Thadée Soplitza (Pan Tadeusz)/LIVRE V

Traduction par Venceslas Gasztowtt.
Imprimerie Adolphe Reiff (p. 102-124).


LIVRE V

LA QUERELLE


Télimène et ses projets de chasse. — La jardinièrè va faire son entrée dans le monde et reçoit les instructions de sa tutrice. — Les chasseurs reviennent. — Grande stupéfaction de Thadée. Deuxième rencontre dans le Temple du Souvenir et réconciliation facilitée par l’intervention des fourmis. — A table grand débat sur la chasse. — Récit du Woïski sur Reytan et le prince de Nassau une première fois interrompu. — Essai de convention entre les parties également interrompu. — Le fantôme armé d’une clef. — La querelle. — Conseil de guerre du Comte et de Gervais.


Attendant les chasseurs que le Woïski ramène,
Seule au fond du logis, que fait donc Télimène ?
Elle chasse à son tour. Assise et les deux bras
Croisés sur la poitrine, elle ne bouge pas :
Elle poursuit pourtant deux gibiers ; il lui semble
Pouvoir dans ses filets faire tomber ensemble
Et le Comte et Thadée. Ah ! le friand morceau
Que le Comte ! Il est jeune, il est riche, il est beau ;
Il paraît amoureux ; mais, n’est-il pas volage ?
Et puis, l’aime-t-il bien ? Veut-il le mariage ?
Epouser une femme un peu mûre et sans dot !
Que diront les parents ? Oh que le monde est sot !

Télimène, en pensant à ces choses, se lève,
Se dresse sur ses pieds tendus ; et, fille d’Ève,
Elle entr’ouvre son col, s’incline de côté,
Examine avec soin ses restes de beauté,
Ensuite du miroir interroge la glace,
Baisse les yeux, soupire… et retourne à sa place.

Le Comte est riche ; un riche a soif de changement !
Le Comte est blond… les blonds n’aiment que froidement.
Et Thadée ? Oh c’est bien la naïveté même !
Presque un enfant ! Elle est la première qu’il aime !
On pourra le garder d’autres affections ;
Déjà pour elle il a des obligations…
Les jeunes gens, toujours taxés d’insouciance,

Aiment mieux que les vieux maris, par conscience.
Longtemps leur cœur, d’abord virginal, innocent,
Des douceurs de l’amour vous est reconnaissant.
La volupté, pour eux toujours douce et nouvelle,
Est un repas d’amis où l’amour les rappelle ;
Tandis qu’un vieux buveur au sang carbonisé
Dédaigne la boisson dont il a trop usé.
Elle sait tout cela de certaine science :
Elle est femme d’esprit, femme d’expérience.

Mais que diront les gens ?… On peut fuir leur regard,
Se transporter ailleurs, vivre seuls à l’écart ;
Ou mieux encor, quitter tout à fait ces parages,
Faire à Saint-Pétersbourg quelques petits voyages,
Piloter le jeune homme en ce monde inconnu,
Le diriger, former son esprit ingénu,
Guider ses pas, l’aimer en parente, en amie,
Enfin briller soi-même… et jouir de la vie !…

Et Télimène alors d’un pas ferme et joyeux
Fait plusieurs tours d’alcôve… et puis baisse les yeux.

Mais le Comte ? Il pourrait entrer dans la famille,
Et, faute de la tante, épouser la pupille.
Zosia, sans être riche, est d’antique maison,
Et plus d ’un sénateur illustra son blason.
Si l’on pouvait entre eux conclure un mariage,
Télimène vivrait chez le jeune ménage
Un jour : et, les ayant tous deux rendus heureux,
Elle deviendrait presque une mère pour eux…

Plus calme, elle appela par la fenêtre ouverte
Zosia qui s’ébattait sur la pelouse verte.

Zosia, la tête nue, en robe du matin,
Un crible en main ; se tient au milieu du jardin.
La volaille à ses pieds se presse. Ici la poule
Huppée, allant, venant, roule comme une boule.
Là, le coq, redressant son casque de corail,
De ses ailes dans l’herbe agite l’attirail,
Et largement étend l’éperon de ses pattes ;
Puis vient le lent dindon aux couleurs écarlates,
Qui tance sa femelle au caquet glapissant ;
Plus loin comme un radeau sur les herbes glissant
Les paons vont manœuvrant leur queue, et des airs tombe

Parfois, comme un flocon de neige, une colombe.
Dans le cercle que trace un gazon verdoyant
Grouille un cercle emplumé qui s’agite en criant ;
Un ruban de pigeons l’environne : panaches,
Crêtes, étoiles, points, y dessinent leurs taches,
Parfois l’ambre d’un bec, la huppe et ses coraux
Émergent du fouillis comme un poisson des eaux ;
Hors du cercle leurs cous languissamment s’avancent
Et comme des lis d’eau mollement se balancent :
Vers Zosia, comme autant dastres, brillent leurs yeux.

Elle, debout, se dresse et règne au-dessus d’eux
Blanche elle-même, dans sa robe éblouissante,
On croirait voir des fleurs une onde jaillissante.
Elle prend dans son crible et lance, de sa main
Aux blancs reflets de perle, une grêle de grain.
C’est de l’orge perlé, qui, servi sur nos tables,
Nous donne ces bouillons parfaits, inimitables ;
Zosia pour ses oiseaux le prend dans le buffet ;
Pour les gâter ainsi c’est un vol qu’elle fait.

Elle entendit crier : Zosia !… C’était sa tante !
Elle lance aux oiseaux tout ce grain qui les tente :
Puis, agitant son crible, en danseuse qui va
Jouer du tambourin, notre espiègle Zosia
Saute au-dessus des paons, des pigeons et des poules :
Tous s’envolent en l’air effarouchés, en foules :
Et Zosia, dont le pied touche à peine le sol,
Avec eux, mais plus haut, semble prendre son vol ;
En tête les pigeons, effrayés par sa fuite,
Volent, comme devant le char d’or d’Aphrodite.

Zosia par la fenêtre entre dans le boudoir ;
Sur les genoux de sa Tante elle court s’asseoir.
Télimène sourit, la caresse, l’embrasse,
Remarque de l’enfant la fraicheur et la grâce,
(Car elle aimait Zosia d’un amour maternel).
Mais, elle prend bientôt un air plus solennel,
Se lève, se promène un instant en silence,
Puis, un doigt sur sa bouche, en ces termes commence :

« Zosia, vous me semblez oublier tout à fait
Votre rang et votre âge ; en ce jour en effet
Vous avez quatorze ans. Nourrir de la volaille,
Fi donc ! Ce ne sont point plaisirs à votre taille.

C’est assez caresser vos petits paysans
Malpropres ! Une grande enfant de quatorze ans !
Votre teint est hâlé comme un teint de tzigane ;
Vous prenez en marchant des airs de paysanne,
C'est un autre milieu qu’il vous faut fréquenter :
Dans le monde aujourd’hui je veux vous présenter ;
Vous saurez au salon vous bien tenir : j’y compte ;
Nos hôtes sont nombreux ; ne me faites pas honte. »

Zosia frappe des mains, se lève et tout à coup
Elle court vers sa tante, et se jette à son cou :
Elle pleure, elle rit tour à tour, dans sa joie.
— « Des hôtes ! On permet enfin que je les voie !
Pendant deux ans qu’avec mes dindons j’ai vécu,
Un vieux pigeon sauvage est le seul que j’ai vu.
Je m’ennuyais un peu de rester prisonnière :
Monsieur le Juge dit que cela m’est contraire. »

Le Juge ! interrompit la tante, il me poussait
Sans cesse à vous produire au jour ; il me disait :
Elle est bien assez grande ! » Absurde radotage !
Le pauvre vieux du monde a-t-il le moindre usage ?
Je sais, moi, comme il faut longtemps se préparer
Pour faire son effet quand on veut s’y montrer.
Malheur à qui grandit sous le regard des hommes !
Son effet est manqué : c’est ainsi. que nous sommes :
On l’a vu tout petit, donc ce n’est rien du tout.
Mais que, toute formée, arrive tout à coup
Et comme un astre aux yeux brille une demoiselle,
Alors les curieux se pressent autour d’elle :
Ses gestes, ses regards par tous sont commentés ;
On l’écoute parler, ses mots sont répétés.
Et, quand la mode enfin l’a dûment consacrée,
Elle est de tous quand même encensée, admirée.
Vous me ferez honneur, j’espère. A Pétersbourg
Vous grandîtes : deux ans écoulés dans ce bourg
N’ont pas détruit l’effet d’une si bonne école.
Faites votre toilette. Ici, dans ma console,
Vous trouverez tout prêts les objets qu’il vous faut ;
Hâtez-vous : nos chasseurs vont revenir bientôt. »

On appelle la bonne avec la chambrière.
On verse un grand seau d’eau dans une vaste aiguière.
Zosia, comme un moineau dans le sable plongeant,
Lave ses mains, son cou dans l’aiguière d’argent.

Télimène ouvre un coffre où l’on voit renfermées
Pommades à la rose, essences parfumées ;
Elle inonde Zosia d’un parfum précieux
(L’air en est embaumé), d’huile elle oint ses cheveux.
Zosia met des bas blancs à jour, chausse, ravie,
Des souliers de satin venus de Varsovie.
La bonne cependant lui laçait son corset ;
Elle l’abrite alors sous un peignoir coquet,
Rompt le savant tissu de chaque papillote :
Une tresse bientôt de chaque côté flotte ;
Des bandeaux ont couvert ses tempes et son front.
De bluets frais cueillis un doigt agile et prompt
Façonne une guirlande ; alors, avec adresse,
Télimène en fleurit la tête de sa nièce
De droite à gauche ; et sur l’or de ses cheveux blonds
Ces fleurs d’azur brillaient comme dans les sillons.
On ôte le peignoir : la robe blanche est prête ;
Zosia la prend, la passe au dessus de sa tête ;
D’un mouchoir de batiste elle froisse les plis,
Et se dresse candide et blanche comme un lis.

Puis on ajuste encor la robe, et Télimène
Dans la chambre en tous sens veut qu’elle se promène.
D’un regard connaisseur elle suit tous ses pas :
« Relevez-vous ! Encor ! Les yeux plus haut ! Plus bas !
Faites la révérence !… O ciel ! Est-il possible ?
Que je suis malheureuse ! O Zosia, c’est horrible !
Dindons, voilà votre œuvre ! Elle écarte les pieds
Comme un garçon ; elle a des yeux écarquillés
D’amazone !… Un salut !… Voyez quelle souplesse ! »
— « Est-ce ma faute ; dit sa nièce avec tristesse,
Vous m’enfermiez toujours ; je passais tout mon temps
A paître mes dindons, à bercer des enfants.
Mais attendez, ma tante ! Un peu de patience,
Et vous même serez fière de ma science. »

— « A choisir, dit la tante, autant la basse-cour
Que les hôtes qu’ici l’on vit jusqu’à ce jour.
Rappelez-vous un peu toutes ces bonnes âmes :
Le curé qui priait ou qui jouait aux dames,
Des avocats sentant la pipe ! Beaux messieurs !
Et vous auriez appris le bon ton avec eux !
Au moins de se montrer, à présent, c’est la peine,
Et de gens comme il faut notre maison est pleine.
Remarquez bien, Zosia ; le Comte, un grand blondin,

Gentilhomme achevé, parent du Palatin ;
Faites lui bon accueil. »

Faites lui bon accueil. » Mais les chevaux hennissent ;
Un bruit de voix : ce sont les chasseurs ; ils franchissent
La porte : « Votre main ! Allons les recevoir ! »
Les chasseurs n’entrent pas encor dans le parloir ;
Dans leurs chambres ils vont changer, par politesse,
Leur vêtement. D’abord arrive la jeunesse,
Thadée avec le Comte ; ils sont les premiers prêts.

Télimène reçoit : elle se met en frais,
Salue et fait asseoir les gens ; cause, plaisante ;
Puis appelant sa nièce, à chacun la présente :
A Thadée avant tous ; n’est-il pas son parent ?
Zosia fait un salut que son cousin lui rend.
Il la regarde, veut lui dire quelque chose ;
Mais, envoyant ses yeux d’azur, il tremble, il n’ose,
Il rougit, il pâlit, va parler et se tait :
Que se passe-t-il donc dans son cœur ? Il ne sait.
C’est qu’il a reconnu (quelle douleur cruelle !)
Sa taille, ses cheveux dorés, sa voix ; c’est elle :
Cette tête, il la vit sur le mur du jardin ;
Le son de cette voix l’éveilla ce matin.
Le Woïski de son trouble à la fin le délivre ;
Le voyant sur ses pieds trembler comme un homme ivre,
Il l’engage à monter se reposer chez lui.
Mais, dans un coin, du poêle il se fait un appui ;
Et de là, sans rien dire, il jette avec détresse
Des regards égarés sur la tante et la nièce.
Télimène a bien vu que l’apparition
De Zosia sur Thadée a fait impression ;
Elle ne comprend pas très bien ; pourtant, émue,
En causant, sur lui seul elle arrête sa vue.
Enfin elle s’échappe et s’approchant de lui,
L’interroge : Qu’a-t-il ? D’où lui vient cet ennui ?
Et puis elle plaisante ; est-ce Zosia qu’il boude ?
Mais Thadée immobile, appuyé sur son coude,
Se tait et la regarde en fronçant les sourcils :
Télimène en son cœur sent croître ses soucis.
Elle change aussitôt de ton et de visage,
Se lève courroucée, et du fond de sa rage
De reproches sanglants un torrent a jailli.
Comme sous l'aiguillon Thadée a tressailli ;
Il lui lance un regard de travers, puis il crache,

Pousse du pied sa chaise et de ce lieu s’arrache
En refermant la porte avec bruit. Par bonheur,
Sa tante seule a vu cet accès de fureur.

Il franchit la barrière et court droit vers la plaine.
Comme un brochet, percé d’un harpon, se démène,
S’agite, plonge et cherche en vain à s’échapper,
Mais ne peut fuir le fer qui vient de le frapper :
Tel Thadée avec lui porte en tous lieux sa plaie ;
Il traverse un fossé, puis il saute une haie,
Et va sans savoir où. Mais, quand il eut erré
Bien longtemps, à la fin il entre en un fourré,
Et tombe, soit exprès, soit rencontre opportune,
Aux lieux hier témoins de sa bonne fortune,
Aux lieux où Télimène aime tant à venir,
Et qu’elle a surnommés Temple du Souvenir.

Tandis qu’il s’oriente, il l’aperçoit : c’est elle !
C’est Télimène en proie à sa douleur mortelle.
Attitude, costume, ah ! tout est bien changé !
Blanche, inerte, elle cache un visage affligé
Dans ses deux mains… Encor qu’on ne puisse l’entendre
Sangloter, que de pleurs ses yeux doivent répandre !

Et le cœur de Thadée en vain se défendait ;
La pitié, le remords, la douleur l’accablait.
Caché derrière un arbre, il regarde, il soupire,
Et s’accusant lui-même, il finit par se dire :
« Est-ce sa faute si j’ai commis cette erreur ! »
Et, de derrière l’arbre il s’avance… O terreur !
Télimène soudain s’élance de son siège,
Par dessus le ruisseau, pâle comme la neige,
Bondit, cheveux épars ; et, les deux bras tendus,
Court du côté du bois, tombe, et, ne pouvant plus
Se relever, se tord, gisant sur la verdure.
Elle souffre, on le voit, une horrible torture :
Elle touche son cou, sa gorge, ses genoux.
Thadée alors s’élance en criant : « Qu’avez-vous ?
Et quel mal est le vôtre ? » Or, autre était la cause
De tous ces mouvements.

De tous ces mouvements. Sous la bruyère rose,
Est un nid de fourmis, d’où sur l’herbe on peut voir
L’insecte industrieux rôdant mobile et noir.
Soit besoin, soit plutôt attraction secrète,

Du Souvenir surtout ils aimaient la retraite.
De leur demeure aux bords de la source, un sentier
S’allongeait, où marchait leur bataillon entier.
Or Télimène était assise sur leur route :
L’éclat de son bas blanc les attira sans doute ;
Ils entrèrent, mordant, chatouillant, les fripons !
Télimène dut fuir, secouer ses jupons,
Enfin s’asseoir sur l’herbe et leur donner la chasse.

Thadée aide à chercher : que voulez-vous qu’il fasse ?
Il se jette à ses pieds, et, dans ce geste prompt,
Sans le vouloir, sa lèvre a rencontré le front
De sa tante. Dans cette attitude, on oublie
La récente querelle, on se réconcilie.
Et longtemps eût duré l’entretien amical,
Si la cloche de loin n’eut donné le signal
Du souper…

Du souper… Il est temps qu’au logis on s’en aille,
D’autant plus que des pas font craquer la broussaille.
On les cherche peut-être. Il faut se séparer.
A droite, Télimène a rejoint le verger.
Thadée, à gauche, court rattraper la grand-route.
Ils reviennent tous deux pleins de trouble et de doute :
Télimène a cru voir luire près du jardin
Sous son capuchon brun les yeux du Bernardin ;
Thadée a très bien vu, comme, à double reprise,
Se montrait à sa gauche une ombre longue et grise :
Ce que c’est, il ne peut le dire au juste ; mais
Il croit que c’est le Comte et son surtout anglais.

On soupait au château. Protais a bravé l’ordre
Du Juge, et de son plan il ne veut pas démordre :
En l’absence du maître, il l’a fait occuper,
En y réintégrant, comme il dit, le souper.
Les convives en ordre entrèrent dans la salle ;
A la place d’honneur le Président s’installe :
Son âge et son emploi lui valent ces égards ;
Il salue en passant jeunes gens et vieillards.
Le Quêteur est absent : à sa place vacante,
Auprès de son mari s’assied la Présidente.
Et quand le Juge a bien placé chaque invité,
Il récite en latin le B e n e d i c i t e ;
On verse l’eau de vie : à la table on prend place,
Et l’on mange en silence une soupe à la glace.

Après la soupe on sert écrevisses, poulet,
Asperges… Vin hongrois, Malaga ruisselait.
On mange, on boit, mais tous se taisent. Ces murailles,
Si fréquemment témoins de bruyantes ripailles,
Où furent célébrés tant de joyeux repas,
Qui répétèrent tant de cris et de vivats,
N’ont encor jamais vu de tables si muettes.
Seuls des bruits de bouchons, des cliquetis d’assiettes
Du vestibule font vibrer les échos sourds :
Mais un malin esprit glace tous les discours.

Nombreux sont les motifs de silence. Naguère
En revenant du bois la joie était sincère :
Mais, en y pensant bien, on cesse d’être gai,
Car personne après tout ne s’est fort distingué :
Il a parbleu fallu qu’un bonhomme de moine,
Sortant on ne sait d’où, comme un vrai Saint-Antoine,[1]
Battît tous les chasseurs du district. C’est honteux !
Et les gens de Lida que penseront-ils d’eux ?
C’en est fait à jamais de leur prééminence
Comme fameux chasseurs ! C’est à quoi chacun pense.

L’Assesseur, le Notaire, outre leurs vieux débats,
De l’échec de leurs chiens ne se consolent pas.
Ils voient ce lièvre infâme à plus d’un quart de lieue
Qui semble les railler en agitant sa queue :
Cette queue est un fouet qui flagelle leur cœur…
Penchés sur leur assiette ils cachent leur douleur.
L’Assesseur a de plus des mouvements de haine
En voyant ses rivaux auprès de Télimène.
Télimène et Thadée ont l’air de se bouder,
Et dans leur trouble à peine osent se regarder.
Le Comte est revenu terriblement maussade
Ou de sa promenade, ou… de son embuscade :
Et Télimène en vain veut apaiser son cœur
Et le faire sortir de sa mauvaise humeur.
Il fronce le sourcil quand parle Télimène,
Sa figure se fait méprisante et hautaine.
Puis de Zosia soudain il s’approche ; il la sert,
Il lui verse du vin, lui change son couvert,
Cause, fait l’empressé, s’efforce de sourire,

Lève les yeux au ciel, parfois même soupire.
Mais on voit bien que, par ce manège subit,
A Télimène il veut témoigner son dépit :
Car parfois par mégarde il détourne la tête,
Et son œil menaçant sur elle alors s’arrête.

Télimène s’étonne : elle n’y comprend rien ;
Elle se dit tout bas : quel caprice est le sien ?
Mais, de ces nouveaux feux du Comte assez contente,
Elle se tourne vers Thadée, en bonne tante.

Thadée est sombre aussi ; sans boire, sans manger,
Les yeux sur son assiette il a l’air de songer ;
Télimène lui verse à boire, et lui la raille
De ses soins ; elle veut le consoler, — il bâille.
Il trouve mal (voyez comme on change en un jour)
Que Télimène cherche à lui faire la cour ;
Il rougit de la voir ainsi décolletée ;
Fi donc !… Mais qui dira sa mine épouvantée
Quand il lève sur elle un regard curieux ?
Sur son visage à peine il a jeté les yeux,
Il découvre un terrible, un grand secret : ô cieux !
Elle se met du rouge !

Elle se met du rouge ! Est-ce un rouge qui passe ?

Quelque hasard l’a-t-il essuyé sur sa face ?
Il laisse par endroits paraître un teint moins frais…
Peut-être est-ce Thadée, en causant de trop près,
Qui souffla du carmin la poudre, plus légère
Que n’est du papillon, la brillante poussière ;
Télimène est rentrée à la hâte, et n’a pas
Pu faire en revenant refleurir ses appas :
Près des lèvres surtout paraît plus d’une tache.
Le regard de Thadée à fureter s’attache…
Puisqu’il a découvert une fraude, il poursuit
L’examen de l’éclat trompeur qui l’a séduit.
Dans la bouche entr’ouverte il aperçoit deux vides :
Les tempes, le menton, le front sont pleins de rides !

Thadée hélas ! sent bien qu’il est peu généreux
De scruter de trop près le beau ; qu’il est affreux
D’espionner ainsi celle qu’on aime, et d’être
Si changeant en amour… Mais le cœur règne en maître !
Sa conscience en vain veut réchauffer son cœur ;
Il la regarde et dit tout bas : « son œil vainqueur

Va m’enflammer ». Hélas ! Ses regards sont sans flamme ;
Sans en fondre la glace, ils glissent sur son âme…
C’est ainsi qu’en lui-même il s’accuse, il se plaint,
Et sur son front penché son désespoir est peint.

[Nouveau tourment : il veut savoir ce que raconte
Zosia, qu’il voit tout bas causer avec le Comte.
La fillette, sensible à ses soins empressés,
L’écoute en rougissant d’abord, les yeux baissés ;
Puis ils causent gaîment de rencontre imprévue,
Du jardin potager témoin d’une entrevue,
[De légumes, de fleurs qu’on a foulés aux pieds.]
Thadée avait tendu l’oreille. Il dévorait
Ces mots amers pour lui, que son cœur digérait…
Quel horrible repas !… Telle dans un parterre
Une vipère suce un poison délétère.
Puis se roule en pelote et git dans un sentier,
Menaçant l’imprudent qui vient la défier :
Tel le pauvre Thadée, ivre de jalousie,
Sous un calme apparent cachait sa frénésie[2]]

Parmi des gens joyeux il suffit d’un boudeur
Pour que tous soient atteints de sa mauvaise humeur :
Les chasseurs s’étaient tu : l’autre bout de la table
Garde, grâce à Thadée, un silence semblable.

Le Président lui-même est sombre et soucieux ;
Il a perdu sa verve : il voit là sous ses yeux
Ses deux filles qui sont jeunes, riches et belles ;
Nulle dans le district ne l’emporte sur elles,
Et tous ces jeunes gens semblent les négliger !
Le Juge à plus d’entrain voudrait les obliger.
Quant au Woïski, trouvant ce silence pendable,
« Sont-ce des loups, dit-il, qui sont à cette table ? »

Le silence toujours fut un tourment pour lui ;
Grand bavard, il aimait voir bavarder autrui.
Il a passé ses jours dans les chasses joyeuses,
Dans les réunions toujours tumultueuses :
Son oreille, en tout temps. veut entendre du bruit ;
Même quand il se tait, même quand il poursuit
Les mouches, ou qu’il rêve en fermant la paupière ;

Il cause tout le jour ; la nuit, c’est la prière
Ou bien de vieux récits qu’il écoute en dormant.
« La pipe n’est, dit-il, qu’un poison allemand ;
Pour perdre la Pologne on nous le recommande :
Car la rendre muette est la rendre allemande »[3].
De bruit il a vécu ; son repos est le bruit :
Le silence interrompt son sommeil : tel, la nuit,
Le meunier au tictac s’endort ; si le bruit cesse,
Il s’éveille en sursaut, et soudain se redresse.

Le Woïski de la main fait signe au Président
Et s’incline devant le Juge, en demandant
La parole. Tous deux font un geste : sans doute
Ce simple mouvement veut dire : on vous écoute.
Car le Woïski commence :

Car le Woïski commence : « Oserai-je prier
Ces messieurs, d’amuser les dames à souper
Au lieu de rester cois ?… Sommes-nous donc des Carmes ?[4]
Se taire, c’est pardieu laisser rouiller ses armes
Faute de s’en servir, messieurs. En vérité,
J’admire nos aïeux et leur loquacité :
Au retour de la chasse ils se mettaient à table
Et mangeaient, mais trouvaient aussi fort agréable
De discuter, louant beaucoup, blâmant un peu :
Les tireurs, les traqueurs, les chiens, les coups de feu
Passaient sur le tapis dans un bruit de querelle
Aussi doux aux chasseurs qu’une chasse nouvelle.
Je sais ce qui vous rend rêveurs. Votre chagrin
Est sorti, je le vois, du froc du Bernardin !
Vous rougissez d’un coup manqué ! Soyez tranquilles :
Un malheur de ce genre arrive aux plus habiles.
On touche un jour, on manque, on se rattrape après.
Moi-même qui grandis au milieu des forêts,
J’ai quelquefois manqué ; ce Tuloszczyk que j’aime
A citer, manquait bien aussi. Reytan lui-même…
Je vous raconterai la chose un de ces jours.
Quant à ce fait d’avoir laissé passer notre ours,
D’avoir fui devant lui peut-être un peu trop vite,
On ne peut à coup sûr ni louer cette fuite
Ni la blâmer. S’enfuir avant d’avoir tiré

Était jadis le fait d’un poltron avéré ;
Tirer à tout hasard comme fait le vulgaire
Sans laisser approcher ni viser, c’est l’affaire
D’un maladroit ; mais quand, ne visant pas trop mal,
On laisse comme il faut s’approcher l’animal,
Si l’on manque, on peut fuir sans encourir de honte,
Ou prendre en main l’épieu, mais pour son propre compte,
Sans contrainte : l’épieu. doit servir au chasseur
Pour sa défense, et non quand il est l’agresseur.
C’était ainsi jadis. Donc, vous pouvez m’en croire,
Votre retraite en rien n’a terni votre gloire,
Mon cher Thadée, et vous, monsieur le Comte. Mais,
En vous la rappelant, dites-vous que jamais
(Le vieux Woïski vous donne un précepte très sage)
L’un à l’autre il ne faut se barrer le passage,
Ni viser à la fois vers le même côté… »

Le Woïsid finissait : « vers le même côté, »
Quand l’Assesseur souffla « vers la même beauté ».

Bravo ! s’écria-t-on. On rit, on recommence
A citer de Hreczech la prudente sentence,
Le dernier mot surtout : les uns disaient : côté,
Les autres en riant criaient tout haut : beauté.
Le Notaire dit : sotte, et l’Assesseur : coquette :
Tous deux à Télimène adressent l’épithète.

Le Woïski ne voulait pas faire de l’esprit ;
Sans demander pourquoi l’on chuchote et l’on rit,
Content que son discours ait égayé les dames
Et voulant des chasseurs aussi calmer les âmes,
Il dit en se versant un grand verre de vin :

« Je ne vois point ici le Père Bernardin.
Je voulais lui conter une histoire incroyable ;
A notre chasse à l’ours elle est assez semblable.
Le Porte-Clefs disait qu’il n’a vu qu’un tireur
Adroit comme Robak. J’en ai vu, sauf erreur,
Un second. Il sauva par une adresse égale
Deux seigneurs qui tous deux seraient morts sans sa balle.
Le prince de Nassau chassait en invité
A Nalibok avec Reytan, le député.
Loin d’en être jaloux, ils prônèrent sa gloire
Et même à sa santé tous deux voulurent boire.
Il eut, sauf les présents dont chacun le combla,

La peau du sanglier. Sur ce sanglier-là
Je puis vous renseigner en témoin véritable :
A notre chasse à l’ours la chose fut semblable ;
Or, c’étaient deux chasseurs sans maître et sans rival ;
Du prince de Nassau, Reytan était l’égal. »

Ici le Juge dit en remplissant un verre :
« Je bois au Bernardin : à vous[5], Woïski ! J’espère
Qu’à défaut de présents qui pourraient l’enrichir,
Nous lui paierons sa poudre, et je puis garantir
Que l’ours tué par lui dans la forêt voisine
Du couvent pour deux ans fournira la cuisine.
Mais la peau, je la garde : ou je la lui prendrai
S’il ne la cède pas ou je l’achèterai,
Dût-elle me coûter dix peaux de zibeline.
Et nous la donnerons en prix. Pour moi, j’incline,
Puisque. Robak de tous obtient le premier rang,
A ce qu’en second prix, Monsieur le Président
La décerne à celui qui le mieux la mérite. »

En fronçant le sourcil, le Président médite.
Un murmure se fait ; chacun parle pour soi.
L’un dit ; j’ai trouvé l’ours ; l’autre reprend : c’est moi
Qui rassemblai les chiens ; — moi, j’ai forcé la bête
A fuir… — Des deux rivaux éclate la tempête :
L’Assesseur veut le prix pour sa Sanguszkówka,
Et le Notaire pour la Sagalasówka.

« Juge, commence enfin le Président, je pense
Que le moine a d’abord droit à sa récompense :
Mais qui dira quel est le premier après lui ?
Tous ont également fait merveille aujourd’hui
Par leur habileté, leur force et leur courage.
Mais les deux qui de l’ours ont affronté la rage,
Et de plus près senti sa griffe et son museau,
Sont le Comte et Thadée ; ils ont droit à sa peau.
Thadée à son aîné va, j’en ai l’assurance,
Etant de la maison, céder la préférence :
Comte, à vous le trophée : et notre intention
Est qu’il soit l’ornement de votre pavillon,
Et que, de ce grand jour consacrant la mémoire,
Il vous présage aussi le succès et la gloire. »

Il dit, et croit du Comte avoir fait le bonheur :
Il ne sait de quel coup il lui perce le cœur.
Car le Comte, à ce mot de pavillon, tressaille ;
Il lève malgré lui les yeux : sur la muraille
Ces bois de cerfs rameux, (tels des lauriers jadis
Par les pères semés pour couronner les fils),
Sur les piliers rangés ces portraits de famille,
Ce blason Półkozic qui sur la voute brille,
Semblent de toutes parts lui parler des aïeux.
Il se réveille… Quoi ! Lui, convive en ces lieux !
Un Horeszko, chez lui, vient s’asseoir à la table
Des Soplitza… Quel est ce rêve épouvantable ?
Sa haine pour Thadée et son tourment jaloux
Contre les Soplitza redoublent son courroux.

Il rit amèrement et dit : « Mon toit rustique
N’est pas fait pour loger un don si magnifique ;
Que l’ours attende avec tous ces cerfs que je vois :
Le Juge me rendra tout mon bien à la fois. »

Le Président, voyant ce que ceci présage,
Frappe sa tabatière et, pour calmer l’orage,

« C’est agir sagement, dit-il, de s’occuper
D’affaires même à table et durant un souper ;
Ce n’est pas comme tant de gens de votre sphère
Qui ne comptent jamais. Je souhaite et j’espère
Finir par un accord ce débat. Maintenant
Le seul obstacle c’est le domaine attenant
Au château : j’ai déjà tout un projet d’échange :
Voici ce qu’on ferait… » Il combine, il arrange,
Explique tout par ordre et méthodiquement ;
Il va conclure, quand un soudain mouvement
Se fait à l’autre bout. Les uns voient quelque chose
Qu’ils montrent ; le regard des autres s’y repose ;
Et, comme par le vent des épis inclinés
Se renversent, les fronts se sont tous retournés
Vers un coin.

Vers un coin. De ce coin, où sur la toile brille
Du défunt Panetier le portrait de famille,
Par une porte naine et que cache un pilier,
Vient d’entrer de ces murs le spectre familier,
Gervais. On reconnaît sa taille, son visage,
Son habit blasonné tout jauni par l’usage.

Il va grave, muet, roide comme un poteau,
Tète couverte (il est chez lui, dans ce château !).
Sa main tient une clef luisante ; avec cette arme
Dans une armoire ouverte il tourne : quel vacarme !

Dans deux coins se dressaient deux armoires de bois
Dont les flancs abritaient deux horloges à poids.
Mais, avec le soleil depuis longtemps brouillées,
Se traînaient au hasard leurs aiguilles rouillées.
A les remettre à neuf Gervais n’a pas songé,
Mais de les remonter il se croit obligé ;
Et chaque soir sa clef tourmente leur rouage :
Or on était à l’heure où se fait cet ouvrage.
Tandis que sans broncher chacun suivait la voix
Du Président,… Gervais tira l’un des deux poids.
On entendit grincer une roue édentée.
Le Président frémit : sa phrase est arrêtée.
« Remettez un instant ce travail si pressé »,
Dit-il, puis il reprend. Le Porte-clefs froissé
Tire encore plus fort l’autre poids. Sur l’horloge
Perchait un rouge-gorge au chant digne d’éloge
Autrefois… Il commence un concert enragé ;
C’est un oiseau bien fait mais fort endommagé.
Il bat de l’aile, il siffle, il glapit à tout rompre.
On rit : le Président doit encor s’interrompre.
« Porte-clefs, cria-t-il, vieux chat-huant, vieux hibou,
Assez de ce vacarme ou je te tords le cou ».

L’impassible Gervais, qui jamais ne recule,
Met gravement sa main droite sur la pendule
Et l’autre sur sa hanche ; et puis, ainsi campé,
« Président de hasard, dit-il, tu t’es trompé :
Je ne suis qu’un moineau, mais plus fier dans son gite
Que le hibou qui vient ici sans qu’on l’invite.
Porte-clefs et hibou font deux ; le vrai hibou,
C’est l’intrus ; et je vais le chasser de mon trou ».

— « A la porte ! » cria le Président.

— « A la porte ! » cria le Président. Ah ! Comte ! »
Reprit le Porte-clefs, « n’avez-vous pas de honte ?
N’est-ce pas vous salir assez comme cela
Que de manger et boire avec tous ces gens-là ?
Faut-il que du château, moi, le vieux majordome,
Moi, Gervais Rembaylo, vieillard et gentilhomme,

Sans que vous protestiez, on m’insulte chez vous ? »
Alors Protais cria trois fois : « Taisez-vous tous !
Et toi, sors ! Moi, Protais Balthazar, je l’ordonne
Au porte-clefs Gervais, parlant à sa personne.
Huissier du Tribunal, je fais sommation,
En attendant l’arrêt et par provision,
Faisant appel, Messieurs, à votre témoignage,
De Monsieur l’Assesseur invoquant l’arbitrage,
Au nom de Soplitza pour cette incursion,
Ou, pour dire plus vrai, pour cette invasion,
D’un château dont il est légalement le maître
Puisqu’il nous y reçoit : nous le ferons connaître. »
— « Ah ! Balthazar, hurla Gervais, vous en voulez ! »
Et, prenant à son flanc son lourd trousseau de clés,
Il l’agite et le lance en clignant la paupière.
Le coup part : de la fronde ainsi faillit, la pierre.
Le crâne de Protais eût été fracassé,
Si, pour fuir le trépas, il ne se fût baissé.

Tous ont quitté leur place : il se fait un silence.
Profond… Le Juge enfin cria : « Que l’on s’élance
Sur ce drôle !… » Ses gens se jettent menaçants
Dans le boyau formé par le mur et les bancs.
Le Comte pousse alors sa chaise sur leur route
Et du pied affermit cette faible redoute.
— « Holà ! Juge, dit-il, personne n’a le droit
De toucher à mon vieux serviteur sous mon toit.
Quiconque a des griefs peut m’exposer sa plainte. »

Alors, le regardant de travers : « N’ayez crainte,
Cria le Président, je saurai bien sans vous
Punir ce gentillâtre… Et vous, Graf[6], croyez-nous,
Vous vous appropriez ce manoir un peu vite.
Le seul maître est céans celui qui nous invite.
Du calme, s’il vous plaît ! Si vous n’avez pour moi
Nul égard, respectez tout au moins mon emploi. »

— « Bah ! repartit le Comte, assez de bavardage !
A d’autres vos chansons de dignités et d’âge !
J’ai fait assez le sot de m’asseoir avec vous
A vos repas grossiers finissant par des coups.
Quand vous serez à jeun, de vos propos d’homme ivre
Vous me rendrez raison. Gervais, veuillez me suivre ! »

Jamais le Président n’aurait pu supposer
Tant d’audace. Il était en train de se verser
Du vin, quand ce discours vint frapper son oreille.
A son verre immobile appuyant la bouteille,
Il a penché la tête, écoute furieux,
Et, la bouche entr’ouverte, écarquille les yeux.
Ses doigts serrent si fort son verre, qu’il éclate
Et projette à ses yeux son liquide écarlate.
Ce vin en jets de feu semble envahir son cœur,
Tant son front et ses yeux s’enflamment de fureur.
Il veut parler ; mais il semble manquer de souffle…
Enfin son premier mot sort de ses dents : « Maroufle !
Petit Comte… Je te… Thomas, mon sabre ici !
Je vais t’apprendre à vivre. Ah ! blanc-bec, c’est ainsi !
L’âge, les dignités, les égards, cela blesse
Tes oreilles… Attends que je te les caresse.
Décampe ou défends-toi. Faquin, je le tuerai ! »

D’amis le Président est bientôt entouré :
Le Juge lui saisit la main : « C’est notre affaire !
C’est moi que l’on provoque. Eh ! Protais, ma rapière !
Je lui ferai danser la danse du bâton. »
Thadée arrête alors le Juge et dit : « Pardon,
Messieurs ! Avec ce fat allez-vous vous commettre ?
Laissez les jeunes gens punir ce petit maître !
Je me charge de lui. Vous, monsieur le braillard,
Qui courageusement provoquez un vieillard,
Demain vous nous pourrez montrer votre mérite
Les armes à la main. Aujourd’hui, sortez vite
Tant qu’il n’est pas trop tard. »

Tant qu’il n’est pas trop tard. » Le conseil était bon
Tout du Comte aggravait la situation.
A ce bout, à des cris se bornait la tempête ;
Mais, de l’autre, il voyait tout autour de sa tête
Les bouteilles pleuvoir. Les femmes, tout en pleurs,
Gémissent. Télimène en criant : « je me meurs ! »
Les yeux levés, s’élance et tombe évanouie.
Mais, en tombant, au cou du Comte elle s’appuie :
Il sent deux seins tremblants palpiter sur son cœur.
Et le Comte, un instant oubliant sa fureur,
Cherche à la ranimer.

Cherche à la ranimer. Sur Gervais pêle-mêle
Bouteilles, escabeaux tombent dru comme grêle :

Il fléchit… Les valets hors du retranchement
Sur lui de toutes paris fondent. Heureusement,
Zosia, voyant l’assaut, s’apitoie et s’élance
Devant lui, bras tendus, pour prendre sa défense.
Tous s’arrêtent. Gervais se retire à pas lents.
Il disparaît… Où donc ? On cherche sous les bancs :
Soudain à l’autre bout il sort de sous la table,
Levant en l’air un banc de sa main redoutable.
Il fait le moulinet ; on fuit de tous côtés.
Alors le Comte et lui, par le banc abrités,
Peuvent battre en retraite : ils touchent à la porte.
Mais là sur l’ennemi son regard se reporte,
Il hésite : doit-il fuir les armes en main
Ou par la force encor se frayer un chemin ?
Il a choisi la lutte. En arrière il rejette
Son banc comme un bélier ; et va, penchant la tête,
La poitrine en avant, le pied haut, menaçant :
Mais il voit le Woïski : l’effroi glace son sang.

Le Woïski se taisait, les paupières baissées,
Semblant profondément plongé dans ses pensées.
Mais au défi du Comte, et quand l’audacieux
Eut menacé le Juge, il a tourné les yeux,
A prisé par deux fois, s’est frotté les paupières.
Le Juge est son parent, tous deux s’aiment en frères :
Il loge sous son toit, et tous ses intérêts,
Mais sa santé surtout, le touchent de très près.
En observant la lutte, il relève sa manche,
Etend sa main, y place un couteau, dont le manche
A l’ongle de l’index s’appuie, et dont le fer
Dirigé vers le coude est prêt à fendre l’air.
Puis il recule un peu sa main et la remonte
Comme pour se jouer : mais il vise le Comte.

L’art terrible autrefois de lancer le couteau
N’était plus en vigueur dans le siècle nouveau,
Sauf parmi les vieillards. Dans plus d’une querelle
Gervais l’a vu : Hreczech à cette escrime excelle ;
Le coup sera mortel lancé d’un bras nerveux,
Et ce coup mortel vise, on le voit à ses yeux,
Le seul des Horeszkos en ligne féminine…
Nul ne s’en est douté ; Gervais seul le devine :
Il pâlit et du banc fait au Comte un rempart,
Puis il fuit… « Arrêtez ! » dit-on de toute part.

Tel un loup qui rongeait un morceau de charogne
Se jette sur les chiens qui troublent sa besogne
Et va les dévorer : parmi ces cris de chien
Retentit un bruit sec que le loup connaît bien ;
Il regarde ; et non loin, aperçoit par derrière
Un chasseur à genoux, qui, penché vers la terre,
Prépare son fusil puis le braque sur lui :
Le loup baisse l’oreille et la queue… il a fui ;
La meute le poursuit de ses cris de victoire
Et le mordille aux flancs ; parfois la bête noire
Se tourne, ouvre la gueule et de ses crocs grinçants
Les menace : les chiens s’arrêtent frémissants :
Tel Gervais épouvante encor dans sa retraite
L’ennemi, que du banc et des yeux il arrête.
Enfin le Comte et lui sont rentrés dans le mur.

« Victoire ! » criait-on. Mais rien n’est encor sûr ;
Car Gervais au-dessus de la foule qui crie
Paraît près du vieil orgue, et de la galerie
Arrache et va lancer les vieux tuyaux de plomb.
Quel carnage il eût fait !… Mais on ne fut pas long
A fuir ; du vestibule en foule tous s’éloignent.
Les serviteurs aussi lâchent pied ; ils empoignent
Quelques plats à la hâte et suivent les seigneurs,
Et des mets entamés délaissent les meilleurs.

Mais qui donc, méprisant la mort qui le menace,
Le dernier en bon ordre abandonna la place ?
Ce fut l’huissier Protais. Sans nulle émotion
Il a développé sa protestation ;
Il se retire enfin loin du champ de bataille
Où restent seuls blessés, cadavres et mitraille.

Pas un homme n’est mort : mais tout les bancs ont eu
Les pieds brisés ; la table écloppée a perdu
Sa nappe et git sur des assiettes ruisselantes
De vin, comme un guerrier sur des armes sanglantes,
Au milieu de poulets, de dindons renversés
Qui portent la fourchette en leurs flancs transpercés.

Bientôt des Horeszko le manoir solitaire
S’endort enveloppé de calme et de mystère.
La nuit vient : les débris du banquet somptueux
Gisent comme les mets du repas des Aieux[7],

Où les âmes des morts viennent dans les ténèbres.
Les chats-huants ont du toit jeté trois cris funèbres ;
Tels les sorciers : la lune apparaît à ce bruit,
Entre par la fenêtre et sur la table luit
Tremblante : on dirait une âme du purgatoire.
Les rats, tels des damnés, viennent ronger et boire.
Parfois un vin mousseux en un coin écarté
Eclate, comme un toast à ces esprits porté.

A l’étage d’en haut, dans la salle des glaces,
Qui des glaces à peine a conservé les traces,
Le Comte s’est placé sur le balcon, debout,
Tête nue ; il n’a mis qu’un bras de son surtout :
A son cou sont noués les pans et l’autre manche ;
Son frac comme un manteau se drape sur sa hanche.
Gervais marche en tous sens d’un pas tumultueux.
En aparté, pensifs, ils parlent tous les deux :
— « Pistolet, dit le Comte, ou sabre… Qu’ils choisissent !
— Du château, dit Gervais, il faut qu’ils déguerpissant !
— Oncle, neveu, criait le Comte, provoquons
Toute la race ! Bien et château, confisquons
Tout, » criait Gervais ; puis, se tournant vers le Comte,
Si vous ne prenez tout, vous n’aurez que la honte,
Dit-il, « pourquoi plaider et qu’y gagnerez-vous ?
Depuis quatre cents ans ce manoir est à nous ;
Pendant Targowitza,[8] l’on nous a pris la terre
Dont ce juge impudent se dit propriétaire.
Il faut la lui reprendre et le chasser après
De son bien, pour payer nos peines et nos frais.
Je vous l’ai toujours dit : ni procès, ni requête !
Je vous l’ai toujours dit : invasion, conquête !
C’était l’usage ancien. Qui conquiert la maison,
La garde, et le plus fort aura toujours raison.
Quant à nos vieux débats, j’en sais bien le remède.
Mon canif tranche mieux qu’un avocat ne plaide.
Si Maciej me rejoint sa verge[9] à son côté,
Nous ferons de ces gueux de la chair à pâté. »

« — Bravo cria le Comte ; à ton projet sarmate
J’applaudis ; je renonce à la gent avocate :
Notre expédition va faire un bruit d’enfer :

On n’a depuis longtemps ici croisé le fer.
Nous allons rire enfin, faire le diable à quatre.
En deux ans je n’ai vu que des manants se battre.
Il nous faut des exploits brillants, du sang versé !
Dans mon voyage un jour c’est ce qui s’est passé.
J’habitais chez un prince en Sicile ; son gendre
Par d’avides brigands s’était laissé surprendre.
Ces gueux pour la rançon se montraient exigeants.
Vite nous rassemblons ses vassaux et ses gens ;
Nous partons. Sous mes coups deux chefs cessent de vivre.
Je force le premier leur camp : je le délivre.
Gervais, mon bon Gervais ! Quel retour triomphal !
Nous formions un cortège antique, féodal !
On nous lance des fleurs : et, bénissant nos armes,
La princesse à mon cou se jette toute en larmes.
A Palerme (déjà tous savaient mon exploit)
Les femmes me lorgnaient et me montraient du doigt.
Et même on imprima sur ma belle aventure
Un roman, dont mon nom orne la couverture ;
Il est intitulé « Le Comte ou le Caveau
De Birbante-Rocca. » Dis-moi : ce vieux château
A-t-il des souterrains ? » — Oui, des caves, mais vides »
Dit Gervais, « ces intrus ont bu tous les liquides. »
— « Cours, dit le Comte, armer en hâte mes Jockeys ;
« Convoque mes vassaux » — Juste Dieu ! Des laquais ! »
Interrompit Gervais, « Est-ce avec la canaille
Qu’on envahit un bien ? avec la valetaille ?
A nos invasions vous ne comprenez rien !
Et quant à vos vassaux[10], si je vous entends bien,
Ce sont nos bons voisins, les nobles des bourgades
De Dobrzyn, Rzezików, Cientycze, ces brigades
De valeureux sabreurs au sang noble et bouillant,
Dont nous eûmes toujours le concours bienveillant,
Et qui pour Soplitza n’ont tous que de la haine !
C’est trois cents combattants que de là je ramène ;
Je m’en charge. Pour vous, Comte, au lieu de veiller,
Reposez-vous ; demain il faudra travailler :
Vous aimez à dormir ; il est tard ; le coq chante :
Je garde le manoir jusqu’à l’aube naissante ;
Dès l’aurore à Dobrzyn je me présenterai. »

Le Comte du balcon s’est alors retiré ;
Mais il regarde encor, et, par les meurtrières

Il voit Soplitzowo tout brillant de lumières.
« Illuminez, dit-il, brigands ! Mais, demain soir
Ce château brillera ; chez vous tout sera noir !… »

Gervais s’assied à terre auprès de la muraille ;
Il penche vers son sein son grand front qui travaille.
La lune y fait tomber ses rayons pâlissants,
Et le doigt de Gervais s’y promène en tous sens.
On voit qu’il y combine un grand projet de guerre.
Mais insensiblement s’alourdit sa paupière.
Son cou fléchit, ses yeux s’entr’ouvrent sans rien voir ;
Il a donc commencé sa prière du soir.
Mais après Notre Père, avant Je vous salue,
Des fantômes divers semblent troubler sa vue :
Il voit les Horeszko, ses maîtres d’autrefois,
Les uns le sabre en main, d’autres portant la croix ;
Leurs yeux sont menaçants, ils tordent leur moustache,
L’un agite son sabre et l’autre sa cravache :
Et derrière eux s’avance un spectre ensanglanté
Les deux mains sur son cœur. Gervais épouvanté
Croit voir le Panetier : il se signe au plus vite,
Et, pour mieux conjurer les fantômes, récite
La prière des morts et le De Profundis.
Ses yeux se sont fermés, il entend mille bruits :
Des nobles à cheval partent pour la conquête ;
C’est à Korelicze : Rymsza vole à leur tête !
Lui-même il se revoit poussant son cheval blanc,
Et brandissant en l’air son Canif tout sanglant ;
Il galope : le vent fait flotter sa jaquette ;
De son oreille gauche a glissé sa casquette :
Piétons et cavaliers fuient devant son regard,
Et là-bas Soplitza rôtit dans son hangar.
Alors son front pesant vers ses genoux retombe :
C’est ainsi qu’au sommeil le Porte-clefs succombe.



  1. Que saint Antoine nous pardonne de l’avoir ici, irrévérencieusement, mis au lieu et place du proverbial Filip z konopi. — Un jour à la Diète, le député Philippe, seigneur du village de Konopie (le chanvre), prit la parole et s’éloigna si étrangement du sujet, qu’il excita dans la Chambre une hilarité générale. De là est venu le proverbe : « Il s’est lancé comme Philippe de Konopie ». (wyrwał się jak Filip z konopi).
  2. Tout le passage entre crochets manquait dans le manuscrit et dans la première édition ; il a été ajouté après coup, et il s’y est glissé un vers qui ne rime à rien. Nous l’avons traduit par scrupule, mais il pourrait être retranché sans inconvénient.
  3. Polskę oniemić, jest to Polskę zniemczyć. Le Woïski joue sur les mots : niemy veut dire muet, niemiec veut dire allemand (l’homme qu’on ne comprend pas et qui semble un muet).
  4. Le Woïski dit exactement : des pères capucins.
  5. W ręce wasze. Avant de passer à une autre personne le verre où l’on va boire, afin qu’elle y boive à son tour, on lui dit : « A vous, ou entre vos mains ». Le juge va donc boire à la santé du Bernardin, puis il remplira son verre une seconde fois et le passera au Woïski, etc.
  6. C’est par mépris que le président emploie ici le mot allemand (Graf) au lieu du mot polonais Hrabia.
  7. Allusion à la coutume païenne conservée en Lithuanie, d’évoquer les esprits le jour des morts et qui sert de cadre au poème de Mickiewicz les Dziady (aïeux).
  8. Confédération formée en 1792 contre la Constitution du 3 mai 1791 avec l’appui de la Russie.
  9. Rózga : c’est le surnom donné par Maciej à son sabre.
  10. Gervais ne comprend pas ou ne veut pas comprendre le mot wasal, il affecte de le confondre avec le mot wąsal qui veut dire un moustachu.