Thadée Soplitza (Pan Tadeusz)/LIVRE IV

Traduction par Venceslas Gasztowtt.
Imprimerie Adolphe Reiff (p. 76-101).

LIVRE IV

DIPLOMATIE ET CHASSE


Une apparition en papillotes vient réveiller Thadée. — Il s’aperçoit trop tard de son erreur. — L’Auberge. — L’Emissaire. — Utilité de la tabatière pour ramener la discussion sur son véritable terrain. — Le Matecznik (paradis des animaux). — L’Ours. — Danger couru par Thadée et le Comte. — Les trois coups de feu. — Discussion entre la Sagalasowka et la Sanguszkowka terminée à l’avantage de la carabine à un coup des Horeszko. — Le Bigos (choux gras). — Récit du Woïski sur le duel de Doweïko avec DomeïKO interrompu par la poursuite d’un lièvre. — Fin du récit sur Doweïko et Domeïko.


Arbres contemporains des Grands-Ducs d’autrefois,
Arbres de Białowież, du Świteź[1] et des bois
Où Mendog[2] et les siens, après une conquête,
Venaient mettre à l’abri leur couronne et leur tête,
Vous vîtes Giedymin, couché prés du foyer
Au milieu des chasseurs vainqueurs d’un sanglier,
Écouter les chansons de Lizdeïko le sage,
Puis, bercé par le bruit des flots sur le rivage
De la Wilia, dormir rêvant au loup d’airain[3].
Il s’éveille, et des Dieux suit l’ordre souverain :
Il élève Vilna, qui, pareille à la louve
Au milieu de bisons, d’ours, de sangliers, couve,
Comme à Rome autrefois, des héros triomphants,
Kieystut avec Olgierd et leurs rudes enfants[4],
Chasseurs aussi fameux que guerriers intrépides,
Traquant les ennemis comme les cerfs timides.
Ce songe du destin dévoilait les secrets :
Il nous faudra toujours du fer et des forêts.

Ô bois ! Le dernier roi qui chassa sous votre ombre
Et qui du grand Vitold porta le kolpak sombre[5],
Ce fut de Jagellon le dernier successeur
Et de notre pays le dernier roi chasseur.
Arbres de ma patrie ! Oh ! si le ciel me laisse
Vous revoir quelque jour, amis de ma jeunesse,
Vous trouverai-je encore ? Êtes-vous tous vivants,
Vous qui nous avez vus ramper encore enfants ?
Vit-il ce vieux Baublis[6] dont le tronc séculaire
Contenait une table immense et circulaire
Où douze hommes pouvaient facilement s’asseoir ?
Et le bois de Mendog [7] pourrons-nous le revoir ?
S’élève-t-il encor ce beau tilleul d’Ukraine
Qui des Hołowiński décorait le domaine,
Si grand, que, sous son dôme aux vertes épaisseurs
Pouvaient se déployer cent couples de danseurs ?

Monuments du passé ! La plupart de vous tombe,
Du marchand et du Russe annuelle hécatombe !
On arrache, votre ombre aux chantres de nos bois,
Tant poètes qu’oiseaux, dont vous aimiez la voix.
Tilleul de Czarnolas, quand chantait ton poète[8],
C’est toi qui l’inspirais ! Et toi, chêne-prophète,
Notre barde kozak[9] te doit ses beaux récits.

Pour moi, je vous bénis, arbres de mon pays !
Inhabile chasseur, fuyant les moqueries
De mes amis, j’allais, suivant mes rêveries,
Sous votre calme abri, sous vos feuillages verts
M’asseoir loin de la chasse, et je rimais des vers.
Tout autour s’argentait la mousse à barbe grise,
Qu’ensanglantait parfois le jus de la merise.
La colline plus loin de corail s’empourprait ;
De ses colliers de fruits l’airelle la parait.
Tout le reste était noir ; là-haut les lourds branchages
Pendaient comme d’épais et verdoyants nuages ;

Au-dessus de leur voûte immobile, le vent
Hurlait, pleurait, grondait, comme un monstre vivant.
Bruit sourd, étourdissant ! On eût dit la tempête
Déchaînant l’Océan suspendu sur ma tête.

Plus bas est-ce une ville en ruines ? Ce tronc,
Qui semble soutenir sur son grand socle rond
Des fragments de piliers ou des pans de murailles,
C’est un chêne entouré d’ais morts et de broussailles.
Plus loin est un rempart d’herbes. — Nul n’oserait
S’y risquer : c’est l’abri des rois de la forêt,
Sangliers, ours et loups ; on voit devant l’entrée
Une carcasse humaine à moitié dévorée.
Là jaillissent parfois par-dessus les flots verts,
Ainsi que deux jets d’eau, deux ramures de cerfs ;
Leur poil fauve et doré passe dans ces feuillages,
Comme un rayon qui brille et fuit dans les branchages.

Tout se tait. Le pivert de son bec indiscret
Frappe un tronc et plus loin s’envole et disparaît.
Mais à petits coups secs son bec frappe et refrappe :
Tel un enfant caché crie et veut qu’on l’attrape.
Rongeant une noisette, apparaît l’écureuil ;
Sa queue en éventail retombe sur son œil.
D’un casque de dragon on dirait le panache.
Il regarde partout, il se montre, il se cache.
Quelqu’un vient… Le léger danseur de la forêt
D’arbre en arbre bondit, puis soudain disparaît
Dans l’invisible trou d’un tronc qu’il escalade :
Telle en l’arbre natal s’enferme une dryade.
Tout se tait.

Tout se tait. Mais bientôt j’entends un frôlement
Parmi les grappes d’or d’un sorbier : plus charmant,
Plus rosé que ses fruits, un frais visage brille.
Cette apparition, c’est une jeune fille :
Dans un panier d’écorce elle va vous offrir
Des mûres qu’aux buissons sa main vient de cueillir.
Un jeune homme la suit et lui courbe les branches :
Elle saisit au vol les fruits verts, les fleurs blanches.

Mais le cor retentit, les chiens ont aboyé :
La chasse se rapproche et le couple effrayé
Au plus épais du bois, sous les pins, sous les aunes,
Disparaît à mes yeux comme un couple de faunes.

Grand bruit à Soplitzow. Mais ni les aboiements,
Ni les chariots grinçants, ni les hennissements,
Ni des trompes la voix sonore ou saccadée
De son profond sommeil n’ont pu tirer Thadée.
Sur son lit non défait il dort tout habillé.
Parmi ses compagnons nul ne l’a réveillé ;
Chacun au rendez-vous court et chacun se presse.
Tant pis pour le dormeur s’il cède à la paresse.

Il ronfle. Le soleil, par l’ouverture en cœur
Qui perce le volet, sur le front du dormeur
Fait tomber du dehors un faisceau de lumière.
Il veut dormir, se tourne en avant, en arrière
Pour fuir le jour… Soudain il se frotta les yeux :
Il entendait frapper : son réveil fut joyeux.
Léger comme l’oiseau, largement il respire ;
Tout heureux, à lui-même il semble se sourire :
Il pense à ce qu’hier il goûta de bonheur :
Il rougit, il soupire, il sent battre son cœur.
Il regarde… O merveille ! Oui, dans cette colonne
Lumineuse, un visage angélique rayonne !
Il voit briller deux yeux, deux yeux épanouis
Et qui plongent dans l’ombre encor tout éblouis.
Une petite main sur ces deux yeux se pose
Pour les mieux abriter, léger éventail rose ;
Et cinq doigts effilés, doux et souples écrans,
Opposent aux rayons leurs rubis transparents.
Puis il voit s’entr’ouvrir deux lèvres curieuses
Qui découvrent deux rangs de perles radieuses…
Ce visage, abrité des rayons, du soleil,
N’en scintille pas moins, tout rose et tout vermeil.
Thadée avait son lit juste sous la fenêtre :
Il admire ce front qu’il ne peut reconnaître
Et qu’il sent là tout près, touchant presque le sien ;
Est-ce un être réel qu’il aperçoit ? ou bien
Rêve-t-il quelqu’un de ces charmants visages
Dont nos songes d’enfants nous tracent les images ?
Ce visage se penche… Et Thadée a tremblé
De frayeur et de joie… Il revoit, tout troublé,
Ces mêmes cheveux courts et ces boucles dorées
De petits papiers blancs savamment entourées,
Qui brillent au soleil et qui forment encor
Comme aux portraits des saints une auréole d’or[10].

Il s’élance : à ce bruit la vision s’envole ;
« Elle va revenir ! » croit il : espoir frivole !
Il entend seulement frapper, et retentir
Ces mots : « Debout, monsieur ! Il est temps de partir !
« Hâtez-vous ! » — Il bondit et ses deux mains ensemble
Ont poussé le volet si fort, que le gond tremble
Et qu’aux deux murs voisins les battants ont heurté.
Il se penche, il regarde… Ému, déconcerté,
Il n’aperçoit plus rien : tout a fui comme un rêve.
Mais du verger la haie à quelques pas s’élève ;
Là des fleurs du houblon les gros bourgeons dorés
S’agitent ; une main les a-t-elle effleurés ?
Ou serait-ce le vent ? Mais ce jardin l’effraie,
Il n’ose y pénétrer ; appuyé sur la haie,
Il cherche ; sur sa bouche il a posé son doigt,
Pour ne point se trahir par un cri maladroit.
Puis il frappe son front : on dirait qu’il réveille
Un souvenir confus qui dans ce front sommeille.
Enfin, il comprend tout, mord ses doigts jusqu’au sang,
Et crie : «’Ah ! triple sot ! ah ! stupide innocent ! »

Dans toute la maison, si bruyante naguère,
Règne le calme triste et sourd d’un cimetière.
Tous sont aux champs. Thadée à ses oreilles met,
Pour entendre de loin, ses mains comme un cornet,
Il écoute : le vent pousse à travers l’espace
L’écho de la trompette et le bruit de la chasse.

A l’écurie attend son cheval tout sellé.
Il s’arme, saute en selle et rejoint affolé
Les auberges qu’on voit non loin de la chapelle,
Où parmi les chasseurs le rendez-vous l’appelle.

Deux auberges sont là, chacune d’un côté,
Se regardant d’un air menaçant, irrité.
Au maître du château de droit est la plus vieille :
Le Juge a fait exprès bâtir l’autre pareille.
Le premier rang dans l’une appartient à Gervais,
Et la place d’honneur est dans l’autre à Protais.

La nouvelle n’a rien qui fasse parler d’elle, ;
Mais la vieille est conforme à l’antique modèle
Qu’inventèrent jadis les charpentiers de Tyr
Et que depuis les Juifs ont fait partout fleurir :
C’est un style inconnu du vulgaire architecte

Et que des Juifs chez nous introduisit la secte.
Temple sur le derrière, arche sur le devant,
Voilà l’auberge juive : on appelle à présent
L’arche du bon Noé, simplement une grange ;
Là, chevaux, vaches, bœufs font un ménage étrange
Avec les boucs ; en haut l’on trouve des serpents
Et des bandes d’oiseaux et de rongeurs rampants.
Par derrière, l’auberge a la forme d’un temple,
Et les Juifs de nos jours prennent tous comme exemple
Celui qu’au temps jadis pour le roi Salomon
Les charpentiers d’Hiram dressèrent à Sion.
On donne cette forme à chaque synagogue,
Granges et cabarets sont d’un style analogue.
Le toit est anguleux, de paille revêtu,
Retroussé, vrai bonnet de Juif, sale et pointu,
Les rampes d’un perron en descendent crasseuses,
S’appuyant sur deux rangs de colonnes nombreuses,
Qui, bien que de travers, (au grand étonnement
Des gens de l’art) pourtant tiennent solidement
Sur leurs pieds vermoulus, comme la tour de Pise :
Un Grec n’y trouverait ni chapiteau ni frise.
Au-dessus sont placés des arcs-boutants en bois,
Tels que le moyen-âge en faisait autrefois ;
Et sur tous ces supports mi-juifs et mi-gothiques
Une hache a sculpté des dessins artistiques,
Tordus comme les bras des flambeaux des sabbats.
De gros boulets enfin pendent encor plus bas,
Semblables aux boutons que les Juifs sur leurs tresses
Suspendent en priant et qu’ils nomment tsytsesses[11].
Bref, l’auberge de loin dans les airs vacillant
Ressemble fort au Juif qui se penche en priant ;
Le toit est son bonnet ; sa barbe, c’est la paille ;
Sa robe noire, c’est la crasseuse muraille :
Les ornements sculptés, sont les boutons sacrés.

L’auberge se divise en deux coins séparés :
L’un, plein de logements étroits, sert à l’usage
Exclusif des messieurs et dames en voyage ;
L’autre est la grande salle : autour de ses parois
Court sur des pieds nombreux une table de bois
Avec des escabeaux si pareils à la table,
Qu’on dirait ses enfants…

Qu’on dirait ses enfants… Une foule innombrable
S’y presse : paysans, nobles font bande à part,

Comme il sied ; l’économe est assis à l’écart.
C’est aujourd’hui dimanche : après la messe basse,
Pour boire et s’amuser chez Jankiel on s’entasse.
Devant chacun déjà moussait un gobelet,
Et la Juive versait où chacun l’appelait.
Au centre était Jankiel dans sa robe de moire
Aux agrafes d’argent : à sa ceinture noire
D’une de ses deux mains les doigts se sont glissés,
L’autre erre sur sa barbe aux flots longs et plissés.
Dès qu’on entre, il salue ; et, sans servir personne
Il fait placer le monde, il surveille, il ordonne,
Il sourit, il soutient la conversation :
Parfois même il apaise une discussion.

Cet honnête vieillard, Juif de la vieille roche,
Tenait depuis longtemps l’auberge, et nul reproche
N’avait jamais encore atteint sa probité.
Sa marchandise était de bonne qualité ;
Il comptait strictement, sans nulle tromperie,
Tolérait la gaieté, mais non l’ivrognerie,
Aimait beaucoup la joie : et noces et festins
Se faisaient tous chez lui. Les dimanches matins,
Du village il faisait venir la cornemuse
Et la basse ; chez lui Jankiel veut qu’on s’amuse.

Il connaît la musique et n’est pas sans talent :
Son tympanon (des Juifs c’est l’antique instrument)
Aussi bien que sa voix savante et bien timbrée
Fit jadis le bonheur de toute la contrée.
Il n’a pas trop l’accent de nos Orientaux
Et raffole surtout des chants nationaux ;
D’au delà du Niemen chaque fois il rapporte
Kołomyjki[12] Mazours, Dumki[13] de toute sorte.
On dit même (qui sait si le fait est certain ?)
Que c’est lui le premier, qui, d’un pays lointain
Apporta, propagea dans la Lithuanie
Ce chant, qui, né d’abord sur le sol d’Italie,
Et redit en tous lieux par la voix des clairons,
A fait le tour du monde avec nos légions[14].
L’art du chanteur chez nous n’est pas chose commune

Et donne assez souvent la gloire et la fortune.

Jankiel, ayant acquis et profit et renom,
Pendit enfin au mur son fameux tympanon,
Loua l’auberge et tint boisson, gîte et cuisine.
Il est vice-rabbin à la ville voisine.
On le reçoit partout : il est de bon conseil ;
Pour la vente des blés[15] il n’a pas son pareil.
Or c’est à la campagne une chose estimée.
Et d’un bon Polonais il a la renommée.

Il a clos le premier les débats si fameux
De l’une et l’autre auberge, en affermant les deux.
Si chez les Horeszko chacun l’estime et l’aime,
Chez le Juge pour lui le respect est le même.
Lui seul sait apaiser le terrible lutteur
Au lourd trousseau de clefs et l’huissier disputeur.
Lorsque Jankiel est là, ni défis, ni harangue :
Gervais retient son bras, Protais retient sa langue.

Gervais manque aujourd’hui, c’est par exception :
Exposer aux périls d’une expédition
Grave le Comte jeune et sans expérience,
Impossible ! Il lui doit et conseil et défense.

La place de Gervais est au fond, dans le coin,
Entre les bancs, plongeant sur la porte de loin ;
Son nom est Pokucie[16] : c’est Robak qui l’a prise
Sur l’avis de Jankiel. On voit que l’hôte prise
Le Bernardin… Sitôt qu’il voit se désemplir
Son verre, il court à lui, pour lui faire servir
De son vieil hydromel par l’avenante hôtesse.
On prétend qu’ils se sont connus dans leur jeunesse
Là-bas, à l’étranger. Robak vient fréquemment
A l’auberge la nuit et cause longuement
Avec le Juif : on dit qu’ils font la contrebande :
Des calomniateurs l’imposture est si grande !

Sur la table accoudé, Robak parle à mi-voix,
Et tous tendent l’oreille et le nez à la fois

Vers la bouche du moine et vers sa tabatière.
De leurs éternuements tremble la salle entière.

« Reverendissime ! » s’écria Skoluba
Tout en éternuant, voilà du bon tabac ! »
Puis, frottant son long nez : « Ce nez dont je m’honore
N’en vit jamais meilleur (il éternue encore).
C’est du vrai Bernardin de Kowno, n’est-ce pas ?
Kowno, c’est le pays du miel et des tabacs :
J’y fus jadis… » Robak l’interrompt : « Longue vie,
A vos souhaits, Messieurs ! Mais je vous certifie
Que quant à ce tabac il vient d’un autre endroit,
De plus loin que Monsieur Skoluba ne le croit.
C’est à Czenstochowa qu’il doit son origine :
Les bons moines y font cette poudre divine.
C’est là qu’est le tableau de la Mère de Dieu,
Dont les miracles ont sanctifié ce lieu.
La Pologne la nomme et sa mère et sa reine.
Du Grand-Duché jadis elle était souveraine ;
Mais le schisme y triomphe et son règne a cessé. »
— « Oui, je sais, dit Wilbik, je m’y suis confessé
En l’an quatre-vingt-neuf, lors d’un pèlerinage ;
On dit que les Français y portent le pillage,
Qu’ils dévastent l’Eglise et vont la dépouiller.
Est-ce vrai ? Je l’ai lu tantôt dans le Courier ? »
— « C’est faux, reprit Robak, il ment par politique.
L’empereur des Français est un bon catholique ;
Le pape est son ami. C’est lui qui l’a sacré.
En France par leurs soins le culte est restauré ;
Car on l’avait proscrit. Ce n’est point un mystère
Qu’on a sacrifié l’argent du monastère
Pour la Pologne, et Dieu qui n’a pas besoin d’or
Permet qu’à la Patrie on donne son trésor.
Notre armée[17] est déjà forte de cent mille hommes :
Pour payer cette armée il faut d’énormes sommes :
Et qui les fournira ? Par Dieu, ce n’est pas vous :
C’est au Russe, messieurs, que vous donnez vos sous.
— Les donner ? dit Wilbik ; dîtes qu’il nous les vole ».
Un pauvre paysan prit alors la parole :
« Mon bon père, dit-il en se grattant le front,
Aux nobles on ne prend qu’un peu de ce qu’ils ont ;
Mais c’est nous qu’on écorche… — « Eh ! vous autres, canaille »,
S’écria Skoluba, « qu’importe qu’on vous taille ?

C’est votre lot : mais nous, nous, gens de qualité,
Nous qui nous rappelons l’antique liberté !
« Un gentilhomme était, suivant l’antique mode…
— « Oui, cria-t-on, était l’égal du Voiévode[18]. »
— « Eh bien, notre noblesse on veut nous la dénier ;
« Il nous faut en donner des preuves sur papier. »
— « Bah ! cria Juraha, ce n’est pas vous qu’on blesse,
Car c’est d’un paysan que vient votre noblesse ;
Mais moi, fils de Kniaź[19], moi fournir des documents !
Allez au Ciel, à Dieu demander si je mens !
Que le Russe aille donc interroger les chênes
Pour savoir qui les fit souverains de nos plaines !
— « Kniaź, s’écria Zagiel, vous perdez la raison !
Mais j’ai des princes, moi, Monsieur, dans ma maison. »
— « La croix de ton blason, dit Podhaïski, peut-être
« Veut dire simplement qu’un Juif fut ton ancêtre. »
— « C’est faux, cria Birbasz, moi qui descends des rois
« Tatars, dans mon blason j’ai la barque et la croix. »
— « Poraj[20], dit Mickiewicz, fond d’or avec la mitre,
« Blason princier, voyez dans Stryjkowski[21], chapitre… »
Alors c’est un chaos de cris et de discours :
Robak pour l’apaiser au tabac a recours ;
Il en offre aux criards. Leur ardeur diminue ;
Chacun accepte, prise et vingt fois éternue.
Le moine alors sourit et put continuer :
« Que de gens ce tabac a fait éternuer !
Dąbrowski, ce héros dont la Pologne est fière,
A prisé quatre fois dans cette tabatière. »
— « Dąbrowski ? » cria-t-on. — « Lui-même ; écoutez bien !
J’étais là quand Dantzig fut repris au Prussien.
Craignant de s’endormir (car il devait écrire),
Il prise, il éternue et se met à me dire :
« Au-delà du Niemen, Robak, nous nous verrons ;
Dans six mois tout au plus pour sûr nous y serons.
Avec ce tabac-là dites-leur de m’attendre,
Car c’est le seul que j’aime et que je puisse prendre. »

Ce discours produisit un tel étonnement
Dans la foule bruyante, un tel ravissement,

Qu’on se tut un instant ; puis un léger murmure
S’élève… « Dąbrowski ! La chose est-elle sûre ?
« Dąbrowski ? D’Italie ? (i)… » A la fin, tous en chœur,
(On eût dit que ce chant jaillissait de leur cœur),
Tous d’une même voix s’écrièrent ensemble :
« En avant Dąbrowski ! (i) » Toute l’auberge tremble,
Tous s’embrassent ; le roi tatar, le villageois,
Poraj avec le Gryf[22], la mitre avec la croix.
Débats, rivalités, tout s’efface et s’oublie.
Tous chantent en criant : « Du vin, de l’eau-de-vie ! »

Robak pendant ce chant écoute assidûment.
Il l’interrompt enfin par un éternuement.
On se trouble, on se perd, on cherche la cadence
Mais en vain… et Robak en ces mots recommence :
« Vous vantez mon tabac, Messieurs ; mais voulez-vous
Regarder à présent ce que l’on voit dessous ? »
Ici, de son mouchoir frottant sa tabatière,
Il leur fait voir au fond peinte une armée entière
De soldats nains : au centre est un homme à cheval
Grand comme un hanneton, sans doute un général.
Il caracole : on voit sa redingote grise ;
Sa main gauche conduit, et sa main droite prise.
« Contemplez, dit Robak, ce cavalier fameux :
Qui de vous sait son nom ? » — Ils ouvrent de grands yeux. —
« Eh bien c’est l’Empereur ! Pas celui de Russie ;
« Aucun Tzar n’a jamais su priser de sa vie. »
— « En capote ? Un grand homme ! Un empereur encor !
« Je croyais qu’un grand homme était tout cousu d’or,
Dit Cydzik, « car le moindre adjudant moscovite,
Est jaune et reluisant comme une carpe frite[23]. »
— « Bah ! s’écria Rymsza, jadis étant enfant
J’ai vu Kościuszko célèbre et triomphant.
Ce grand homme portait l’habit de Cracovie,
« La czamarka. » — « Comment, la czamarka, s’écrie
Alors Wilbik, « son nom c’est la taratatka… »
— « Elle est sans brandebourgs ; c’est bien la czamarka, »
Appuya Mickiewicz. Et le débat s’allume
Sur la coupe de l’un et de l’autre costume.


[24]

L’ingénieux Robak, voyant se dévoyer
L’entretien, le ramène alors à son foyer,
Sa tabatière ; il offre, on prise, on éternue,
On crie : « à vos souhaits ! » Et Robak continue :
« Quand l’Empereur bataille et qu’il prend du tabac,
C’est signe de l’issue heureuse du combat.
Par exemple, Austerlitz. — Voici l’artillerie
Française… L’ennemi l’attaque avec furie.
Lui, regarde et se tait : chaque coup de canon
De Russes effrayés renverse un escadron.
L’empereur en prisant les voit tomber de selle :
Chaque escadron qui tombe, une prise nouvelle.
Alexandre à la fin, son frère Constantin
Et l’empereur François y perdent leur latin.
Ils détalent : et lui, certain de son affaire,
Les regarde, et, riant, ferme sa tabatière.
Si l ’un de vous, Messieurs, sert jamais avec lui,
Qu’il se rappelle bien mon récit d’aujourd’hui. »
— « Ah ! cria Skoluba, serez-vous bon prophète ?

On prédit les Français ici pour chaque fête
De l’almanach ; aussi, ne demandant pas mieux,
Nous regardons venir à nous crever les yeux…
Rien ne vient : et toujours le Russe et la Russie !
Eh nous serons tous morts, quand viendra ce Messie[25].
............
— « Se plaindre, dit Robak, est œuvre de commère,
Et se croiser les bras, attendre sans rien faire,
Est œuvre d’aubergiste et de Juif. Beau succès
D’être vainqueur du Russe à l’aide des Français !
Ils ont déjà trois fois étrillé les Souabes,
Écrasé ces affreux Prussiens, jeté ces crabes
D’Anglais à l’eau, le Russe à son tour sautera.
Mais de cela voici ce qui résultera :
Nos bons Lithuaniens feront le diable à quatre
Quand il ne restera plus personne à combattre,
Napoléon vainqueur, ses ennemis à bas,
Dira : « qui sont ceux-ci ? Je ne vous connais pas ! »
Ce n’est pas tout d’attendre un hôte qu’on invite ;
Il faut lui préparer et la table et le gîte.
Il faut que le logis soit d’abord nettoyé,
Oui nettoyé, vous dis-je, enfants, et balayé ! »

On se tait — mais bientôt des voix se font entendre :
« Nettoyer le logis ? Comment faut-il s’y prendre ?
Nous ferons ce qu’il faut ! nous sommes prêts à tout :
Mais parlez ; dites-nous la chose jusqu’au bout ! »

Robak n’écoute plus. La tête à la fenêtre,
Il regarde : il a vu quelque chose apparaître.
Et bientôt, se levant : « Non, pas pour le moment.
Nous en reparlerons un jour plus longuement.
A la ville demain une affaire m’arrête.
Je vous rendrai visite au retour de ma quête. »

— « Venez à Niehrymow pour y passer la nuit,
Dit l’Économe, « là, vous aurez un bon lit ;
Et vous savez, chez nous c’est un commun proverbe
Quêteur à Niehrymow a toujours fait sa gerbe. »
— « Chez nous, dit Zubkowski, descendez, s’il vous plaît
Vous aurez un rouleau de toile, un tonnelet
De beurre, une génisse ; on dit dans la province :
Tout quêteur à Zubkow est reçu comme un prince. »
Skołuba, Mickiewicz le réclament pour eux.
« Nul moine de chez nous ne sort le ventre creux. »
On l’invite, on le prie, on le presse, on l’escorte,
On l’acclame ; le moine avait franchi la porte.

Il a par la fenêtre, une minute avant,
Vu Thadée au galop, pâle, cheveux au vent,

Qui, tout triste, suivait la route, et sans relâche
Accablait son cheval de grands coups de cravache ;
Et cette vue a fort troublé le Bernardin.
Il le suit à grands pas, arpentant le chemin
Qui mène à la forêt, dont la masse noirâtre
Masque et limite au loin tout l’horizon bleuâtre.



Qui jamais, pénétrant nos immenses forêts,
Sonda leur profondeur et leurs replis secrets ?
Le pêcheur des bords seuls peut explorer les ondes ;
Tel le chasseur autour de nos forêts profondes
Tourne ; il en sait l’aspect, la forme, la couleur ;
Mais il n’a point percé les secrets de leur cœur.
Ceux-ci, demandez-les aux contes, aux légendes.
Quiconque a pu franchir les taillis et les brandes,
Voit surgir un rempart de racines, de troncs,
Entouré de marais et de ruisseaux profonds,

De réseaux d’herbe épaisse et de fourmilières,
De nombreux nids de taons, de guêpes, de vipères.
Si ce rempart vivant n’a pu vous arrêter,
À de plus grands périls il faut vous apprêter.
Plus loin, à chaque pas, comme des chausses-trappes,
De petits lacs sous l’herbe ont étendu leurs nappes.
Jamais jusqu’à leur fond n’a pénétré le jour,
Et les diables y font sans doute leur séjour.
Ces lacs sont tout luisants d’une sanglante rouille,
Et leur fétide odeur empoisonne et dépouille
Les arbres d’alentour, qui végètent chétifs,
Chauves, nains, vermoulus, rabougris, maladifs.
Inclinant leurs rameaux tout léprosés de mousse,
Courbant leurs troncs barbus où le champignon pousse,
On dirait sur ces eaux des sorcières, chauffant
Leurs mains sur un chaudron où cuit un corps d’enfant.

Au-delà de ces lacs nul homme ne pénètre ;
Le regard même en vain cherche à s’y reconnaître :
À travers le brouillard on ne voit rien paraître.
Ce brouillard sort toujours de marais malfaisants.
Mais au delà, s’il faut croire les paysans,
S’étend une contrée admirable et féconde,
Chef-lieu des animaux et des plantes du monde.
De là seraient sortis tous les arbres divers
Qui se sont répandus depuis dans l’univers
Comme dans l’Arche, ici la divine sagesse
Garde toujours un couple au moins de chaque espèce.
C’est au centre, dit-on, que l’on voit les palais
De l’urus, du bison, de l’ours, rois des forêts
Sur les arbres près d’eux, nichent, faces sinistres,
Et le lynx et l’ourson, leurs vigilants ministres.
Plus loin sont relégués les vassaux moins fameux,
Les sangliers, les loups et les élans rameux.
Les aigles, les faucons, voltigent sur leurs têtes.
Vils courtisans, vivant aux crocs des rois des bêtes.
Ces couples d ’animaux, vrai cénacle sacré,
Cachés dans ce lieu saint où nul n’a pénétré,
Aux frontières des bois envoient des colonies ;
Mais eux ne quittent point leurs retraites bénies.
Ils ne périssent pas sous la balle ou l’épieu,
Mais, quand ils ont vieilli, rendent leur âme à Dieu.
Ils ont leur cimetière, où, quand la mort s’apprête,
Vient déposer ses os chaque oiseau, chaque bête.
Quand l’ours n’a plus de dents et ne peut plus manger,

Quand le cerf traîne à peine un pied jadis léger,
Quand le lièvre alourdi ne peut fendre l’espace,
Quand le corbeau blanchit, quand le faucon se glace,
Quand l’aigle sent son bec qui ne peut plus s’ouvrir,
Racorni, se courber, impropre à le nourrir, — [26]
Ils vont au cimetière… Et l’exilé lui-même,

Blessé, revient mourir dans ce recoin qu’il aime.
Et jamais dans les lieux de l’homme fréquentés
Leurs os à ses regards ne se sont présentés[27].
Des hôtes de ces lieux la vie est exemplaire :
Ils se gouvernent seuls dans la vertu première.
Ils ignorent encor notre progrès humain,
Cet orgueil qui nous met les armes à la main,
Nos duels insensés, nos guerres meurtrières :
Tels, dans le paradis, vivaient jadis leurs pères.
Sauvages et pourtant doux et toujours d’accord,
Aucun d’entre eux jamais ne frappe ni ne mord.
Si l’homme de ces lieux osait franchir l’enceinte,
Il pourrait désarmé, les traverser sans crainte.
Tous le regarderaient, pleins d’admiration,
Comme, au sixième jour de la création,
Hôtes du paradis, leurs ancêtres antiques
Regardèrent Adam, — calmes et pacifiques.
Mais non, l’homme jamais n’y pourra pénétrer :
L’Effroi, l’Horreur, la Mort lui défendent d’entrer.

Seuls, les chiens quelquefois, quand leur ardeur les pousse,
Tombent dans ces marais, dans ces gouffres de mousse ;
Mais bientôt, effrayés de ce spectacle affreux,
Ils fuient en aboyant, égarés, furieux.
Et bien longtemps après, caressés par leur maître,
Ils tremblent à ses pieds, sans pouvoir se remettre.
Ces recoins inconnus, ces vastes profondeurs
Sont nommés matecznik[28] par tous nos vieux chasseurs.



Ours stupide ! Pourquoi sortir du sanctuaire ?
Le Woïski ne t’eût pas cherché dans ton repaire.
Mais l’odeur du rucher qui de loin t’enivrait,

Ou bien l’avoine mûre, irrésistible attrait,
T’ont fait d’en approcher commettre l’imprudence,
Et le garde aussitôt devina ta présence :
Et, par ses espions, il eut bien vite appris
En quels lieux tu cachais ton gîte et tes abris.
Le Woïski maintenant à te traquer s’apprête,
Et loin du matecznik te coupe la retraite.

Thadée est informé que depuis un instant
Les chiens dans les fourrés rôdent en furetant.
Tout se tait. Les chasseurs en vain tendent l’oreille ;
En vain chacun écoute,. interroge et surveille
Ce silence ; longtemps ils attendent en vain :
Le bois fait seul entendre un bruit sourd et lointain.
Les chiens, tels des plongeurs qui dans l’eau disparaissent,
Sont muets : les fusils vers la forêt se dressent.
Sur leur chef à genoux tous ont fixé les yeux :
Tels, près d’un médecin, des amis anxieux
Attendent le destin d’une personne aimée,
Tels nos gens, du Woïski sachant la renommée,
Attendent, pleins de crainte et d’espoir à la fois.
« Le voici ! le voici » dit-il à demi-voix.
Ils écoutent encor… Rien Enfin à grand’peine
Ils entendent : un chien, deux, trois, une vingtaine,
Puis tous les lévriers, s’appelant dispersés,
Se rejoignent : les uns sur les autres pressés
Hurlent… Et ce n’est plus le jappement placide
D’un chien qui suit un lièvre, une biche timide :
C’est un cri haletant court, sec, bref, acharné.
Ils ne poursuivent plus un gibier deviné ;
Ils le voient. Tout à coup plus de bruit de poursuite :
Ils l’ont atteint. Voici l’ours qui se précipite
Et doit blesser les chiens : car à leur aboiement
Des cris d’agonisants se mêlent fréquemment.

Tous se sont redressés : chaque fusil s’apprête :
Les chasseurs dans le bois avancent tous la tête.
Puis ils ne peuvent plus attendre ! On disparaît
Tour à tour de son poste ; on gagne la forêt,
Et chacun le premier veut rencontrer la bête.
En vain sur son cheval le Woïski les arrête,
Menaçant de frapper, paysans ou seigneurs,
De sa laisse à gros nœuds le dos des déserteurs.
Vains efforts ! En dépit.de ses cris nul ne tremble :
Tous sont sous bois. Trois coups soudain partent ensemble ;

Puis c’est un feu nourri, dominé par la voix
Rugissante de l’ours qui remplit tout le bois.
Il rugit de douleur, de honte, de furie.
Derrière lui, chiens, gens, traqueurs, tout hurle et crie.
La trompe sonne. Au bois on court de tous côtés,
Tous arment les fusils ! Tous semblent enchantés ;
Seul le Woïski prétend que la chasse est manquée.
Chasseurs, piqueurs avaient tous leur place indiquée.
Ils sont allés cerner l’ours dans le même sens,
Et l’animal, fuyant leurs cris assourdissants,
Se jette vers les lieux laissés sans surveillance,
Vers les champs, d’où chacun dans la forêt s’élance,
Où le Woïski n’a plus, de ses nombreux chasseurs,
Que le Comte et Thadée avec quelques piqueurs.

Du bois, plus rare ici, sort un bruit de branchages,
Puis l’ours, comme l’éclair jaillissant des nuages ;
Les chiens le suivent, fous, sanglants ; lui, sur ses pieds
Se dresse, et rugissant les arrête effrayés.
De ses pieds de devant il arrache de terre
Et lance troncs noircis, racines, blocs de pierre
Sur les chiens, sur les gens. Il casse un arbre entier,
Puis comme une massue il le fait tournoyer
Et court sur les derniers chasseurs restés en place,
Sur le Comte et Thadée. A l’ours tous deux font face.
Sur lui, sans sourciller, ils braquent leurs fusils
Et d’aucune frayeur leurs cœurs ne sont saisis ;
Puis ensemble tous deux ils pressent la détente,
(Les maladroits !). Ils vont périr faute d’entente.
Ils ont manqué. L’ours saute ; ils saisissent tous deux
A deux mains un épieu qui se trouve près d’eux.
Ils se l’arrachent… Mais de cette gueule immense
Et rouge, un double rang de crocs brille et s’avance ;
Deux lourdes pattes vont s’abattre sur leur front :
Ils pâlissent, ils fuient vers le bois. D’un seul bond
L’animal les rejoint : il se dresse, il s’élance
Et les manque ; il repart bientôt, il prend l’avance :
Le Comte sent déjà la patte sur sa peau…
Déjà son crâne va sauter comme un chapeau,
Quand le Notaire accourt et l’Assesseur se montre :
Un peu plus loin, Gervais arrive à leur rencontre
Avec Robak sans arme : et soudain tous les trois
Comme sur un signal ils tirent à la fois.
L’ours bondit dans les airs, retombe sur la tête
Et bat l’air de ses pieds ; et la sanglante bête

Auprès du Comte va s’abattre en tournoyant.
Le comte est renversé par ce choc effrayant.
L’ours rugit, veut bondir encor… Mais il retombe…
Sprawnik et Strapczyna[29] l’assaillent… Il succombe.

Alors, à son côté, le Woïski prend joyeux
Son cor de buffle, long, tacheté, sinueux
Comme un boa ; ses mains le pressent à sa lèvre.
Son visage est gonflé ; ses yeux, rouges de fièvre,
Se ferment, et son ventre, à moitié renfoncé,
Envoie à ses poumons tout son souffle amassé.
Il joue alors. Le cor au bois, comme une trombe,
Lance son chant qui dans l’écho se double, et tombe.
Les chasseurs, les traqueurs écoutent, stupéfaits
De ces accords si purs, si forts et si parfaits.
Le vieillard renouvelle encore à leurs oreilles
De son art tant vanté les antiques merveilles ;
Il anime, il remplit les taillis et les bois.
On dirait que la meute y bondit à sa voix.
C’est la chasse : son bruit dans les airs gronde et plane,
D’abord ce chant joyeux, vibrant : c’est la diane ;
Ces grognements, des chiens reproduisent le jeu ;
Ces tonnerres soudains, ce sont les coups de feu.

Il cesse, mais il tient le cor ; on s’imagine
Qu’il joue, et c’est l’écho de la forêt voisine.

Il souffle. Et l’on croit voir ce cor qui retentit
Devenir tour à tour plus gros ou plus petit
En imitant les cris d’animaux ; il s’allonge :
Un hurlement de loup éclate et se prolonge ;
Ensuite en gosier d’ours il s’ouvre largement
Et rugit… De l’auroch gronde le beuglement.

Il cesse, mais il tient le cor ; on s’imagine
Qu’il joue, et c’est l’écho de la forêt voisine :
Elle admire les sons mélodieux du cor,
Que les chênes entre eux se répètent encor.

Il souffle. Dans le cor cent cors sonnent ensemble :
Le chant tout à la fois gronde, s’irrite et tremble.
On entend chiens, chasseurs, animaux : puis, levant
Le cor, il lance au ciel un hymne triomphant.

Il cesse, mais il tient le cor ; on s’imagine

Qu’il joue et c’est l’écho de la forêt voisine.
Les arbres sont autant de cors au son vainqueur
Se transmettant le chant comme de chœur en chœur.
La musique, toujours plus large et plus lointaine,
Devenant par degrés plus calme et plus sereine,
Enfin au seuil des cieux va se perdre là-bas !…

Le Woïski de son cor détachant ses deux bras,
Les baisse ; le cor tombe et pend à sa courroie
Flottante. Le vieillard, tout rayonnant de joie,
Se tient les yeux levés, plein d’inspiration :
Son oreille recueille encor le dernier son.
Alors de toutes parts les chasseurs applaudissent,
Et sans fin, les bravos, les vivats retentissent.
Le silence bientôt s’est fait : de tous côtés
Sur l’ours agonisant les yeux se sont portés.
Il est là tout sanglant, la poitrine trouée ;
Aux poils noirs de ses flancs l’herbe semble nouée ;
Il étend largement ses pattes de devant ;
Il souffle et ses naseaux versent des flots de sang.
Il ouvre encor les yeux, mais sans bouger la tête.
Les chiens du Président s’acharnent sur la bête :
A gauche Strapczyna la presse, et l’on peut voir
Sprawnik à droite aussi s’abreuvant de sang noir.

Entre les dents des chiens il faut qu’on introduise
Une barre de fer avant qu’ils lâchent prise.
Les crosses des chasseurs tournent l’ours sur le dos,
Et trois vivats des bois réveillent les échos.

— « Eh bien, dit l’assesseur, en brandissant son arme,
Et mon petit fusil ? N’est-ce pas un vrai charme ?
Hein ? mon petit fusil ! Ce n’est pas un géant,
Mais quel travail il fait ! D’ailleurs, quoi d’étonnant ?
Il n’a jamais manqué son coup : c’est son usage.
« Le prince Sanguszko jadis m’en fit hommage. »
Il montrait ce fusil d’un travail merveilleux,
Et faisait admirer ce bijou précieux.
— « Et moi, dit le Notaire (il halète et s’essuie)
Je courais après l’ours, quand le Woïski me crie :
En place ! en place ! » Bah ! L’ours galopait toujours…
Un vrai lièvre… Il allait !… Ah c’est le roi des ours.
Je perds haleine, moi : l’atteindre est impossible.
Je regarde… Il bondit… Mais je le prends pour cible ;
A travers le taillis je vise : attends, brigand

« Me dis-je, et patatras ! le voilà gigottant !
Quel fusil ! C’est un vrai Ségalas London-Londre
De Bałabanówka… Cela j’en puis répondre. »
(Là vivait un fameux armurier polonais
Qui couvrait ses fusils de barbouillage anglais).
— « Quoi ! hurla l’assesseur, quoi ! Que viens-je d’entendre ?
Vous, vous l’avez tué ; vous osez le prétendre ! »
— « Silence, répliqua le Notaire, on verra !
Nous avons des témoins ici ; l’on jugera ! »

Dans la foule aussitôt la dispute s’engage :
Entre les deux rivaux la troupe se partage.
Nul ne pense à Gervais : tous couraient de côté
S’il tira par devant, nul ne s’en est douté.
Le Woïski dit : « Ici, j’admets votre dispute :
Ce n’est plus pour un lièvre au moins que l’on discute ;
C’est pour un ours. Ici la querelle me plait :
Cela vaut qu’on choisisse ou sabre ou pistolet.
Comment vous accorder sur ce qui vous divise ?
Je permets le duel : l’usage l’autorise.
J’ai connu deux voisins autrefois : Domeïko
Etait le nom de l’un : l’autre était Doweïko.
La chose se passait du temps de ma jeunesse.
Tous les deux braves gens, d’excellente noblesse,
Ils tirèrent une ourse et simultanément.
Qui l’a tuée ? Enigme !… Ils firent le serment
De se battre en mettant entre eux la peau de l’ourse,
Rien de plus ; un duel à mort… Pas de ressource.
Ce combat sans pareil fit du bruit en son temps.
Les poètes du crû l’ont vanté dans leurs chants.
Je fus l’un des témoins… Vous pouvez donc m’en croire :
Et je vais en détail vous narrer cette histoire. »

Mais Gervais fit alors une diversion.
Il examinait l’ours avec attention.
De son couteau de chasse il ouvre enfin la tête,
Et du fond du cerveau tout gluant de la bête
Il retire la balle, et l’essuyant du coin
De sa veste, au fusil il l’adapte avec soin.
Alors, levant la main et leur montrant la balle
« Messieurs, dit-il, laissez disputes et cabale ;
Ce plomb vient du fusil qui porte notre nom
(Il montre enveloppé de fil son seul canon).
Mais je n’ai pas tiré, moi. Morbleu, le courage
M’a manqué : sur mes yeux je sentais un nuage.

Ces deux jeunes messieurs couraient tous deux sur moi.
L’ours les suivait, pressant le Comte… Quel effroi !
Le seul des Horeszkos en ligne féminine…
« Doux Jésus ! » m’écriai-je, et la bonté divine
A mon aide envoya le père Bernardin.
Il nous a tous battus : oh ! c’est un fier lapin !
Je tremblais, je n’osais tirer. Lui, sans rien dire,
M’arrache le fusil des mains, ajuste et tire :
Entre deux têtes, paf ! à cent pas, juste dans
La gueule, et de ce coup lui fracasser les dents !
Messieurs ! Je ne suis plus de première jeunesse ;
Je n’ai connu qu’un homme égalant cette adresse.
C’était ce querelleur qui jadis excellait
A couper les talons[30] à coups de pistolet ;
Ce gredin des gredins, ce tueur, ce vampire,
Ce Hyacinthe : son nom je ne veux pas le dire.
Mais il ne songe plus à tirer sur les ours ;
Il barbotte aux enfers s’il a fini ses jours.
Bon moine ! A deux de nous il a sauvé la vie,
Et même à trois, morbleu ! Car je vous certifie
Que si des Horeszkos l’héritier que voici
Eût été dévoré, je serais mort aussi.
L’ours aurait grignoté mon antique carcasse.
Qu’on amène ce moine ! Il faut que je l’embrasse »

On cherche alors Robak, mais inutilement.
Après la mort de l’ours, il parut un moment :
S’élançant vers Thadée et le Comte, il s’assure
Qu’ils sont bien tous les deux vivants et sans blessure,
Lève les yeux au ciel, et, remerciant Dieu,
Comme s’il avait peur, s’enfuit loin de ce lieu.

Sur l’ordre du Woïski cependant l’on ramasse
Des herbes, du bois mort, des branches qu’on entasse.
Le feu prend : la fumée en sort comme un sapin
Noirâtre, qui plus haut s’étale en baldaquin.
Sur la flamme en faisceaux on dispose des lances,
On y pend de petits chaudrons aux larges panses.
On apporte des chars légumes, pain, rôti
Et farine.
Et farine. Le Juge ouvre un coffre assorti
D’où l’on voit émerger des têtes de bouteilles :

Il choisit la plus grande aux facettes vermeilles.
(C’est un don de Robak et c’est de la liqueur
De Dantzig, la boisson si chère à notre cœur.)
« Vive Dantzig ! cria le Juge : à les entendre,
Dantzig est aux Prussiens : nous saurons le reprendre ! »
Et dans les gobelets il verse et verse encor :
Aux rayons, du soleil brillent les feuilles d’or.[31]

Dans les chaudrons cuisait le bigos[32]. Par des rimes
Comment peindre son goût et ses parfums sublimes ?
Mes vers seraient pour vous des mots vides de sens,
Estomacs citadins, raffinés, impuissants.
Pour goûter nos chansons et nos mets, il faut être
Bien portant, campagnard, chasseur et s’y connaître.

Mais sans cela pourtant le bigos est un plat
Dont peut se délecter tout palais délicat.
Vous prenez tout d’abord cette bonne choucroute
Qui, comme on dit chez nous, des lèvres sait la route.[33]
Mise dans le chaudron, ses humides réseaux
D’une viande choisie imprègnent les morceaux ;
On la laisse exprimer sa force nutritive ;
A la fin la vapeur hors du vase s’esquive
Et de son âcre arôme elle embaume les airs.

Le Bigos est prêt. Tous ont saisi leurs cuillers ;
Au siège des chaudrons on se presse, on se rue.
L’airain gronde, fume, et… le bigos diminue.
Plus rien… que la vapeur qui monte encore aux flancs
Des vases, comme au sein refroidi des volcans.

Quand tous sont bien repus, on serre la vaisselle,
On met l’ours sur un char et puis on monte en selle.
Tous sont joyeux, causeurs, excepté l’Assesseur
Et le Notaire… Tout augmente leur fureur :
De son petit fusil l’un vante la justesse,
De son fusil anglais l’autre exalte l’adresse.
Quant au Comte et Thadée ils ont avec l’ennui
D’avoir manqué leur coup, la honte d’avoir fui.
Or, laisser des traqueurs un ours forcer la ligne,
De la part d’un chasseur est une faute insigne.

Le Comte prétendait qu’il aurait arraché
L’épieu, mais que Thadée avait tout empêché.
Celui-ci répliquait que, plus fort que le Comte,
Et se croyant la main plus habile et plus prompte,
Il voulait lui sauver la vie. Ainsi tous deux
Se taquinaient parmi le cortège joyeux.

Au milieu des chasseurs le Woïski tient sa place ;
Il est étrangement émoustillé, loquace.
Pour terminer gaîment toute discussion,
Il renoua le fil de sa narration.
« Assesseur, si j’ai dit que vous et le Notaire
Pouviez vous provoquer, ce n’était point pour faire
Couler le sang… Oh ! non ! Je voulais seulement
Donner à ces Messieurs un divertissement,
Renouveler un tour qu’en dix-sept cent soixante
J’imaginai jadis. La chose est amusante.
Vous ne la savez pas, vous autres, jeunes gens.
Mais elle était célèbre en tous lieux de mon temps.

Domeïko ! Doweïko ! Ces deux noms si semblables
A leurs deux possesseurs jouaient des tours pendables.
Rien de plus incommode ! Aux diétines parfois
Quelqu’un pour Doweïko racollait-il des voix,
Votez pour Doweïko » disait-il à son homme.
L’autre n’entend pas bien : c’est Domeïko qu’il nomme.
A table, un jour, le vieux maréchal Rupeïko
Veut boire à Doweïko ; d’autres crient : Domeïko !
Et, le désordre aidant, plus d’un joyeux convive
Sans distinguer les noms criait : « Bravo qu’il vive ! »

Bien mieux, un jour, en ville, un noble un peu lancé
Provoqua Domeïko, mais fut deux fois blessé.
Plus tard, rentrant chez lui par le bac, le brave homme
Rencontre Doweïko par hasard et le somme,
Tandis qu’ils traversaient tous deux la Wileïko,[34]
De lui dire son nom. — « Mon nom ? c’est Doweïko. » —
L’autre de sa pelisse a tiré sa rapière :
Flic ! flac ! mon Doweïko reçoit pour son confrère.
Et ne fallut-il pas pour comble de malheur
Qu’à la chasse on plaçât l’un et l’autre seigneur
L’un près de l’autre ; et que, menacés par sa course,
Ensemble ils fissent feu tous deux sur la même ourse.
Notre ourse s’abattit, il est vrai, de ce coup,

Mais son ventre en avait déjà reçu beaucoup ,
Presque tous les fusils avaient même calibre :
De se dire vainqueur chacun d’eux restait libre.

C’en est trop, dirent-ils ; il est temps d’en finir.
Que ce soit Diable ou Dieu qui veuille nous unir,
Séparons-nous. C’est trop de deux soleils au monde ! »
Ils dégainent : chacun cherche qui le seconde.
Deux hommes si charmants ! On voudrait les calmer,
Mais on ne réussit qu’à les mieux enflammer :
Et c’est au pistolet qu’ils confient leur vengeance.

« Ils sont prêts. Nous crions : « Éloignez la distance ! »
— « C’est ainsi, disent-ils ; eh bien ! nous tirerons
Des deux bouts d’une peau d’ourse, nous le jurons.
Hreczech, assistez-nous ! » Je prends air féroce :
Bien, dis-je, mais d’abord que l’on creuse une fosse !
Vous ne finirez pas ceci sans vous toucher.
Mais je ne permets pas un duel de boucher.
Si vous voulez tirer, mettez quelque chose entre.
On ne peut s’appuyer le canon sur le ventre,
Morbleu ! Je vous permets déjà le pistolet.
La distance sera, puisque cela vous plaît,
Une peau d’ourse, et moi je l’étendrai par terre ;
Puisque je suis témoin, j’en ferai mon affaire ;
Et je vous placerai, vous, Monsieur, d’un côté,
Près de la tête, et vous à l’autre extrémité.
disent-ils ; le jour ? — Demain. — L’endroit ? — Dans
— Soit, disent-ils ; le jour ? — Demain. — L’endroit ? — Dans l’Ile. »

« On se sépare, et moi je cherche mon Virgile. »
Il s’interrompt. Quelqu’un crie : « Hare ! » Entre leurs pieds
Part un lièvre… après lui courent les lévriers.
L’Écourté, le Faucon, chacun avec son maître,
Sont là, car on s’est dit : ils serviront peut-être.
Ils suivaient les chasseurs tous deux en liberté.
Quand ils ont vu le lièvre, ils ont tous deux sauté.
Leurs maîtres à cheval s’élançaient déjà vite,
Mais le Woïski cria « Halte pas de poursuite !
Nul ne doit avancer d’un pas ; je le défends.
Nous voyons tout d’ici ; le lièvre prend les champs. »
En effet, entendant le bruit des chiens, le lièvre
Courait dressant l’oreille et frissonnant de fièvre ;
Tout gris, il s’allongeait au-dessus des sillons ;
Et ses pattes semblaient, comme quatre bâtons

Immobiles, du sol effleurer la surface :
Tel l ’oiseau rase l’eau sans laisser de trace.
La poussière le suit, puis les chiens… Bout à bout,
Lièvre, poussière, chiens ne forment qu’un seul tout.
On croirait voir ramper une immense vipère,
Dont la tête est le lièvre et le cou la poussière :
Les chiens comme la queue ondulent derrière.
Leurs deux maîtres de loin regardent haletants,
Bouche ouverte… Tous deux après quelques instants.
Ont pâli… Quel ennui les agite et les ronge ?
La vipère en courant se distend et s’allonge.
Elle se rompt ! son cou de poussière est à bas ;
La tête est près du bois et la queue à cent pas
En arrière : sous bois l’on voit encor la tête
Qui s’enfuit… et la queue auprès du bois s’arrête.

Pauvres chiens ! Tout autour ils courent tout honteux,
Semblant se consulter et s’accuser entre eux
Ils reviennent enfin la mine embarrassée,
Penauds, la queue au ventre et l’oreille baissée.
Ils viennent, sans oser adresser un regard
A leurs maîtres et vont se cacher à l’écart.

Le Notaire a penché son front sur sa poitrine ;
L Assesseur se tient droit, mais il fait triste mine.
Ils expliquent comment tout a dû se passer.
Leurs chiens en liberté ne savent pas chasser.
Le lièvre, mal lancé, partit à l’improviste :
Dans ce terrain pierreux, sur cette horrible piste,
Il faudrait, pour bien faire, avoir des chiens bottés.

Ils parlent en chasseurs très expérimentés :
Leurs compagnons pourraient profiter et s’instruire,
Mais ils n’écoutent pas. Les uns préfèrent rire
Et les autres siffler ; ceux-ci pensent à l’ours :
Chacun de ses exploits remémore le cours.
Quant au Woïski, du lièvre il a vu la poursuite ;
Avec indifférence il constate sa fuite,
Et reprend son récit : « Où m’étais-je arrêté ?
Oui, je vous disais donc que mon couple entêté
Voulait se battre au bout d’une même peau d’ourse.
Tous criaient : c’est la mort, et la mort sans ressource.
Je riais, et Virgile à moi m’était garant
Qu’une peau d’animal, c’est encore assez grand.
Car la reine Didon (la chose est authentique)

Eut grand peine, abordée aux rivages d’Afrique,
A se faire accorder par ce peuple inhumain
Ce qu’une peau de bœuf couvrirait de terrain :[35]
Sur ce terrain pourtant elle bâtit Carthage.
La nuit je méditai ce fait, en homme sage.

Le jour vient ; en voiture arrive Doweïko,
Et bientôt à cheval s’avance Domeïko :
Ils regardent et voient un pont sur la rivière,
Un pont velu, de peau d’ours coupée en lanière.
En tête je plaçai Doweïko d’un côté,
Domeïko sur la queue à l’autre extrémité.
Et maintenant, tirez ! dis-je, et grand bien vous fasse !
Mais avant de partir il faudra qu’on s’embrasse ! »
Eux de pester ; et tous de se tordre ; pour moi,
Aidé du bon curé, je leur cite la loi ;
Puis après le statut j’invoque l’Évangile.
Que faire ? On s’embrassa, grâce à mon bon Virgile.

De là naquit entre eux une amilié de coeur :
De Domeïko bientôt Doweïko prit la sœur ;
Domeïko prit aussi la sœur de son beau-frère ;
Puis en deux lots égaux ils partagent leur terre ;
Et, pour que de ce fait on se souvînt toujours,
Dans l’île ils ont bâti le cabaret de l’Ours. »



  1. Forêts célèbres de Lithuanie, auxquelles le poète ajoute les bois de Ponary et de Kuszelew.
  2. Mickiewicz cite ici le redoutable Witenès, le grand Mindowe ou Mendog et Giedymin, dont il est question plus bas.
  3. D’après une tradition, le grand-duc de Lithuanie, Giedymin, vit en songe sur la colline de Ponary un loup d’airain, ou plus exactement, un loup de fer, et, à la suite de ce songe, fonda la ville de Vilna sur le conseil du Vaïdelote Lizdeïko. (Vaïdelote est le nom des prêtres païens de Lithuanie. Voyez le Konrad Wallenrod de Mickiewicz)
  4. Il s’agit de Vitold, fils de Kieystat et de Jagellon, fils d’Olgierd ; le dernier fut roi de Pologne, à laquelle il réunit la Lithuanie.
  5. Sigismond Auguste fut élevé à la dignité de grand-duc de Lithuanie, conformément aux anciens usages : il ceignit le glaive et se couronna d’un Kolpak (c’est le nom de ce bonnet qu’on appelle parfois en français le Colbak). Il adorait la chasse.
  6. Dans le district de Rossienie (Samogitie), dans les biens de Paszkiewicz, greffier du district, s’élevait un chêne connu sous le nom de Baublis, vénéré comme un objet sacré au temps du paganisme. À l’intérieur de ce géant évidé par les siècles, Paszkiewicz avait fondé un cabinet d’antiquités lithuaniennes.
  7. Non loin de l’église paroissiale de Nowogródek croissaient d’antiques tilleuls dont un grand nombre furent abattus vers 1812.
  8. Jean Kochanowski, le grand poète polonais du xvie siècle, qui habitait Czarnolas au légendaire tilleul.
  9. V. le poème de Séverin Goszczyński, intitulé le Château de Kaniow.
  10. Dans le texte ces vers sont identiques à ceux du premier livre. Les nécessités de l’alternance des rimes ont forcé le traducteur à les modifier ici.
  11. En polonais Cyces.
  12. Les Kołomyjki sont des chansons ruthéniennes de Galicie du même genre que les mazours polonais.
  13. Les Dumki sont des chants ukrainiens.
  14. C’est le chant national : la Pologne n’est pas encore morte (Jeszcze Polska nie zginęła).
  15. Le commerce des blés se faisait par les wiciny ou grands bateaux du Niemen, qui servent aux Lithuaniens à porter en Prusse leurs céréales, en échange desquelles ils rapportent les denrées coloniales, entre autres le café comme il est dit au deuxième livre.
  16. C’est la place d’honneur où l’on plaçait autrefois les dieux domestiques et où les Russes mettent encore leurs icônes. C’est là que le villageois fait asseoir un hôte qu’il veut honorer.
  17. Il s’agit de l’armée polonaise du duché de Varsovie.
  18. Ou du palatin. C’est le proverbe : Szlachcic na zagrodzie-Równy wojewodzie.
  19. Les Kniaź sont les princes ruthéniens, dont l’origine remonte à Rurik et à ses compagnons.
  20. C’est le blason de l’auteur lui-même.
  21. Célèbre chroniqueur polonais du XV1l6 siècle, qui a le premier raconté avec force détails parfois fabuleux, l’histoire de la Lithuanie et de sa noblesse.
  22. Autre nom de blason.
  23. « Comme un brochet dans le safran », dit exactement le texte. Qu’on nous pardonne la licence poétique de notre traduction.
  24. Ces mots sont empruntés au texte primitif du chant national : La Pologne n’est pas encore morte.
  25. En polonais cette idée est rendue par le proverbe : « Avant que le soleil se lève la rosée nous aura rongé les yeux. »
  26. Les becs des grands oiseaux de proie se recourbent de plus en plus avec l’âge, et à la fin la partie supérieure, se repliant, ferme le bec, et l’oiseau est condamné à mourir de faim. Cette croyance populaire a été admise par certains ornithologues.
  27. En effet, il n’y a pas d’exemple qu’on ait jamais trouvé le squelette d’un animal mort de sa mort naturelle.
  28. Littéralement lieu d’origine, retraite-mère.
  29. Les deux chiens du Président.
  30. C’était un jeu autrefois fort en usage de faire peur aux demoiselles en tirant sur les talons de leurs chaussures.
  31. On sait que l’eau-de-vie de Dantzig contient de légères paillettes d’or.
  32. Choucroute garnie, mets traditionnel en Pologne
  33. Kapusta, co sama idzie w usta ; mot à mot cette choucroute qui va d’elle-même dans la bouche (proverbe).
  34. Exactement la Wileïka, affluent de la Willia.
  35. La reine Didon fit découper en lanières une peau de bœuf, et enferma ainsi dans cette peau la vaste plaine où elle éleva Carthage. Le Woïski avait lu le récit de cet évènement non dans l’Enéïde, mais sans doute dans les commentaires des Scholiastes.