Thadée Soplitza (Pan Tadeusz)/LIVRE II

Traduction par Venceslas Gasztowtt.
Imprimerie Adolphe Reiff (p. 35-55).

LIVRE II

LE CHÂTEAU


La chasse au lévrier. — Un visiteur au château. — Histoire du dernier des Horeszko racontée par le dernier de ses gentilshommes. — Un coup d’œil dans le verger. — La jeune fille aux concombres. — Le déjeuner. — Télimène et l’anecdote sur Saint-Pétersbourg. — Reprise de la querelle sur l’Écourté et le Faucon. — Intervention du Bernardin Robak. — Discours du Woïski. — Les enjeux. — Allons aux champignons !


Vous souvient-il d’avoir en votre jeune temps
Le fusil sur l’épaule erré seul dans nos champs ?
Quel fossé, quelle haie arrêtait la poursuite ?
Des domaines d’autrui qu’importait la limite !
Le chasseur est chez nous comme un navire en mer ;
Par le chemin qu’il veut il marche libre et fier :
Tantôt, comme un prophète, il dérobe aux nuages
(Car il lit dans les cieux) leurs multiples présages ;
Tantôt, comme un sorcier, il écoute les voix
Murmurantes du sol, muet pour le bourgeois.

J’entends la bécassine : à quoi bon la poursuivre ?
Dans l’herbe à ses ébats la friponne se livre ;
Quel est ce chant là-haut, si printanier, si pur ?
C’est l’alouette allant se perdre dans l’azur ;
Voici l’aigle qui passe, et l’ombre qu’il projette
fait peur aux moineaux, comme aux Tzars la comète[1].
Le vautour, dans l’espace, ainsi qu’un papillon
Sur une épingle, plane au-dessus du sillon :
Soudain il voit un lièvre, une perdrix errante,
Et fond sur eux, semblable à l’étoile filante.

Quand donc, ô pèlerins, Dieu nous permettra-t-il
De rentrer sous nos toits, au retour de l’exil ?[2]
De servir seulement dans la cavalerie
Qui fait la guerre au lièvre, ou dans l’infanterie

Qui poursuit la perdrix ? d’avoir nos seules faux
Pour armement, nos seuls registres pour journaux ?


Déjà sur Soplitzow[3] le jour vient de paraître.
Par les fentes du mur dans la grange il pénètre ;
Et sur le foin vert-sombre, au reflet irisé,
Dont la jeunesse a fait son lit improvisé,
Tombent ses rayons d’or par l’étroite ouverture,
Comme un flot de rubans qui d’une chevelure
Pendraient sur les dormeurs. Telle une blonde enfant
D’un épi qu’elle agite éveille son amant.
Les moineaux sautillants gazouillent sur le chaume ;
Le jars a par trois fois gloussé ; tout le royaume
Des canards, des dindons, crie en chœur : on entend
Des bœufs allant aux champs le rauque beuglement.

Tous se lèvent. Thadée est le seul qui sommeille.
C’est qu’il s’est endormi très tard, après sa veille
Agitée ; il n’a pu fermer les yeux avant
Le chant du coq, il s’est retourné si souvent,
Que son corps disparaît sous le foin qui le couvre :
Il dort donc d’un sommeil de plomb. La porte s’ouvre
En grinçant, un vent froid vient lui fouetter les yeux.
Entre Robak, armé de sa ceinture à nœuds.
« Surge, puer ! » dit-il, et sa main menaçante
Brandit joyeusement la ceinture effrayante.

On entend dans la cour des clameurs retentir ;
Voitures, gens, chevaux, tout est prêt à partir :
La cour suffit à peine à toute la bagarre.
Des chenils que l’on ouvre au son de la fanfare
Sortent les lévriers : ils ont vu les piqueurs
Montés sur leurs chevaux, et les chiens des traqueurs,
Et bondissent partout d’un galop imbécile,
Puis courent au collier tendre leur cou docile.
C’est un présage heureux pour la chasse. Soudain
Le Président a fait un signe de la main.
Les piqueurs lentement s’ébranlent à ce signe ;
Ils franchissent la porte et se forment en ligne.
Le Notaire est au centre auprès de l’Assesseur :
Tous deux causent, cachant leur jalouse fureur,
En loyaux ennemis, dont la haine mortelle
Bientôt sur le terrain va vider sa querelle.
Nul ne soupçonnerait leur animosité :
L’un conduit le Faucon et l’autre l’Écourté.

Derrière eux, près des chars préparés pour les femmes,
La jeunesse chevauche et cause avec les dames.

Robak se promenait à pas lents dans la cour,
Achevant sa prière ; il riait tour à tour
Et fronçait le sourcil en regardant Thadée :
De l’appeler du doigt il eut enfin l’idée.
Vers le moine Thadée a poussé son cheval.
Robak lui fait du geste un reproche amical ;
Mais à ses questions sur ce qu’il voulait dire,
Il ne répondit rien ; et, sans daigner sourire,
Baissa son capuchon et se mit à prier :
Le jeune homme surpris part à franc étrier.

C’était à ce moment que commençait la chasse.
Lévriers et chasseurs semblaient cloués sur place.
Les chasseurs s’imposaient silence de la main,
Et tous avaient les yeux tournés vers le chemin
Où se tenait le Juge. Il avait vu la bête,
Et d’un geste du doigt, d’un mouvement de tête,
Il désigne son poste à chacun ; on l’entend :
L’Assesseur, le Notaire accourent en trottant.
Mais Thadée est plus près, devant eux il s’élance,
S’arrête auprès du Juge et regarde en silence.
Il est encor novice, et le sol est poudreux :
Il ne distingue rien dans ce terrain pierreux.
Le Juge lui fait voir non loin le pauvre lièvre
Blotti sous une pierre et grelottant de fièvre.
Son œil rouge a surpris le regard d’un chasseur,
Et comme ensorcelé, fasciné par la peur,
Il ne peut du péril détourner sa paupière :
Sous sa pierre lui-même il gît comme une pierre.
Cependant la poussière approche en noir flocon :
C’est l’Ecourté qui vole et que suit le Faucon :
« Pille ! pille ! » à chacun des deux hurlait son maître.
Bientôt dans la poussière on les voit disparaître.

Pendant qu’on poursuivait le lièvre dans le pré,
Près du bois du château le Comte s’est montré.
Tout le monde le sait, le Comte a l’habitude
De ne jamais briller par son exactitude.
Donc, réveillé trop tard, ayant grondé ses gens,
Vers les chasseurs qu’il voit, il vole à travers champs.
Il laisse à tous les vents flotter sa redingote
Longue et blanche, à l’anglaise ; et derrière lui trotte
Son escorte, portant veston court et culotte
Blanche, petits chapeaux noirs, luisants, étriqués,

Et bottes à revers. Il nomme les laquais,
Qu’il travestit ainsi, du doux nom de jockeys.
La cavalcade avait descendu la colline,
Quand le comte fit halte au bas de la ruine.
Jamais, il ne l’a vue à cette heure… On dirait
Que ces murs ne sont plus les mêmes : quel attrait
Le matin leur ajoute et quel charme il leur donne !
Le Comte est stupéfait, ce changement l’étonne.
La tour paraît deux fois plus grande, en émergeant
De la brume ; le toit semble couvert d’argent.
Les rayons reflétés dans les vitres brisées
Revêtent les barreaux de teintes irisées.
Les étages d’en bas, crevassés, ébréchés,
Par un brouillard épais au regard sont cachés ;
Le bruit des cris lointains, qu’apporte le zéphire,
En échos répétés contre les murs expire :
On dirait qu’il en sort, et que, pendant la nuit,
Un ange a repeuplé le manoir reconstruit.

Le Comte aime le neuf et l’extraordinaire,
Le romantique… Il a, dit-il, un caractère
Très romanesque : au fond, c’est un original.
Parfois, courant un lièvre ou quelque autre animal,
Il s’arrête, et regarde au ciel de l’air grotesque
D’un chat qui voit un nid sur un pin gigantesque ;
Sans chien et sans fusil, il s’égare parfois
Comme un conscrit en fuite et s’assied dans le bois :
Tel un héron, penché sur un torrent qui gronde,
Va dévorant des yeux tous les poissons de l’onde :
Le Comte était chez nous un type tout nouveau.
On le disait un peu malade du cerveau ;
On l’estimait pourtant ; né de nobles ancêtres,
Riche, il est le meilleur des voisins et des maîtres,
Bon même pour les Juifs.
Bon même pour les Juifs. Son cheval dérouté
Droit au seuil du château par la plaine a trotté.
Le Comte, resté seul, contemple la ruine,
Gémit, tire un papier, un crayon et dessine.
Soudain, tournant les yeux, il distingue à vingt pas
Un homme regardant les murs du haut en bas,
Et qui, levant la tête et la main dans sa poche,
Semblait compter des yeux les pierres. Il s’approche,
Il l’a bien reconnu ; mais il dut par trois fois
Crier, sans que Gervais eût entendu sa voix.
C’était un gentilhomme autrefois au service

Des Horeszko, seigneurs de l’antique édifice ;
Grand vieillard grisonnant, son visage attristé
Annonçait cependant la force et la santé.
Pour sa joyeuse humeur il fut jadis célèbre ;
Mais, son maître étant mort, depuis ce jour funèbre
On ne reconnut plus Gervais ; et désormais
Aux noces, aux banquets on ne le vit jamais ;
Plus de ces mots plaisants qu’il aimait tant à dire ;
Sur ses traits assombris, plus l’ombre d’un sourire :
Il porte encor l’habit des gens de la maison,
La kurta jaune à pans, que borde un vieux galon
Qui fut jadis doré : de vieilles broderies
S’étalent par côté : ce sont des armoiries.
Un regard attentif y peut voir le blason
Des Horeszko : c’était sans doute la raison
Qui l’avait fait nommer Pół-kozic, demi-chèvre[4].
Du dicton qui toujours revenait sur sa lèvre,
On l’appelait « mon maître » ou bien « le balafré » :
Son nom est Rembajło, son blason ignoré.
Son titre est porte-clefs[5] : il garde en sa vieillesse
L’emploi qu’il exerçait au temps de sa jeunesse.
Il porte à sa ceinture un lourd trousseau de clés
Pendant à des cordons solidement bouclés.
Mais il n’ouvre plus rien : c’est en vain qu’il les porte.
Pourtant il a fini par trouver une porte :
Il l’a fait à ses frais réparer, raffermir,
Et tous les jours il vient s’amuser à l’ouvrir.
La ruine est de tous le séjour qu’il préfère.
Chez le Comte il pourrait bien vivre sans rien faire :
Mais Gervais dépérit, Gervais voit tout en noir,
S’il ne respire plus l’air de son vieux manoir.

Il aperçoit le Comte, il saisit sa coiffure
Et devant son seigneur prend une humble posture ;
Baissant son crâne chauve, immense et reluisant,
Où balafres sans nombre allaient s’entrecroisant,
Il caresse ce crâne, et, tout triste, après s’être
Incliné de nouveau, s’avance et dit : « mon maître,
(Que Monsieur de ce mot ne soit pas irrité :
C’est habitude et non familiarité.)
« Mon maître » est le dicton des seigneurs que je pleure ;
Le Panetier[6] surtout l’employait à toute heure.

On dit qu’aux Soplitza (ces propos sont-ils vrais ?)
Vous cédez le château pour éviter des frais !
Tout le district répète un bruit si peu croyable… »
Et de son cœur s’exhale un soupir pitoyable.

— « C’est vrai, reprit le Comte, et les frais et l’ennui
Me poussent à finir ce procès aujourd’hui.
Le Juge trop longtemps me tient sur cette piste :
Je suis à bout ; ma foi, tant pis, je me désiste.
J’accepte des jurés les bases d’un accord… »
— « Un accord, s’écria Gervais ; plutôt la mort !
Avec les Soplitza, mon maître !… » Et son visage
Grimaçait d’épouvante à son propre langage.
« Accord et Soplitza ! C’est pour rire, je gage !
Quoi ? Vous le céderiez ! Le château que voilà,
Celui des Horeszko, serait aux Soplitza !
Entrez dans le manoir : de grâce, venez ça !
Descendez de cheval. Je vous ferai comprendre.
Venez vite… » Il lui tient l’étrier pour descendre.

Ils montent… Et d’abord, s’arrêtant sur le seuil,
« Ici, reprend Gervais, souvent dans son fauteuil
Le maître après dîner causait avec ses hôtes,
Mettait ses gens d’accord, les blâmait de leurs fautes ;
Puis, lui-même disait quelque conte plaisant.
On riait aux éclats d’un récit amusant :
Dans la cour cependant on voyait la jeunesse
Monter les chevaux turcs ou disputer d’adresse. »

Ils entrent… £t Gervais : « Ce vestibule est grand :
Que de dalles ! Mais baste, il n’en a pas autant
Qu’on n’y vit autrefois défoncer de barriques !
Les jours de grande chasse ou de fêtes publiques
Les nobles, de la cave à ce grand corridor,
Remorquaient les tonneaux sur leurs ceintures d’or.
Pendant tous les repas, de cette galerie
Un orchestre complet jouait avec furie.
Quand on portait un toast, les trompettes sonnaient.
Voici quel était l’ordre où les toasts revenaient :
C’est au Roi tout d’abord que le premier s’adresse ;
Après vient le Primat, la Reine, la Noblesse ;
Enfin la République elle même et les Lois.
Puis, les verres vidés pour la cinquième fois,
Vient le toast : « aimons-nous ! » Et l’on buvait encore,
Et les vivats duraient du soir jusqu’à l’aurore.

Alors on amenait voitures et chevaux,
Et chacun retournait gaîment à ses travaux. »

Ils avancent toujours. Gervais, sans plus rien dire,
Regarde soit les murs, soit la voute, et soupire
Ou sourit, évoquant des souvenirs confus.
Parfois, comme pour dire : hélas ! ce temps n’est plus !
Il agite la tête ; ou repousse du geste
Le fantôme attristant d’un souvenir funeste,
Qui se dresse à ses yeux. Ils se sont arrêtés
Dans la pièce où jadis brillaient de tous côtés
Des glaces, qui donnaient son nom à cette salle,
Dont le balcon plongeait sur la cour principale.
Là le front de Gervais aussitôt s’assombrit ;
Il y porte les mains ; quand il le découvrit,
Il exprimait encore une douleur sincère.
Le Comte, sans pouvoir pénétrer ce mystère,
S’émeut à cet aspect… D’un brusque mouvement
Il lui serra la main… Mais au bout d’un moment
Le vieillard, le poing haut en signe de menace,
S’écria : « Pas d’accord entre vous et la race
Des Soplitza : le sang vous a fait l’héritier
Des Horeszko. Cousin de feu le Panetier
Par votre mère, dont, vous l’ignorez peut-être,
Le grand-père. Monsieur, fut l’oncle de mon maître,
Ecoutez le récit du forfait odieux
Qu’ici-même j’ai vu s’accomplir sous mes yeux.
Le Panetier, mon maître, était par sa famille
Le premier du district. Il n’avait qu’une fille,
Mais belle comme un ange ; aussi les épouseurs
Affluaient : il venait des nobles, des seigneurs.
Un des nobles était un gaillard indomptable,
Hyacinthe Soplitza, disputeur intraitable,
Que pour rire on nommait parfois le Palatin.
Il était influent en effet, le gredin !
Des trois cents Soplitza sa voix réglait les votes,
Quoiqu’il n’eût rien à lui, si ce n’est quelques mottes
De terre, un sabre et sa moustache à faire peur.
Le Panetier parfois invitait ce sabreur,
L’hébergeait au château, surtout lors des diétines,
Ouvrait à ses parents sa cave et ses cuisines.
Voyant que Monseigneur lui faisait bon accueil,
De penser à sa fille il eut le sot orgueil.
De plus en plus souvent nous avions sa visite ;
Il s’installe chez nous sans même qu’on l’invite.

Mais quand de ses projets on crut s’apercevoir,
On lui servit à table un jour un brouet noir[7].
A cette pauvre enfant le traître avait su plaire,
Mais devant ses parents elle en faisait mystère.

« Or cela se passait du temps de Kościuszko.
Les nobles se groupaient autour de Horeszko
Pour défendre avec lui les lois et la Patrie.
Une nuit les Moskals[8] fondent avec furie
Sur le château. Bien vite on tire le mortier,
On ferme la grand’porte, on fixe le levier.
Nous nous comptons alors : mon maître, moi, madame,
Trois cuisiniers, tous trois ivres morts sur mon âme,
Le curé, le laquais, quatre heïduks décidés.
Nous prenons des fusils. Comme des possédés
Les Moskals en hurlant roulent vers la terrasse :
Dix fusils à la fois leur crachent à la face.
Dans la nuit, à tâtons, nous tirions dans le tas :
Mon maître et moi d’en haut et les autres d’en bas.
Nul effroi ne troublait notre ordre de bataille.
Vingt fusils attendaient rangés à la muraille :
On en déchargeait un, on prenait le suivant.
Le curé les chargeait, les passait, se servant
De l’aide de Madame et de Mademoiselle :
Et notre fusillade était continuelle.
Les fantassins d’en bas tiraillaient comme il faut,
Mais nous les canardions plus sûrement d’en haut.
Trois fois ces marauds-là de la porte approchèrent,
Chaque fois trois d’entre eux sous nos balles roulèrent.

« Ils fuient sous le hangard. Or l’aube se montrait.
Le Panetier joyeux au balcon apparaît.
Et lorsque du hangard un Moskal sort la tête,
Il le vise et le touche à tout coup : la casquette
Noire tombe dans l’herbe. Aussi dès ce moment
Ils ne se risquaient plus dehors que rarement.
Mon maître alors, certain de gagner la partie,
Prend son sabre et s’apprête à faire une sortie.
Il fait armer ses gens ; et, déjà triomphant,
Vers nous il se retourne et nous crie : « En avant ! »
Soudain un coup de feu part. Mon maître chancelle,

Rougit, pâlit, le sang de sa bouche, ruisselle…
Je regarde… Une balle entrée au cœur, tout droit !
En tombant, vers la porte il dirigea son doigt.
J’aperçus Soplitza, l’assassin de mon maître :
Sa moustache, son port me le font reconnaître.
C’est lui, je l’ai bien vu. Je l’ai vu : le brigand
Brandissait son fusil encore tout fumant.
Je visai : l’assassin se tenait immobile.
J’ajustai par deux fois : hélas ! peine inutile,
Je manquai ! J’étais fou… je ne pouvais tirer.
J’entends un cri…, Mon maître ?… Il venait d’expirer. »

Ici Gervais se tut… Bientôt, fondant en larmes,
Il continue ainsi : « L’ennemi prend les armes
Et se met à forcer la porte : quant à moi,
J’étais muet et sourd de douleur et d’effroi.
Mais Parafianowicz vint à notre défense
Avec cent Mickiewicz, tous gens pleins de vaillance,
Et qui, depuis longtemps, sans nulle exception,
Pour tous les Soplitza n’avaient qu’aversion.

« Ainsi périt, Monsieur, le modèle des maîtres.
D’hetmans, de sénateurs, abondaient ses ancêtres.
Nobles et villageois l’adoraient tous. Hélas !
Il n’avait pas de fils pour venger son trépas.
Mais il avait ses gens qui l’aimaient comme un père.
Quant à moi, dans son sang je trempai ma rapière,
Mon célèbre Canif (vous savez qu’en tous lieux,
Diétines ou marchés, il s’est rendu fameux),
Jurant de l’ébrécher sur les dos, sur les têtes
Des Soplitza. J’allais aux foires, dans les diètes,
Partout[9] : j’en tuai quatre en duel. Une fois
J’en ai fait griller un dans un hangard en bois,
Quand de Korelicze Rymsza prit le domaine :
Il rôtit comme un bœuf. Je me souviens à peine
De ceux dont j’ai coupé les oreilles. Un seul
Attend que mon Canif lui taille son linceul :
C’est le frère cadet de l’assassin, son frère !
Il vit encore, il est riche, et sa mine est fière !

La borne de ses champs touche le vieux manoir.
On le respecte, il est Juge : il se fait valoir !
Et vous lui donneriez le château. De ce traître
Les pieds effaceraient le sang pur de mon maître.
Oh ! non. Tant que Gervais n’est pas encore froid,
Tant qu’il peut remuer encor du petit doigt
Son Canif suspendu sur la muraille sainte,
Jamais un Soplitza n’en franchira l’enceinte. »

— « Ciel ! s’écria le Comte en levant ses deux bras ;
Quand j’aimais tant ces murs, je ne me trompais pas.
Et j’ignorais pourtant tous ces détails tragiques,
Ce trésor précieux de scènes dramatiques !
Quand j’aurai reconquis le donjon des aïeux,
Je t’introniserai Burgrave de ces lieux,
Gervais ! Tu m’as ému par ta lugubre histoire.
Il fallait m’amener ici dans la nuit noire !
Drapé dans un manteau, sur ces débris assis,
J’aurais prêté l’oreille à tes sanglants récits.
Mais tu n’as pas le don des phrases éloquentes.
Dans les autres pays ces choses sont fréquentes :
A tout castel de Lord, à tout Burg allemand
Se rattache un tragique et sombre évènement.
Chaque famille noble, antique et vraiment grande
A son crime fatal, sa terrible légende,
Sa haine héréditaire et son combat mortel.
On n’avait en Pologne encor rien vu de tel.
Oui, de vous, Horeszko, je suis fier de descendre :
Je sais ce que je dois à votre illustre cendre.
Avec les Soplitza désormais plus d’accord,
Dût-il en résulter quelque duel à mort.
L’honneur le veut… » Il dit et gravement s’avance.
Gervais le suit, plongé dans un morne silence.
Le Comte, sur le seuil prenant un air fatal,
Regarde le manoir… puis il monte à cheval
Et jette dans les airs ce monologue étrange :
« Oh ! si ce Juge avait une femme au front d’ange,
Une fille aux yeux bleus, belle comme le jour,
Pour qui je brûlerais d’un ténébreux amour !
Un nouvel incident surgirait dans le drame :
D’un côté ma vengeance et de l’autre ma flamme ! »

Ce disant, il piquait des deux vers la maison,
Quand il vit les chasseurs paraître à l’horizon.
Le Comte aimait la chasse, et, dès qu’il les vit poindre,
Il a tout oublié pour courir les rejoindre.

Il longe enclos, jardin, porte ; mais au détour
Il regarde, s’arrête et fait un demi-tour.
C’est le verger.
C’est le verger. Des rangs d’arbres fruitiers ombragent
Un large espace ; en bas des légumes s’étagent.
Ici le chou, penchant son front chauve et luisant,
A l’air de méditer sur le sort qui l’attend.
Enlaçant de ses fruits la carotte nouvelle,
Le svelte haricot tourne ses yeux vers elle.
Plus loin le maïs dresse un panache doré.
Le melon d’eau ventru semble s’être égaré,
Et, loin de sa racine, en dépit des entraves,
Venir rendre visite aux rouges betteraves.

Les carrés du verger sont bordés de sillons,
Où le chanvre a rangé ses calmes bataillons.
Le chanvre est le cyprès des jardins. Sa verdure,
Ses feuilles, son parfum sont une garde sûre.
Son feuillage rugueux arrête le serpent ;
Les chenilles, les vers fuient l’odeur qu’il répand.
Plus loin vient des pavots la cohorte blanchâtre ;
Là semble s’agiter tout un essaim folâtre
D’ailes de papillons au reflet chatoyant,
Où l’arc-en-ciel se mêle aux feux du diamant.
L’œil est tout ébloui de ces couleurs brillantes.
Au milieu, comme un roi parmi les autres plantes,
Le tournesol, dressant son front vaste et vermeil,
Du Levant au Couchant suit le cours du soleil.
Près de la haie on voit des tertres : là, pas d’ombres,
Pas d’arbres, pas de fleurs : c’est l’enclos des concombres.
Comme ils sont beaux ! Des plis de leur feuillage vert
Ainsi que d’un tapis le sol est recouvert.
Au milieu, toute blanche, erre une jeune fille ;
L’herbe couvre ses pieds par-dessus la cheville ;
Elle semble, penchée en avant, non marcher,
Mais nager dans cette herbe et vouloir s’y plonger.
Un chapeau de jardin sur sa tête repose ;
A ses tempes on voit flotter un ruban rose
Et quelques boucles d’or tombant de ses cheveux.
Son bras porte un panier, elle baisse les yeux,
Et, comme pour saisir, a levé la main droite.
Telle dans la rivière une baigneuse adroite
Attrape le poisson que son pied a touché ;
De même elle se baisse et cueille un fruit caché,
Qu’elle a heurté du pied ou que son œil devine.

Le Comte, apercevant cette nymphe divine,
Resta muet. Les siens trottaient dans le lointain :
Mais il les arrêta d’un signe de la main.
Il regardait, le cou tendu… Telle une grue,
Au long bec, fait le guet, sans que son corps remue,
Elle est là sur un pied, ayant soin de tenir
Avec l’autre un caillou, pour ne pas s’endormir.

Soudain un bruit léger vient frapper son oreille :
Il se retourne ; c’est Robak qui le réveille.
Des nœuds de sa ceinture il lui donne des coups :
« Des concombres ?» dit-il, « ceux-là[10] sont bons pour vous !
Mais les autres, non pas : gare aux propriétaires
Si vous vous avisez de chasser sur leurs terres !… »
Il le menace encor, baisse son capuchon
Et s’en va. Maudissant cette intervention,
Et ne sachant s’il doit se fâcher ou sourire,
Le Comte vers l’enclos s’est tourné sans rien dire.

Personne !… À la fenêtre il a vu seulement
Briller le ruban rose et le blanc vêtement.
L’œil peut suivre sa trace et son léger sillage ;
Car, touché de son pied fugitif, le feuillage
Tremble un instant et puis s’apaise : telle l’eau
Qu’effleurent en passant les ailes d’un oiseau.
A l’endroit où naguère était la forme blanche,
Gît le panier d’osier pendu par une branche ;
Laissant glisser les fruits du couvercle entrouvert,
Il se balance encor bercé par le flot vert.
Et puis tout redevient tranquille et solitaire.
Epiant la maison, le Comte avec mystère
Ecoute. Ses jockeys sans sa permission
N’osent bouger. Soudain la paisible maison
Se remplit de murmure et de clameurs résonne
Comme une ruche où rentre un essaim qui bourdonne :
La chasse apparemment vient de se terminer :
On va dans un instant servir le déjeuner.

En effet tout s’agite : on passe des assiettes,
Des bouteilles, des plats, des cuillers, des fourchettes.
Les hommes, tels qu’ils sont, dans leurs costumes verts,
Se promènent, portant-leurs couteaux, leurs couverts :
Ils mangent, boivent… ou, le dos à la fenêtre,
Ils parlent de fusils et de chiens. Seul, le maître
Avec le Président mange à table ; plus loin,

Les demoiselles vont chuchoter dans un coin.
Ce n’est pas des dîners la forme solennelle ;
On laisse s’introduire une mode nouvelle.
Aux déjeuners, le Juge, arbitre des repas,
Tolère ce désordre et ne l’approuve pas.

Les mets sont variés, pour que chacun choisisse.
Là, voici le café : portant tout un service,
Circulent des plateaux immenses peints de fleurs,
Où mainte cafetière exhale ses senteurs
Près de tasses de Saxe à fils d’or ; on voit même
Auprès de chaque tasse un petit pot de crème.
Le café nulle part ne peut être aussi bon
Qu’en Pologne : d’abord toute grande maison
Prend pour le café seul une aide spéciale,
La kawiarka ; toujours, soit de la capitale
Soit des bateaux, elle a le grain pur le meilleur ;
Puis elle a ses secrets : aussi quelle liqueur !
Le charbon est moins noir et l’ambre moins limpide :
C’est l’odeur du moka, l’aspect du miel liquide.
Jamais sans bonne crème on n’eut de bon café.
Rien de plus simple aux champs. Dès le soleil levé.
Droit à la laiterie elle court elle-même
Et sur les pots de lait cueille la fleur de crème,
Afin que chaque tasse ait son pot préparé
Et puisse se couvrir de son duvet moiré.

Les matrones ont pris le café dès l’aurore ;
Pour second déjeuner, elles boiront encore
De la soupe à la bière, où, morceau par morceau,
Nage dans le liquide un fromage nouveau.
Les hommes ont au choix des viandes fumées :
De grasses cuisses d’oie et des langues fourrées,
Vrai régal préparé dans le vaste foyer
Aux vapeurs du genêt et du genévrier ;
On donna des zrazy[11] pour le dernier service.
C’est l’usage qu’ainsi le déjeuner finisse.

Dans les deux chambres sont deux groupes séparés.
Autour d’un guéridon les vieillards attablés
Parlent des grands progrès que fait l’agriculture
Et de l’oppression de jour en jour plus dure.
Le Président annonce une guerre à venir
Et prévoit ce qu’ensuite il pourra survenir.
La Woïska, rajustant ses lunettes, agence

Les cartes : elle va faire une patience.
Dans l’autre chambre on cause encor chasses et bois.
Les interlocuteurs sont calmes cette fois.
Les deux grands connaisseurs, l’Assesseur, le Notaire,
Qui sur de tels sujets n’aiment pas à se taire,
Se regardent de loin, muets et furieux.
Tous deux suivant le lièvre, ils étaient sûrs tous deux
De voir leur lévrier vainqueur, quand dans la plaine
Une enclave survient de choux verts encor pleine.
Le lièvre y court : déjà le Faucon, l’Ecourté
Le tenaient… quand le juge avait tout arrêté.
Il fallut obéir, mais non pas sans colère.
Les chiens sont revenus seuls, et c’est un mystère
Si l’animal a fui, s’il fut pris. Que sait-on ?
De l’Ecourté fut-il la proie ou du Faucon ?
La troupe des chasseurs en deux camps se divise.
Le débat reste ouvert : la partie est remise.

Le Woïski d’une chambre à l’autre allait, errait
Et de tous les côtés jetait un œil distrait.
Il laisse les chasseurs, il fuit la politique :
C’est à d’autres objets que son esprit s’applique.
Il porte une palette en cuir, et, d’un bras sûr,
Quand il voit une mouche, il l’aplatit au mur.

Sur le seuil qui de l’une à l’autre chambre mène
Causent, debout tous deux, Thadée et Télimène.
Comme d’eux aux chasseurs l’espace n’est pas grand,
Ils chuchottent tout bas. Alors Thadée apprend
« Que Tante Télimène est riche, indépendante,
Qu’il n’est pas bien certain qu’elle soit sa parente,
Que les liens du sang les unissent bien peu,
Et qu’il ne lui doit pas le respect d’un neveu.
Le Juge dit : « ma sœur » ; mais c’est un vieil usage
Entre cousins, malgré la différence d’âge :
Et puis à Pétersbourg par sa position
De lui rendre service elle eut l’occasion.
De là les grands égards du Juge ; elle tolère
Qu’il ait la vanité de s’appeler son frère :
L’amitié lui défend d’user trop de rigueur. »
Ces aveux de Thadée ont soulagé le cœur.
Que de choses encor tout bas ils s’avouèrent !
Pourtant quelques instants à peine s’écoulèrent.

Dans la chambre de droite, en toisant son rival,
Le Notaire soudain cria « J’augurais mal

Dès hier du succès promis à notre chasse.
Il est trop tôt : les blés sont encore sur place,
Et puis les paysans n’ont pas coupé leurs choux.
Le comte a refusé de chasser avec nous,
Et c’est un connaisseur, croyez-moi, que le Comte !
Des saisons et des lieux il sait se rendre compte.
Il a dès son enfance habité l’étranger
Et dit avec raison qu’on ne peut sans danger
Chasser comme chez nous bête à poil, bête à plumes
En violant les lois, les us et les coutumes ;
Qu’on ne doit point franchir la limite du bien
D’un malheureux voisin sans qu’il en sache rien,
Au printemps, en été, saccager un domaine,
S’attaquer au renard alors qu’il mue à peine,
Laisser un lévrier piller dans ses ébats
Une laie, au moment qu’elle va mettre bas,
Et gâter le gibier. Aussi, d’après le Comte,
La Russie est sur nous en progrès : quelle honte !
Le Tzar a tout prévu ; tout est bien défini,
Et, la police aidant, tout délit est puni.

Télimène tourna ses yeux vers cette chambre
Et dit en s’éventant d’un mouchoir fleurant l’ambre :
« Comme j’aime maman[12], le comte a bien raison.
Je connais la Russie ; et, qu’on me croie ou non,
J’ai dit et je redis qu’en plus d’une occurrence
On y doit du pouvoir louer la vigilance.
Moi j’ai vu Pétersbourg, pas une fois, pas deux !
Oh ! charmants souvenirs ! Parfum des jours heureux
Nul de vous n’a, je crois, vu cette métropole ?
Voulez-vous voir le plan ? Je l’ai dans ma console…[13]
L’été, tout Pétersbourg habite des datchas,
Espèce de palais des champs ou de villas.
Sur la Néva j’avais un palais bien tranquille
Qui n’était ni trop près ni trop loin de la ville,
Sur un petit coteau construit exprès pour moi :
J’en ai dans ma console encor le plan, je crois
Hélas ! pour mon malheur, tout près de ma retraite
S’installe un tchinownik chargé de quelque enquête.
Il avait plusieurs chiens ; quels tracas quels ennuis,
D avoir un tchinownik si près… et ses chenils !
Quand le soir au jardin j’allais avec un livre

Aspirer les senteurs dont mon âme s’enivre,
Bon… un chien accourait levant la queue en l’air
Et l’oreille en arrêt comme un suppôt d’enfer.
J’en avais peur souvent. Je sentais dans mon âme
Qu’il en résulterait un malheur. O l’infâme !
Je le vis à mes pieds étrangler un matin
Mon bien-aimé, Messieurs, dans mon propre jardin,
Mon épagneul. C’était une bête divine,
Un cadeau que m’avait fait le prince Soukine
En souvenir : malin, vif comme un écureuil.
Dans ma console j’ai son portrait… Oh ! quel deuil !
Le voyant étranglé, j’eus d’étranges tristesses,
Des palpitations, des spasmes, des faiblesses.
Dieu sait ce que peut-être il en fût résulté,
Quand par bonheur survint dans mon palais d’été
Kirylo Gavrylitch, le Veneur redouté.
Il s’enquiert du motif qui trouble ainsi mes veilles,
Fait traîner l’employé chez moi par les oreilles ;
L’autre arrive tremblant : « Vous faites des merveilles !
Et qui donc au printemps, tonna mon Grand Veneur,
Chasse une biche pleine au nez de l’Empereur ? »
L’employé stupéfait demande en vain sa grâce,
Disant qu’il n’avait pas encore ouvert la chasse,
Et pensait, si le Grand Veneur le voulait bien,
Que la victime était non un cerf, mais un chien.
« Quoi ? cria Kirylo, prétendrais-tu, canaille,
Savoir mieux du gibier et le poil et la taille,
Que moi, Kozodusin, Grand Veneur du Palais ?
Eh bien, du Commissaire acceptons les arrêts ! »
Le Commissaire arrive, on commence l’enquête :
« Moi, dit Kozodusin, j’affirme sur ma tête
Que c’est un cerf, et lui que c’est un simple chien ;
Décidez : dites-moi si je n’y connais rien ! »
Le Commissaire vit ce qu’il avait à faire.
Il sourit, prit à part l’employé téméraire,
Et fraternellement lui donna le conseil
D’avouer son erreur en un débat pareil.
Le Veneur radouci dit avec obligeance
Qu’il daignerait du Tzar provoquer l’indulgence :
Bref, on fit simplement pendre les lévriers :
L’employé fut aux fers pendant deux mois entiers.
Nous rîmes tout le jour de cette bonne histoire.
Le lendemain partout ce fut chose notoire ;
Et l’arrêt sur mon chien rendu par le Veneur
A même, je le sais, fait rire l’Empereur. »

Un rire universel fit trembler tout l’étage.
Le Juge avec Robak jouait au mariage :
Il brandit un atout : le moine est aux abois.
De Télimène alors le Juge entend la voix :
Son récit l’intéresse, et, la tête levée,
La carte en l’air, tout prêt à faire une levée,
Il écoute et du moine augmente encor l’effroi.
L’histoire terminée, il abaisse son roi
Et dit en souriant : « Qu’on vante le mérite
Du progrès allemand, de l’ordre moscovite ;
Que nos Posnaniens apprennent des Prussiens
A payer des recors pour arrêter les chiens
Qui, chassant un renard, entrent dans leurs légumes,
C’est bien : mais nous, gardons nos antiques coutumes.
Nous avons du gibier pour nous et nos voisins :
Pourquoi faire un procès pour deux ou trois lapins ?
Le blé ne manque pas ; sans causer de disette
Les chiens peuvent fouler mon seigle ou ma navette.
J’interdis seulement les champs des villageois. »
gibier-là, je crois »,

« — Vous payez assez cher ce gibier-là, je crois »,
Dit alors l’Économe au milieu du silence.
« Ils sont ravis, Monsieur, sitôt qu’un chien s’élance
Dans leurs champs ; s’il abat seulement dix épis,
Vous leur rendez un cent de gerbes ; et, bien pis,
Aux gerbes un écu le plus souvent s’ajoute.
Ils perdront le respect, Monsieur, sans aucun doute,
Si vous… » Le Juge, hélas ! n’entend pas ce qui suit,
Car de tous les côtés s’élève un nouveau bruit
De conversations, de récits : on discute,
On s’anime, et bientôt va gronder la dispute.

Thadée et Télimène, auxquels nul ne pensait,
Ne perdaient pas leur temps. Elle s’applaudissait
D’avoir par son esprit su divertir Thadée,
Et de ses compliments paraissait enchantée.
Elle lui parle encor, mais de plus en plus bas ;
Notre jeune homme feint de ne l’entendre pas
Au milieu du tumulte ; il s’approche, il se penche,
Sent la douce chaleur de sa peau moite et blanche,
Semble aspirer son souffle, et, l’œil étincelant,
Saisir tous les rayons de son regard brûlant.

Tout à coup entre eux deux violemment se jette
Une mouche et bientôt la terrible palette.

De mouches on connaît bien des genres chez nous.
Les mouches nobles sont le plus fameux de tous.

Semblables au commun pour la teinte et la forme,
Leur corps est moins étroit et leur ventre est énorme.
Elles vont bourdonnant, et, dans leur vol bruyant,
Traversent les tissus d’araignée en fuyant :
Ou, si quelqu’une y reste, elle gronde indignée
Trois jours de suite et vend sa vie à l’araignée.
Le Woïski connait bien leurs mœurs ; même il soutient
Que le menu fretin de ces nobles provient,
Qu’aux mouches elles sont ce qu’est l’abeille mère,
Qu’on tue, en les tuant, la race tout entière.
L’Intendante, il est vrai, pas plus que le Curé,
Ne croit ce que lui seul il tient pour assuré,
Et sur l’espèce mouche autre est leur théorie :
Mais le Woïski quand même en est pour la tuerie.
Dès qu’une mouche noble arrive, il la poursuit.
Il venait justement de percevoir ce bruit :
Deux fois il frappe en vain. Surpris à juste titre,
Il frappe encor, risquant de briser une vitre :
La mouche qu’étourdit ce vacarme effrayant
Gagne la porte et voit le couple : en le voyant,.
Eperdue elle glisse entre les deux visages,
Et la main du Woïski la suit dans ces parages.
Les deux têtes du couple à son tour effrayé,
Comme les deux moitiés d’un arbre foudroyé
Se séparent… au mur toutes deux rebondissent ;
Aux deux endroits heurtés deux bosses s’arrondissent.

Personne heureusement n’en vit rien : les discours,
Qui, bruyants jusque là, suivaient pourtant leur cours,
Eclatent tout à coup en un affreux vacarme.
Lorsque sous bois la chasse entre sur une alarme,
On entend le bois mort craquer, les chiens grogner…
Tout à coup le traqueur signale un sanglier :
Alors du cri des chiens, des chasseurs le bois tremble
Comme si tous les vents se déchaînaient ensemble.
Les discours font de même ils s’en vont hésitant,
Jusqu’à ce que surgisse un sujet important,
Un sanglier. Ici c’est encor la querelle
Sur les deux lévriers, la querelle éternelle.
Ce fut court : les rivaux ne perdent pas de temps :
Ils échangent d’abord tant de mots insultants,
Qu’épuisant les trois parts que compte une dispute
Outrages, cris, défis, leurs poings entrent en lutte.

Dans l’autre chambre alors on se lève aussitôt.
La foule qui s’avance emporte comme un flot

Le couple, qui, debout sur le seuil, est l’image
Vivante de Janus, le dieu double-visage.

Mais par enchantement s’est terminé l’orage.
L’oreille n’entend plus de menaçants échos.
On murmure, on sourit, on parle à demi-mots.
Le débat est vidé : le Bernardin l’a clos.
C’est un vieillard trapu, de carrure d’athlète.
Voyant que l’assesseur sur son rival se jette,
Et que les deux champions vont se prendre aux cheveux,
Par leur col aussitôt il les saisit tous deux :
Il heurte par deux fois leurs deux têtes opaques
Ainsi que les enfants heurtent des œufs de Pâques,
Puis, écartant ses bras comme ceux l’une croix,
Dans deux coins de la chambre il les lance à la fois,
Et, les bras étendus, il demeure immobile,
Criant : « Pax vobiscum ! » Apaisez votre bile. »

On s’étonne d’abord des deux parts, puis on rit.
Le respect que l’on doit porter au saint habit,
Quoi qu’ils puissent penser, les oblige à se taire :
Nul du reste à ses bras ne veut avoir à faire.
Quant au moine, aussitôt qu’il eut calmé l’affaire,
Sans prendre un seul instant des airs triomphateurs,
Il ne veut même pas gronder les disputeurs ;
Baissant son capuchon, il met à sa ceinture
Ses deux mains, et s’en va.
Ses deux mains, et s’en va. Craignant quelque aventure,
Entre les deux rivaux le juge s’est placé
Avec le Président. Alors s’est avancé
Le Woïski : l’on dirait qu’il se réveille à peine.
Sur tous les assistants son regard se promène.
S’il entend murmurer quelqu’un, il se démène,
Et vite, comme un prêtre armé d’un goupillon,
Sa palette à la main, force l’attention :
Enfin, levant le manche en l’air comme un bâton
De maréchal, à tous il impose silence.
« Du calme, leur dit-il, Messieurs, de la prudence !
Vous, les premiers chasseurs de ce Palatinat,
De ces cris savez-vous quel est le résultat ?
Eh bien, nos jeunes gens, notre unique espérance,
Dont nos bois et nos champs doivent voir la vaillance,
Qui de la chasse, hélas ! ne sont pas fort épris,
Ne pourront qu’augmenter pour elle leur mépris.
Si vous, qui devriez leur servir de modèle,
Ne rapportez des champs que dispute et querelle.

Respectez donc aussi, messieurs, mes cheveux blancs.
J’ai vu d’autres chasseurs que vous, et de plus grands,
Et qui dans leurs débats me prenaient pour arbitre.
Qui donc mieux que Reytan a mérité ce titre ?
Pour faire une battue ou prendre un sanglier,
A Bialopiotrowicz qui peut se comparer ?
Żegota qui tuait un lièvre d’une balle
De pistolet, qui donc en adresse l’égale ?
J’ai vu Terajewicz qui se faisait un jeu
D’aller au sanglier avec un simple épieu ;
Budrewicz sur un ours remportait la victoire :
Voilà ceux dont nos bois ont gardé la mémoire.
En cas de différends, comment procédait-on ?
On prenait un arbitre, on payait caution ;
Ogiński pour un loup mit tout un bois en gage,
Nesiolowski, pour un blaireau, tout un village.
Vous avez un débat ; imitez-les, Messieurs,
Sans donner toutefois d’aussi riches enjeux.
La parole n’est rien : peut-on sécher ses lèvres
A parler si longtemps et pourquoi… pour des liévres !
Or ça, choisissez donc vos arbitres d’abord,
Et, quel que soit l’arrêt, qu’il vous mette d’accord !
On passera partout : choux, blés, pas de refuge !
C’est moi qui le demande à notre ami le Juge.
Il voudra bien, je crois, faire cela pour nous. »
Il dit : sa main du Juge a pressé les genoux.

— « J’offre, dit le Notaire, un cheval et sa selle,
Et de plus je promets en forme solennelle
Au Juge cette bague à titre de paiement. »
— « Et moi, dit l’Assesseur, j’engage également
Mes colliers d’or doublés de chagrin, et ma laisse
En soie, et dont l’ouvrage, est, sans qu’il y paraisse,
Aussi beau que sa pierre aux feux étincelants.
Je voulais la léguer un jour à mes enfants
Si jamais je prends femme : elle me fut donnée
Jadis par Radziwiłł[14] dans l’illustre journée
Où je luttais avec le, prince Maréchal
Sanguszko, que suivait Meïen, le général[15].

Ce jour-là (c’est un fait qui vaut qu’on s’en souvienne)
Je pris six lièvres, seul, à l’aide d’une chienne.
Or, nous chassions alors à Kupisko, Messieurs ;
Le prince Radziwiłł était tout radieux.
Il sauta de cheval, prit dans ses bras ma bête,
L’embrassa par trois fois au milieu de la tête,
Puis, ayant par trois fois caressé son museau :
« Je te nomme, dit-il, dame de Kupisko. »
Ainsi Napoléon appelle duc ou prince
Un général vainqueur du nom d’une province. »

Télimène qu’ennuie un aussi long discours
Propose de sortir pour en rompre le cours.
Elle décroche au mur un panier : « Je m’esquive ;
Restera qui voudra, mais qui m’aime me suive !
Je vais aux champignons. » Elle dit et roulant
Un cachemire rouge autour de son front blanc,
Elle prend d’une main la plus petite fille
Du président, de l’autre abaisse à sa cheville
Sa robe, et sort. Thadée à sa suite est sorti.
Le juge avec plaisir adopte ce parti.
C’est le meilleur moyen de trancher la querelle.
’« Télimène a raison, Messieurs ! Faisons comme elle,
Dit-il ; le possesseur du plus beau champignon
De la plus belle dame à table est compagnon ;
Et si c’est une dame à qui tombe la chance,
Elle peut au plus beau donner la préférence. »



  1. Allusion à la comète de 1811, regardée en Russie comme un présage funeste.
  2. On a déjà vu par le début du poème que cet ouvrage fut composé en exil. Il parut en 1834 à Paris, où le poète avait déjà publié la troisième partie des Aïeux, analysée sous le titre de Konrad par Mme  Georges SAND, qui la place au même rang que Faust et Manfred, et aussi le Livre des Pèlerins (c’est le nom que Mickiewicz que donne d'ordinaire aux émigrés polonais) traduit par MONTALEMBERT, apprécié par SAINTE-BEUVE, et qui suggéra à LAMENNAIS l’idée de ses Paroles d’un Croyant.
  3. Soplitzow ou Soplitzowo est le nom du domaine habité par le Juge Soplitza.
  4. Nom du blason des Horeszko.
  5. En polonais klucznik : titre inférieur de l’ancienne République.
  6. En polonais Stolnik : c’était une des hautes dignités de la République. Le dernier des Horeszko portait ce titre, sous lequel Gervais le désigne ici.
  7. Une soupe noire, servie au jeune homme qui recherchait une jeune fille en mariage, lui annonçait que sa demande n’était pas agréée.
  8. C’est le nom par lequel on désigne souvent les Russes en Pologne : mot à mot Moscovites.
  9. Et en particulier dans les expéditions judiciaires ou zajazdy. L’exécution des arrêts des tribunaux était très difficile en Pologne au temps de la République. Dans un pays où le pouvoir exécutif n’avait pour ainsi dire aucune force armée à ses ordres, où les grands entretenaient des troupes à leur solde (quelques-uns, comme les princes Radziwiłł, au nombre de plus de 10, 000 hommes), le plaignant qui voulait obtenir justice était obligé de s’adresser à la noblesse. Ses parents, ses voisins, tous en armes, suivaient l’huissier chargé de l’exécution de l’arrêt et faisaient littéralement la conquête des terres que le tribunal avait adjugées au plaignant. Cette exécution s’appelait zajazd. On trouvera le récit du dernier zajazd au livre VIII.
  10. Ce sont les nœuds de sa ceinture qui familièrement s’appellent des concombres.
  11. Viande de bœuf battue, roulée et cuite dans son jus, mets national polonais.
  12. Dicton plutôt enfantin, familier à Télimène.
  13. En polonais biórko, sans doute un petit bonheur du jour.
  14. Le prince Dominique Radziwiłł, grand amateur de chasse, émigré dans le grand-duché de Varsovie, monta à ses frais un régiment de cavalerie. Il mourut à Paris, après avoir fait construire le passage qui porte son nom. Avec lui s’éteignit la branche aînée des princes de Nieśwież, les plus grands seigneurs de Pologne et sans doute de l’Europe entière. Ses revenus étaient plus considérables que ne le sont aujourd’hui ceux de la reine d’Angleterre.
  15. Le général Meïen se distingua dans la guerre d’indépendance sous Kościuszko(1794). On montre encore à Vilna les remparts de Meïen.