu’elle eut peut-être à la saignée du matin, plus d’obligation qu’elle ne l’avoit prévu. Pour nous conformer au précepte d’Horace de ne point tenter l’impossible, nous n’entreprendrons pas de décrire l’état de son cœur. Il sera facile à la plupart de nos lecteurs de se le représenter ; et ceux qui en seroient incapables, ne comprendroient rien à la peinture que nous pourrions leur en faire, ou la jugeroient d’autant moins vraie, qu’elle seroit plus fidèle.


  1. Citation de Shakespeare.Trad.
  2. Honora est la seconde personne née d’un père ecclésiastique, qui remplit dans cette histoire un emploi subalterne. Il faut espérer qu’un temps viendra, où l’on s’occupera d’assurer un meilleur sort aux familles du clergé inférieur ; et alors de pareils exemples paroîtront plus extraordinaires qu’aujourd’hui.