Thadée Soplitza (Pan Tadeusz)/LIVRE III

Traduction par Venceslas Gasztowtt.
Imprimerie Adolphe Reiff (p. 56-75).

LIVRE III

COQUETTERIES


Expédition du Comte dans le verger. — La Nymphe mystérieuse gardant les oies. — Comparaison entre la chasse aux champignons et les ombres des Champs-Elysées. — Différentes sortes de champignons. — Télimène et le temple du Souvenir. — Délibération relative à l’avenir de Thadée. — Le Comte paysagiste. — Observations artistiques de Thadée sur les arbres et les nuages. — Théorie du Comte sur les beaux-arts. — La cloche. — Le billet doux. — Un Ours, messieurs !


Le Comte reprenait ses sens ; mais, soucieux,
Du côté du jardin il tourne encor les yeux.
O joie ! il a cru voir de loin à la fenêtre
La robe blanche encor paraître et disparaître.
Il a cru voir tomber comme un sylphe léger,
Qui, d’un vol lumineux franchissant le verger,
A lui comme un éclair parmi les verts concombres.
Tel un rayon jaillit hors des nuages sombres
Et colore un champ noir de reflets diaprés
Ou se mire brillant dans le ruisseau des prés.

Il saute de cheval, et, renvoyant sa suite,
Du côté du jardin seul il se précipite.
Il arrive à la haie, il y trouve des trous,
Et s’y glisse sans bruit à la façon des loups.
Par malheur il frôla des buissons de groseilles.
La jardinière, au son qui vient à ses oreilles,
Regarde autour de soi, ne voit rien, mais soudain
Elle s’enfuit pourtant jusqu’au fond du jardin.
Quant au Comte, au milieu de plants de patience,
D’oseille et de bardane, il sautille, s’avance,
Fait des bonds de grenouille… et, quand il eut rampé
Tout près, de quel spectacle il fut alors frappé !

Là, sous des cerisiers épars (culture étrange !)
Croissait d’épis divers un bizarre mélange :
Le froment, le maïs, l’avoine au poil follet,
La fève, et dans les fleurs, les pois et le millet.

C’est le petit jardin abri de la volaille.
L’intendante qui fit jadis cette trouvaille
Est madame Poulet de l’illustre maison
Des Dindoński[1]. Jamais si belle invention
N’avait des basses-cours illustré les annales.
Reléguée aujourd’hui dans les choses banales,
On en faisait d’abord un mystère, un secret.
Maintenant l’almanach l’édite, l’indiscret,
Sous ce titre : moyen de sauver la volaille
Des griffes des milans. Excellente trouvaille !

En effet, quand le coq, gardien de ces lieux,
Debout et redressant son bec majestueux,
Mais penchant de côté sa tête et son aigrette
Et parcourant le ciel d’une vue inquiète,
A l aspect d’un vautour suspendu dans les airs,
Crie ; — alors poulets, paons, dindons, oiseaux divers
Rentrent dans ce jardin, qui parfois même abrite
Les pigeons qui n’ont pu voler jusqu’à leur gîte.

Alors d’aucun danger l’on est inquiété ;
Mais tout fuit les ardeurs d’un chaud soleil d’été :
Et les oiseaux craintifs que la chaleur accable
Gisent dans l’herbe ou bien se baignent dans le sable.
A ces têtes d’oiseaux plusieurs têtes d’enfants
Se mêlent ; leurs cheveux sont courts, blonds, presque blancs ;
Leurs cous, nus jusqu’aux bras. Au milieu d’eux se dresse
Une autre enfant, plus grande, à la soyeuse tresse.
Derrière les enfants un paon aux airs vainqueurs
Largement de sa queue étalait les couleurs,
Desquelles ressortaient comme d’un fond plus sombre
Les têtes dont l’éclat redoublait dans cette ombre.
Le paon les entourait d’une auréole d’yeux
Qui de loin ressemblaient aux étoiles des cieux ;
Et ces têtes brillaient sur la trame légère
Du maïs, sur l’argent du gazon d’Angleterre,
Sur la guimauve verte et le rouge églantier,
Qui, mêlés, entouraient le jardin tout entier
D’un treillage d argent et d’or, ou, pour mieux dire,
D’un voile aux plis légers agité du zéphire.

Sur ces épis divers, mobiles bataillons,
Plane comme un brouillard de brillants papillons,

Qui forme baldaquin ; leurs quatre ailes tremblantes
S’étendent dans les airs, légères, transparentes,
Tissu qui dans le ciel flotte invisiblement
Et qu’on ne reconnaît qu’à son bourdonnement.

La jeune fille agite en l’air comme un panache
Fait de plumes d’autruche et semble prendre à tâche
De préserver ainsi les petits enfants blonds
De ce ruissellement nacré de papillons.
Son autre main brandit une corne dorée
A nourrir les enfants sans doute consacrée :
Leurs bouches, en effet, y puisent tour à tour ;
La corne d’Amalthée eut jadis ce contour.

Dans ses soins maternels parfois elle s’arrête
Et vers les groseillers elle tourne la tête,
Ignorant que tout près l’envahisseur rampant
S’est à travers les blés glissé comme un serpent.
Des bardanes soudain il se dresse. Étonnée,
Elle voit à trois pas sa posture inclinée.
Elle se détournait, son corps s’était penché,
Elle allait s’envoler, pinson effarouché.
Déjà ses pieds légers glissaient sur le feuillage,
Quand les enfants qu’effraie et ce nouveau visage,
Et son départ subit, poussent un cri strident.
Elle comprend alors qu’il serait imprudent
De laisser des enfants si petits, seuls, en larmes :
Elle revient, domptant ses premières alarmes,
Comme un esprit qu’évoque un enchanteur puissant ;
Prenant le plus criard encor tout gémissant
Entre ses bras, près d’eux elle s’assied à terre
Et les caresse tous et leur dit de se taire.
Ils s’apaisent enfin et pressent de leurs mains
Ses genoux, s’abritant comme autant de poussins
Sous l’aile de leur mère… « Il faut donc que je gronde,
Dit-elle, vous criez à faire peur au monde :
Fi ! les vilains ! Monsieur n’est pas un vagabond ;
Il est très beau, voyez ! Et comme il a l’air bon ! »

Elle-même leva les yeux. Le Comte, aux anges,
Souriait, tout heureux, tout fier de ses louanges.
Elle se tut alors et sa confusion
Lui donna la rougeur de la rose en bouton.
C’était un beau jeune homme en effet. Son teint pâle
N’altérait point l’éclat de son visage ovale ;

Ses yeux bleus étaient doux ; sur ses longs cheveux blonds
Des brins d’herbe enlacés, des débris de houblons
Qu’il avait en rampant pris dans la plate-bande
Semblaient le reste épars d’une verte guirlande.

« Oh ! dit-il, quelque nom qu’on doive à ta beauté,
Esprit ou vision, Nymphe ou divinité,
Parle ! Est-ce ton vouloir qui te retient sur terre
Ou bien l’inique effort d’une force étrangère ?
Ah ! je comprends : sans doute un amant méprisé,
Quelque puissant seigneur, quelque tuteur rusé
T’enferme dans ce parc, ô princesse enchantée ?
Toi, par les ménestrels digne d’être chantée.
Héroïne au front pur, reine des vieux romans,
Révèle-moi, beauté, tes secrets, tes tourments :
Je serai ton sauveur. Esclave de tes charmes,
Mon cœur est sous tes lois : règne aussi sur mes armes. »
Il dit et tend son bras.
Il dit et tend son bras. Aux mots de l’inconnu
La jeune fille ébauche un sourire ingénu.
Comme un enfant se plait aux couleurs éclatantes
Et s’amuse à toucher des pièces d’or luisantes
Sans en savoir le prix, elle aime ce fracas
De mots harmonieux qu’elle ne comprend pas.
Elle lui dit enfin : « Monsieur veut-il m’instruire
De ce qu’il fait céans et de ce qu’il désire ? »
Le Comte ouvrit les yeux… Plein de confusion,
Il se tait, puis enfin répond, changeant de ton :
« Pardon d’avoir troublé vos yeux, Mademoiselle !
Oh ! pardon mille fois !… Mais la cloche m’appelle
Au déjeuner ; j’ai craint de me mettre en retard.
Par la route ordinaire on fait un grand écart.
A travers le jardin j’abrégerai sans doute. »
— Eh bien, Monsieur, je vais vous montrer votre route ;
Mais ne m’abîmez pas mes fleurs… Ce sentier-ci,
Sur l’herbe ! — « Par-là, dit le Comte, ou par ici ? »
Elle leva ses yeux d’azur, toute surprise
Que le Comte insistât et ne l’eût pas comprise.
La maison devant lui se dressait à cent pas,
Et le Comte hésitait… Mais il ne voulait pas
Rompre encor l’entretien et cherchait dans sa tête
Pour le faire durer quelque prétexte honnête.
« Vous logez, n’est-ce pas, non loin de ce verger ?
Sans doute vous venez d’un pays étranger ?
Non ? Mais comment ? Alors je devrais vous connaître !

De votre chambre, là, n’est-ce pas la fenêtre ?»
Et tout bas il pensait : étrangère aux romans,
Elle est jeune du moins, et ses yeux sont charmants.
Souvent une grande âme, en un désert éclose,
Fleurit comme en un bois s’épanouit la rose.
Que l’on porte au grand jour cette reine des fleurs,
Et tous sont éblouis de ses vives couleurs.

La jardinière alors s’est levée en silence.
Un enfant qu’elle emporte à son cou se balance
Sa main en traîne un autre, et le groupe enfantin,
S’éloigne devant elle à travers le jardin.

Bientôt se retournant : « Avant que je m’en aille,
Veuillez donc dans le blé ramener ma volaille ! »
— « La volaille ? Qui ? moi ? » dit le Comte confus.
Elle avait disparu sous les arbres touffus ;
Mais un instant encore, à travers la charmille,
On peut apercevoir un regard qui scintille.

Le Comte est resté seul, le front triste et penché.
Telle la terre, quand le soleil s’est couché,
Telle son âme est froide et se plonge dans l’ombre.
Il rêve, mais son rêve est triste, morne et sombre.
Il s’éveille… D’où vient cet air exaspéré ?
Trouver si peu de chose, avoir tant espéré !
Quand dans l’herbe il rampait vers la nymphe divine,
La tête en feu, le cœur battant dans sa poitrine,
Il voyait tant d’attraits dans cette vision,
Qu’il revêtait des fleurs de son illusion.
Quelle était son erreur ! Elle est bien de figure,
Sa taille est élancée : oui, mais quelle tournure !
Ce visage arrondi, cette vive fraîcheur
Dénote un prosaïque, un rustique bonheur :
Son esprit dort encor, son cœur est insensible,
Et comme son langage est vulgaire et risible !
« Je vois, dit-il, je sais : non, plus d’illusions !
Ma poétique Nymphe est gardeuse d’oisons. »

Avec la Nymphe, hélas ! tout ce beau paysage
Disparaît. Ces rubans, ce merveilleux treillage
D’or et d’argent, ce n’est que de la paille, hélas !

Et le Comte examine, en se tordant les bras,
Cette touffe d’ivraie avec son lien d’herbe,

Qu’il prit pour un panache à la plume superbe ;
La corne d’Amalthée avec ses reflets d’or,
C’était une carotte : il l’aperçoit encor.
Les enfants la rongeaient de leur bouche gloutonne.
Merveille, illusion, charme, tout l’abandonne !

Tel de la chicorée un enfant voit la fleur.
Séduit par sa charmante et légère couleur,
Il la veut, il s’approche, il souffle : la corolle
En duvet dans les airs sous son souffle s’envole ;
Et notre curieux ne tient plus qu’un débris
De tige dénudée, un vil brin d’herbe gris.

Le Comte a renfoncé son chapeau, puis bien vite
Il revient sur ses pas et foule dans sa fuite
Les légumes, les fleurs, les groseillers ; enfin
Il a franchi la haie ; il est hors du jardin.
Il a dit qu’il allait déjeuner chez le Juge :
Tous ont peut-être appris, grâce à ce subterfuge,
Sa présence au jardin : ils vont l’y relancer ;
Si l’on voit qu’il a fui, que pourront ils penser ?
Il faut donc revenir. À grand peine il se fraie
Un passage dans l’herbe en effleurant la haie.
Enfin il est sauvé : désormais, sans détour,
La route le conduit tout droit jusqu’à la cour.
Il marche et du jardin il écarte sa tête.
Tel un voleur, du toit qu’à piller il s’apprête
Ou qu’il vient de piller, se détourne avec soin,
Tel le Comte est prudent, bien qu’il soit sans témoin :
Lui ? lorgner le verger ? Non, il regarde en face.

Il voit un bois : le sol sous le gazon s’efface.
Sur ces tapis, parmi les troncs blancs des bouleaux,
Sous l’abri suspendu de leurs jeunes rameaux,
S’agite étrangement un groupe de fantômes
Au vêtement bizarre : on dirait sous ces dômes
Des esprits éclairés par la lune. Les uns
Sont blancs comme la neige et les autres sont bruns ;
L’un sous un grand chapeau trouve un commode ombrage ;
L’autre est nu-tête : comme entourés d’un nuage,
Ceux-ci laissent flotter de longs voiles au vent :
On dirait la comète au vol terrifiant.
Chacun a sa posture aussi : cloué sur place,
L’un promène en tous sens un regard perspicace ;
L’autre, les yeux fixés devant lui, va tout droit,

Comme sur une corde un acrobate adroit ;
Et tous, de temps en temps, s’inclinent jusqu’à terre,
Comme pour célébrer quelque auguste mystère.
On les voit s’approcher, se rencontrer parfois,
Mais sans se saluer, sans élever la voix.
Tous sont profondément plongés dans leurs pensées.
On croirait voir les morts dans les Champs-Élysées,
Se dit le Comte : exempts de chagrins, de douleurs,
Ils sont calmes, heureux, mais sombres et rêveurs.

Qui pourrait deviner que ces gens impassibles
Sont ceux que chez le Juge on a vus moins paisibles ?
Après leur déjeuner bruyant, nos compagnons
Font solennellement la chasse aux champignons.
Ils savent accorder, tant leur conduite est sage,
A chaque occasion leur mise et leur langage,
Tenant compte et des temps et des lieux à la fois :
Aussi, quand il fallut suivre le Juge au bois,
On changea de maintien ainsi que de costume.
Par dessus leurs kontusz, comme c’est la coutume,
Ils ont mis des surtouts de toile, et sur leurs fronts
De grands chapeaux de paille immense et tout ronds.
De là vient leur blancheur étrange, élyséenne.
Tous se sont travestis, excepté Télimène
Et quelques jeunes gens en habit.

Et quelques jeunes gens en habit. Cette scène
Est du grec pour le Comte étranger à nos mœurs :
Il court donc étonné vers les blancs promeneurs.

Le gibier abondait. Tout jeune homme ramasse
Le mousseron[2] : le peuple aime et vante sa grâce :
Son éclat que l’insecte a toujours respecté
Est l’emblème, dit-on, de la virginité.
Le bolet élancé que la chanson appelle
Le colonel des bois[3], plaît à la demoiselle.
Tous cueillent les rydze[4] ; ; gros comme rien du tout,
Ils sont les moins chantés mais les meilleurs au goût,
Frais, salés, en automne, en hiver. Dans les couches
De lichen, le Woïski cherchait la mort aux mouches[5].

Les autres champignons, tenus pour dangereux,
Ou dédaignés de tous pour leur goût doucereux,
Servent uniquement au gibier de pâture,
Aux insectes de nid, aux forêts de parure.
Sur la nappe des prés on les dirait posés
Comme un couvert complet. Par leurs bords évasés
Des girolles[6] tantôt roses, tantôt dorées,
Semblent des verres pleins de liqueurs colorées.
La coquemelle[7] imite un fond de gobelet ;
D’un long verre à champagne un autre[8] a le reflet.
L’agaric[9] rond et blanc, large et plat tout ensemble,
A la tasse de Saxe étonnamment ressemble.
Et la vesse-de-loup[10], globe plein tout entier
D’une poudre noirâtre, a l’air d’un poivrier.
Les lièvres et les loups savent comment se nomme
Le grand nombre de ceux que ne connaît-point l’homme.
Ceux-là sont délaissés ; si parfois un chercheur
Se penche vers l’un d’eux, en voyant son erreur
Il s’irrite et du pied l’écrase ou le déchire.
Mais il abîme l’herbe et c’est mal se conduire.

Dédaignant ceux de l’homme autant que ceux des loups,
Télimène distraite au ciel fait les yeux doux.
Le Notaire lui dit, les deux poings sur les hanches :
« Quels sont ces champignons qui poussent sur les branches ? »
Et l’Assesseur, toujours méchant, la définit :
La femelle qui cherche un endroit pour son nid.

Elle cherche en effet le calme et le silence.
Loin de la compagnie à pas lents elle avance
Du côté d’un coteau doucement étagé
Et d’arbres plus touffus largement ombragé.
Au centre est une pierre ; et de dessous la pierre
Un ruisseau jaillit, gronde, et, cherchant le mystère,
Court se cacher au sein des joncs et des roseaux
Pullulant sur ses bords et nourris de ses eaux
Là le malin espiègle, emmailloté d’herbage,
Immobile et muet sur son lit de feuillage,
Murmure en s’endormant au pied d’un arbrisseau
Comme un enfant criard posé dans son berceau,

Quand sa mère sur lui joint les rideaux et jette
Des feuilles de pavot partout dans la couchette.
Télimène en ce lieu charmant aime à venir ;
Elle l’a baptisé Temple du Souvenir[11].

Debout près de la source elle étale sur l’herbe
Son châle rouge, large, éclatant et superbe ;
Et, comme la baigneuse au-dessus d’un bain froid
Se penche avant d’oser y plonger, on la voit
Qui se met à genoux et lentement s’incline.
Enfin, comme attiré par l’onde purpurine
Du châle, tout son corps s’y renversa soudain.
Les deux coudes sur l’herbe et le front dans la main,
Elle baisse les yeux et son regard s’arrête
Sur un livre français entr’ouvert sous sa tête ;
Elle laisse tomber autour des feuillets blancs
Un flot de cheveux noirs et de roses rubans.

L’émeraude de l’herbe et le corail du châle,
Sa longue robe rouge au vague reflet pâle,
Le jais de ses cheveux qui brille d’un côté,
Et sa bottine noire à l’autre extrémité,
Des bas, des mains, du front l’éclat pur et candide
La font luire de loin comme une chrysalide
Sur le feuillage vert de l’érable…

Sur le feuillage vert de l’érable… Ô malheur !
Ce spectacle charmant perd toute sa valeur :
Nul connaisseur qui puisse en goûter tout le prix ;
La chasse aux champignons absorbe les esprits.
Seul, Thadée a tout vu du coin de l’œil ; il n’ose
Aller tout droit : il veut dissimuler la chose.
Tel un chasseur, caché dans des branches d’osier,
Sur une double roue approche du pluvier
Ou des outardes, et près du cheval s’abrite :
La selle ou la crinière au fusil sert de gîte ;
Il feint de labourer ou de herser le champ,
Et du nid des oiseaux va toujours s’approchant ;
Tel louvoyait Thadée.

Tel louvoyait Thadée. Alors, ô malechance !
Le Juge, le coupant, vers la source s’avance.
Au vent flottent tout blancs les pans de son surtout

Et son vaste mouchoir attaché par un bout ;
Son grand chapeau de paille, en sa marche subite,
Comme une large feuille avec le vent s’agite
Et tombe sur son dos ou s’abat sur ses yeux.
Il porte un gros bâton : son air est soucieux.
Il se penche ; et, lavant ses mains à la fontaine,
Il s’assied sur la pierre auprès de Télimène :
Puis il parle en ces mots, appuyant son menton
Sur la pomme d’os blanc de l’énorme bâton :

« Maintenant que Thadée a fini ses études,
Ma sœur, je suis en proie à mille inquiétudes.
Je suis vieux, sans enfants ; et c’est ce grand garçon
Qui fait seul ici-bas ma consolation.
Il sera l’héritier de ma fortune. En somme
Il pourra dans mon bien vivre en bon gentilhomme.
Il est temps de songer à m’occuper de lui.
Mais comprenez, ma sœur, ma peine et mon ennui.
Jacek[12], mon frère aîné, le père de Thadée,
S’obstine, je ne sais dans quelle étrange idée,
A rester loin de nous, et même à son enfant
Il ne fait pas savoir qu’il est encor vivant ;
Mais il règle son sort. D’abord, c’est à la guerre
Qu’il voulait l’envoyer : ce qui ne m’allait guère.
Enfin il a permis qu’il restât parmi nous
Et qu’il se mariât. Pour ce futur époux
J’avais un bon parti. Nul dans le voisinage
N’égale pour le nom et pour le parentage
Le Président. Anna, sa fille aînée, est bien :
Jeune, jolie et riche, il ne lui manque rien.
C’était mon rêve. » Alors Télimène oppressée
Ferme son livre. Après s’être un peu redressée,

« Comme j’aime maman[13], dit-elle, y pensez-vous,
Mon frère ? Ces projets sont vraiment par trop fous !
Vous croyez pour Thadée être un dieu tutélaire
En lui faisant semer du blé noir dans sa terre ?
C’est un meurtre ! Et lui-même un jour vous maudirait.
Enfouir ce talent au fond d’une forêt !
Croyez-moi, son esprit en ressources abonde ;
Il est de ceux qu’on doit produire dans le monde.
Dans quelque capitale envoyez-le plutôt !

Qu’il aille à Varsovie ! Ou bien, non, ce qu’il faut
Pour lui, c’est Pétersbourg. Cet hiver une affaire
M’y réclame. Voyons ce que l’on pourra faire
Pour votre cher neveu. J’ai des relations,
Du crédit : tout se fait par les protections.
Il entrera partout grâce à mon patronage !
Je lui ferai donner par un haut personnage
Des ordres, des emplois. Il pourra quelque jour
Les quitter s’il le veut : du moins à son retour
Il sera quelque chose, il aura la science
Du monde, n’est-ce pas ? — Après l’adolescence,
Dit le Juge, il est bon de voyager un peu,
Et de voir comme est fait le monde du Bon Dieu.
Je ne suis pas toujours resté dans mon village :
J’ai vu Piotrków jadis et je fus du voyage
De la cour à Dubno ; pour affaires d’argent
Je fus à Varsovie ; et même en voyageant
J’ai beaucoup profité ! Je veux bien que Thadée
Voyage, mais comment ? Savez-vous mon idée ?
Je le ferais partir en simple voyageur,
En apprenti, bientôt compagnon et majeur.
Des ordres ? des emplois ?… Motus sur ce chapitre :
Un ordre, un grade russe !… Ah ! vraiment, le beau titre !
Quel est donc le seigneur, autant nouveau qu’ancien,
Quel est le gentilhomme ayant un peu de bien,
Qui songe à ces hochets ?… Ont-ils moins d’influence ?
Nous estimons en eux le nom et la naissance
Ou des emplois publics dus à l’élection
De leurs égaux et non à la protection ».
« Si tel est votre avis, repartit Télimène,
C’est bien ; qu’en voyageur alors il se promène. »

— « Oui, ma sœur, dit le Juge en se grattant le front,
Je le voudrais ; mais eux, qui sait ce qu’ils diront ?
Hyacinthe de son fils veut disposer en maître :
Il vient de m’envoyer encore ce vieux prêtre,
Robak, de Varsovie arrivé récemment,
Grand ami de mon frère et son seul confident.
Entre eux deux de Thadée ils ont réglé la vie :
Ils désirent le voir le mari de Sophie,
Votre jeune pupille. Il paraît qu’ils auront
En outre de mon bien un douaire assez rond
En capitaux, que veut leur assigner mon frère.
Vous savez qu’il est riche et qu’il a droit de faire
De mon bien ce qu’il veut… Il faudra donc, ma sœur,

Arranger entre nous cette affaire en douceur.
Il faut les rapprocher. Qu’importe leur jeunesse ?
Sophie est une enfant, direz-vous, rien ne presse.
Mais le temps est venu de la faire sortir :
C’est une enfant, ma sœur, qui commence à grandir. »
Télimène à ces mots surprise et toute pâle
Se levait lentement, à genoux sur le châle.
D’abord elle écoutait ; bientôt d’un mouvement
De main elle sembla repousser vivement
Çes propos importuns, comme on chasse une mouche,
Vers la bouche du juge.
Vers la bouche du juge. « Ah ! voilà qui me touche !
Que ce soit pour Thadée avantageux ou non,
Dit-elle, vous pouvez trancher la question ;
Ce n’est pas mon affaire ; et que votre jeune homme
Devienne par vos soins aubergiste, économe,
Qu’il tienne cabaret ou se fasse piqueur,
Peu m’importe après tout. Mais Sophie et son cœur !
Qu’a-t-elle de commun avec vous ? Ma pupille
Dépend de moi. Jacek a pour la jeune fille
Pu payer de son bien les frais de pension
Et nous faciliter son éducation,
Sans l’avoir achetée encor ! Dieu me pardonne,
Vous savez, et ce n’est un secret pour personne,
Que, pour faire les grands, vous avez vos raisons,
Et qu’il est une dette entre nos deux maisons. »
(Le juge l’écoutait avec impatience
Et ne put à ces mots cacher sa répugnance ;
Aussi, comme il craignait d’en entendre encor plus,
Il approuvait du geste et semblait tout confus.)

Télimène acheva : « Sophie est ma pupille ;
Je suis sa protectrice et toute sa famille.
Seule je dois avoir le soin de son bonheur. »
— « Et si ce mariage était selon son cœur »,
Dit le Juge en levant les yeux ; « et si Thadée
Lui plaisait… ? — « Lui plaisait ?… Voyez l’étrange idée !
Hé ! qu’il lui plaise ou non, cela m’importe bien !
Il est vrai que pour dot ma pupille n’a rien ;
Mais elle ne sort pas d’une noblesse… basse ;
Elle a des Palatins dans son illustre race.
Sa mère est Horeszko ! N’est-ce rien que ce nom ?
D’ailleurs, j’ai tant soigné son éducation !…
Elle mourrait ici… » Le Juge pense, écoute,
La regarde ; il finit par s’apaiser sans doute.

Car il reprend gaîment : « Que faire, dans ce cas ?
J’aurais, voulu finir tout ceci sans tracas.
Mais pourquoi se fâcher ? Cela peut vous déplaire,
C’est votre droit ; tant pis ! Surtout, pas de colère !
Moi, je ne suis qu’un tiers ; on ne vous force en rien.
Vous refusez Thadée en résumé ; c’est bien.
Je répondrai là-bas que je ne suis pas cause
S’il faut que l’on renonce à ce qu’on se propose.
Je reviens à mon plan. Avec le Président
Nous aurons en deux jours fait notre arrangement. »

Télimène pourtant apaise sa colère :
« Je ne refuse rien : pas si vite, mon frère !
Vous l’avez dit vous-même, il est encor trop tôt :
Attendons, agissons prudemment, comme il faut.
Donnons aux jeunes gens le temps de se connaître ;
Avec réflexion le sentiment doit naître.
Mais n’allez pas au moins forcer votre neveu
A l’aimer ; gardez-vous de souffler sur le feu.
Le cœur n’a pas de maître et n’est pas un esclave,[14]
Et de toute contrainte il sait briser l’entrave. »

Le Juge alors se lève et s’éloigne pensif ;
Thadée à ce moment se rapproche furtif.
Ce sont des champignons qu’il cherche en apparence :
Et du même côté le Comte alors s’avance.

Tandis qu’avec sa sœur le Juge conférait,
Le Comte, de derrière un gros arbre, admirait.
Il a pris son crayon, puis une feuille blanche
Qu’il a toujours sur lui ; sur une large branche
Il étend son papier : il dessine un croquis
En se disant tout bas : « Quel groupement exquis !
L’une sur le gazon et l’autre sur la pierre !
Contraste dans les traits, têtes à caractère ! »
Il allait, s’arrêtait, essuyait son lorgnon,
Clignait des yeux, semblait plein d’admiration.
« Ce spectacle charmant, ce ruisseau, cette roche,
Vont-ils changer encore ou fuir à mon approche ?
Ai-je pris des pavots pour de moelleux gazons ?
Ma nymphe est-elle encor la pastoure aux oisons ? »

Le Comte chez le Juge avait vu Télimène,
Car il venait chez lui presque chaque semaine,

Mais sans la remarquer : il est donc stupéfait
Lorqu’il voit son modèle et qu’il le reconnaît.
Ce beau site, sa pose et sa mise adorable,
Ne la rendaient-ils pas d’ailleurs méconnaissable ?
Son œil brillait encor de son courroux récent ;
Son visage animé par le vent fraîchissant,
Par sa dispute et par leur subite venue,
S’était comme éclairé d’une flamme inconnue.

« Madame, dit le Comte, un profane ose ici
Vous demander pardon et vous dire merci :
Pardon d’avoir de loin épié tous vos gestes,
Merci d’avoir joui de vos rêves célestes.
Je vous offensai tant hélas ! et vous dois tant !
J’ai troublé votre rêve et vous dois un instant
D’extase et de bonheur ! L’homme est inexcusable,
Mais l’artiste pour lui fait amende honorable.
J’osai beaucoup déjà, je vais faire encor pis.
Jugez ! » Il s’agenouille et lui tend son croquis.

Télimène jugea cette légère esquisse
En personne polie et nullement novice.
Elle n’épargna point les encouragements.
« Vous avez du talent, bravo ! Mes compliments !
Dit-elle, exercez-le : copiez les merveilles
De la belle naturel !… O rives sans pareilles
De l’Italie ! O ciel éblouissant d’azur !
O cascades d’argent du classique Tibur !
Grotte du Pausilippe ! Et vous, géants de pierre !
C’est là-bas qu’il faut peindre. Ici, quelle misère !
Pour les fils des neuf sœurs ce pays est malsain ;
Ils y mourraient… Je vais encadrer ce dessin ;
Ou bien je le mettrai dans mon album, cher Comte !
De ceux de ma console il grossira le compte. »

Ils parlèrent alors des cieux italiens,
Des brises, des zéphyrs, des monts aériens,
Non sans prendre en pitié, comme font les touristes,
Nos plaines et nos bois si sombres et si tristes.
Et pourtant autour d’eux s’étendaient nos forêts
Pleines de majesté, de grandeur et d’attraits !
Les pruniers enlacés par le houblon sauvage,
Le sorbier rougissant comme un jeune visage,
Le coudrier, Ménade aux mille thyrses verts,
Au lieu de noirs raisins, de noisettes couverts ;

Près du sol, le sureau penché vers l’aubépine,
La framboise embrassant la mûre sa voisine.
Arbrisseaux et buissons se tiennent par la main ;
De danseurs animés on dirait un essaim ;
Et, couple éblouissant, au milieu d’eux se dressent,
Dominant les flots verts qui sous leurs pieds se pressent,
Le charme et le bouleau[15], qui, sveltes fiancés,
Règnent par leur couleur et leurs troncs élancés.
Plus loin, silencieux, se tiennent les ancêtres
Regardant leurs neveux : là ce sont les vieux hêtres,
Ici les peupliers, le chêne au front moussu
Qui porte cinq cents ans sur son torse bossu,
Et foule, comme autant de piliers funéraires,
Les corps pétrifiés des vieux chênes, ses pères.

Thadée allait, venait dans un mortel ennui.
Leurs longs discours n’étaient que de l’hébreu pour lui.
Enfin, lorsqu’ils vantaient les bosquets d’Italie,
Et qu’ils énuméraient toute une litanie,
Orangers et cyprès, oliviers, amandiers,
Cactus, noyers, sandals, aloès, citronniers,
Lierre, acajou, figuier, comme autant de prodiges,
En célébrant leur forme et leurs fleurs et leurs tiges,
Sentant que son courroux croissait à tout moment,
Il ne put retenir son mécontentement.
Sans être un grand savant, il aimait la nature,
Et dit, montrant nos bois, à qui l’on fait injure :
« J’a pu voir au Jardin des Plantes de Vilna
Tous ces arbres fameux que vous nous vantez là,
Arbres de l’Orient, du Sud, de l’Italie :
Lequel peut égaler ceux de Lithuanie ?
Serait-ce l’aloès aux bras démesurés ?
Le citronnier, ce nain aux gros boulets dorés,
Aux feuilles de carton vernis, court et difforme,
Comme une femme riche aussi laide qu’énorme ?
Serait-ce le cyprès long, maigre et mince ? Lui,
Le symbole du deuil ? Non pas, mais de l’ennui !
On dit qu’il fait très bien sur une sépulture ;
D’un laquais allemand il y prend la posture,
N’osant bouger les mains ni remuer un œil
De peur de transgresser l’étiquette du deuil !

« N’est il pas plus touchant, notre bouleau rustique ?

Comme une mère en deuil pleurant son fils unique
Ou la veuve un époux, il tord ses bras nerveux
Et répand jusqu’au sol les flots de ses cheveux.
Quels sanglots éloquents dans sa seule attitude !
Comte, si du dessin vous faites votre étude,
Que ne dessinez-vous nos beaux arbres à nous ?
Mais vos voisins, Monsieur, vont se rire de vous,
S’ils savent qu’habitant dans nos plaines fertiles,
Vous peignez… des déserts et des rochers stériles. »

« Mon ami, dit le Comte, un beau site n’est rien
Qu’un thème, un canevas… L’âme, croyez-le bien,
Est tout : la fantaisie a les ailes de l’aigle,
Mais il lui faut aussi le bon goût et la règle.
Et puis ce n’est pas tout encor ; le principal
Est qu’en son vol l’artiste aspire à l’idéal !
Le beau réel ne l’est pas toujours en peinture ;
Vous apprendrez cela plus tard par la lecture.
Quant au dessin, il faut, c’est là l’essentiel,
Un groupe, un point de vue, un ensemble et le ciel,
Oui le ciel d’Italie. Oh ! pour les paysages
Un peintre ne doit pas chercher d’autres rivages.
C’est pourquoi, sauf Breugel (mais non pas van der Hell),
Je veux parler de l’autre, on cite deux Breugel,
Et sauf Ruysdaël, notre Nord sombre et triste
A-t-il jamais produit un grand paysagiste ?
Non, c’est le ciel qu’il faut.» « Notre peintre Orlowski[16],
Intervint Télimène, avait le goût d’ici ;
(Car chez les Soplitza c’est une maladie
De ne rien trouver beau si ce n’est leur patrie) ;
Et, bien qu’à Pétersbourg il vécût sans ennui,
(Dans ma console j’ai des esquisses de lui),
Bien qu’il fût à la cour reçu, choyé, — sans cesse
Il parlait du pays chéri de sa jeunesse.
Ce pays-là pour lui seul avait des attraits :
C’est ici qu’il prenait terre, ciel et forêts… »

« Comme il avait raison ! » dit Thadée avec flamme ;
« Votre ciel d’Italie est beau, mais n’a point d’âme.
Toujours pur, n’est-il pas comme un fleuve glacé
J’aime bien mieux le nôtre orageux, nuancé.
Vous n’avez qu’à lever les yeux : quels paysages !
Que de tableaux divers dans le jeu des nuages !

Comme ils changent ! Celui d’automne, tout brumeux,
Va comme une tortue : il rampe pluvieux,
Et paresseusement sur la terre s’appuie
Laissant flotter ses longs cheveux tressés de pluie.
Le nuage de grêle arpente le ciel bleu :
Tout rond comme un ballon, doré vers le milieu,
Et rapide et grondant… Et même ces nuées
Blanchâtres, voyez comme elles sont remuées !
On dirait maintenant des cygnes dispersés ;
Le vent comme un faucon les pousse à flots pressés.
Les voyez-vous grossir, grandir ?… Et puis tout change.
Ils ont pris une croupe, une crinière étrange,
Des jambes et des pieds ; ils traversent les airs.
On dirait des chevaux volants dans les déserts.
Ces coursiers argentés se mêlent : de la croupe
Sort un mât, la crinière en voile se découpe ;
A présent, un vaisseau vogue majestueux,
Lentement, au milieu de la plaine des cieux ! »

Télimène et le Comte avaient levé les yeux.
D’une main l’orateur montrait le phénomène
Et de l’autre il serrait la main de Télimène.
Pendant le court instant que dura cette scène,
Sur son chapeau le Comte a posé son papier ;
Il a pris son crayon ; il allait dessiner,
Quand la cloche sonna. Du bois plein de silence
S’élèvent des clameurs et le bruit recommence.

Le Comte en soupirant dit d’un ton solennel :
« De la cloche ici-bas tout subit donc l’appel !…
« Les rêves du génie ou de la fantaisie
« Les plaisirs de l’amour et de la poésie,
« L’union de deux cœurs, quand l’airain retentit
« Tout se trouble, tout fuit et tout s’anéantit ! »
Là, tournant attendri ses yeux vers son modèle,
« Que nous en reste-il ? — « Le souvenir, » dit-elle… »
Pauvre Comte ! il faut bien le consoler un peu :
Elle cueille et lui tend un myosotis bleu.
Il le baise et le met vite à sa boutonnière.
Thadée en même temps écartait la bruyère
En voyant que vers lui venait par ce chemin
Un objet blanc : c’était… un lis ? non, une main !
Il la saisit, sa bouche y plonge avec délices :
Telle du lis l’abeille explore les calices.
Qu’a-t-il senti de froid ? Une clef, et dessous

Un papier blanc roulé : sans doute un billet doux.
Il les cache avec soin. Ce que la clef veut dire,
Le petit papier blanc est là pour l’en instruire.

Et la cloche sonnait toujours… Du fond du bois
Mille cris en écho répondaient à sa voix.
On se cherche, on s’appelle, et pour cette journée
La chasse aux champignons est ainsi terminée.
Cette cloche d’ailleurs qu’on entend résonner,
A midi tous les jours annonce le dîner.
Ce n’est donc pas un bruit sinistre et funéraire,
Comme le Comte avait pensé : bien au contraire.
C’était dans maint château la coutume autrefois ;
Chez le Juge on l’observe encore. Aussi du bois
Sortent nos gens, portant des corbeilles d’écorce,
Des paniers, des mouchoirs noués où gisent force
Champignons. D’une main les demoiselles vont
Portant en éventail plié le bolet rond,
Et de l’autre tenant agarics et girolles
Comme des fleurs des champs aux brillantes corolles.
Le Woïski tient la mort aux mouches. Sans gibiers
Reviennent Télimène et ses deux cavaliers.

Les convives en ordre entrèrent dans la salle[17]
A la place d’honneur le président s’installe :
Son âge et son emploi lui valent ces égards.
Il salue en passant jeunes gens et vieillards ;
Après lui vient le Juge et le Révérend Père ;
Ce dernier en latin récite une prière ;
On verse l’eau-de-vie à la ronde : on s’asseoit
Et l’on mange en silence et vite un brouet froid.

Le dîner était moins bruyant qu’à l’ordinaire ;
Les propos languissaient : le Juge avait beau faire.
Entre les lévriers les partis divisés
Pensent aux grands paris naguère proposés,
Et de ce grave objet leur âme est possédée.
Télimène causait sans cesse avec Thadée,
Au Comte par instants glissait quelque douceur,
Et lançait un coup d’œil parfois à l’Assesseur.
Tel l’oiseleur épie et le filet aux grives
Et le piège aux moineaux. Parmi tous les convives
Seuls le Comte et Thadée étaient fiers, contents d’eux,

Pleins d’espoir, et par suite aussi muets tous deux.
Le Comte en conquérant contemplait sa fleurette ;
De sa poche Thadée explorait la cachette :
Il avait bien la clef ; il roulait dans sa main
Le billet qu’il n’avait pas pu lire en chemin.
Le Juge au Président versait Tokaï, Champagne,
Lui pressait les genoux, mais battait la campagne ;
Pour causer aujourd’hui les mots ne venaient pas :
Il avait à coup sûr de secrets embarras.

En silence on passait les plats et les assiettes,
Lorsque apparut, rompant ces agapes muettes,
Un hôte inattendu… Le garde entre à grands pas
Et, sans se soucier de l’heure du repas,
Il court au maître ; à tous son air troublé révèle
Qu’il est le messager d’une grande nouvelle.
Tout le monde vers lui tourne aussitôt les yeux.
Lui, reprenant haleine, il dit. : « Un Ours, Messieurs ! »
On devina le reste : un ours de sa tanière
Etait sorti, gagnant les bois de la frontière.
Il fallait le poursuivre, on en tomba d’accord,
Et sans discussion tous décident sa mort.
On reconnaît bientôt que leurs plans sont semblables
Aux gestes animés, aux ordres innombrables
Qui, des lèvres de tous s’élançant à la fois,
Ont tous le même but et ne font qu’une voix.

« Au village ! cria le Juge ; qu’on arrête
Des hommes pour l’aurore ; on traquera la bête :
Quiconque avec l’épieu se sera présenté,
De vingt jours de travail je le tiens exempté. »

« Hop ! dit le Président ! sellez ma jument grise !
Vite, au galop ! chez moi ! Là prendre sans méprise
Mes deux roquets, fameux d’ici jusqu’à Vilna :
Le chien nommé Sprawnik[18], la chienne, Strapczyna[19],
Qu’on revienne à cheval ; vite, qu’on les muselle,
Et puis que dans un sac tous deux on les ficelle !
— « Wańka, dit l’Assesseur en russe à son valet,
De mon couteau de chasse aiguise le filet :
Mon couteau Sanguszko, tu dois bien le connaître !
Remplis ma cartouchière : elle est vide peut-être. »

— « Préparez les fusils ! » criait chaque chasseur.
— « Du plomb ! du plomb ! » sans fin répétait l’Assesseur,
« J’ai mon moule avec moi. » — « Qu’on prie avant la chasse
Le curé de vouloir dire une messe basse
Devant l’autel par nous à cet usage offert,
Dit le Juge à la fin ; messe de saint Hubert. »

Tous ces ordres donnés, le calme recommence.
Chacun autour de lui regardait en silence,
Comme si l’on cherchait quelqu’un ; puis les regards
Se sont vers le Woïski tournés de toutes parts.
C’est un chef qu’on demande et celui qu’on désigne
Est le Woïski : de tous il paraît le plus digne.
Il se lève, il comprend quelle est leur volonté.
Sur la table sa main frappe avec majesté,
Et, hors de son gousset tirant sa montre énorme
Qui d’une poire avait la grosseur et la forme :
« A quatre heures, dit-il, devant l’autel, piqueurs
Et chasseurs rejoindront la foule des traqueurs. »

Il a dit et s’éloigne : il emmène le garde
Pour tout organiser, car ce soin les regarde.
Tels avant le combat dans un camp, les soldats
Préparent leurs fusils et prennent leur repas,
Puis dorment pour tromper les ennuis de l’attente…
Et les chefs veillent seuls réunis sous la tente.

Le dîner cesse ; l’un fait ferrer son cheval,
L’autre panse les chiens, inspecte l’arsenal.
A souper l’on ne vit presque personne à table.
On a même oublié le débat mémorable
À propos du Faucon et du chien l’Écourté.
Assesseur et Notaire en grande intimité
Cherchent partout du plomb. Les autres au plus vite
Vont dormir, pour pouvoir paraître à l’heure dite.



  1. Mot à mot : Madame Kokosznicka (kokosz-poule), née Jendykowiczówna (Jędyk-dindon).
  2. En polonais : Lisice.
  3. Il existe en Lithuanie un poème populaire sur la Guerre des Champignons, commandés par le bolet ou borowik : on y trouve l’énumération des espèces comestibles.
  4. L’oronge.
  5. En polonais : muchomor.
  6. Surojadki.
  7. Koźlak.
  8. Ce sont les lejki.
  9. Bielaki.
  10. Purchawka.
  11. Mot à mot : le Sanctuaire de la rêverie (Świątynia dumania).
  12. C’est-à-dire Hyacinthe (v. Livre II).
  13. Voyez la note du Livre II sur ce dicton de Télimène.
  14. Ces vers sont tirés d’une chanson populaire très connue.
  15. Le bouleau (brzoza) est du féminin en polonais, et la poésie populaire le compare volontiers à une jeune fille vêtue de blanc.
  16. Peintre d’histoire et paysagiste distingué mort à Pétersbourg, où l’avait connu Mickiewicz.
  17. Ces vers qu’on a déjà vus au premier livre reviennent à chaque repas, à la façon d’Homère.
  18. Le capitaine Sprawnik est le chef de la police du district.
  19. Strapczyna est le féminin de Strapczy, espèce de procureur. Ces deux fonctions policières ne sont pas en odeur de sainteté parmi les citoyens : c’est ce qui fait que le Podkomorzy a baptisé ses chiens de leurs noms.