Théorie mathématique de la lumière/2/Chap.11

Georges Carré (2p. 256-274).

CHAPITRE XI


DISPERSION ET ABSORPTION DE LA LUMIÈREPAR LES MILIEUX ANISOTROPES

146. Les lois de la dispersion et de l’absorption de la lumière et des radiations en général, par les milieux cristallisés, ont été, dans ces derniers temps, l’objet de travaux importants. Nous citerons en particulier les travaux de M. Carvallo[1] sur la dispersion, ceux de M. Becquerel sur l’absorption.

II s’agissait de savoir si les lois classiques de la double réfraction sont rigoureuses ou seulement approchées ; en d’autres termes, si la surface d’onde est exactement une surface de Fresnel, ou si elle en diffère de quantités qui soient de l’ordre de grandeur des termes qui représentent la dispersion.

Jusqu’alors on croyait que cette dernière opinion était la vraie. M . Carvallo a montré au contraire, en opérant sur des cristaux uniaxes, que, pour une couleur déterminée, la surface de l’onde se décompose en deux surfaces qui sont une sphère et un ellipsoïde, ou tout au moins les écarts sont de l’ordre des erreurs d’expérience. Il en sera probablement de même dans les cristaux biaxes. Quand on passe d’une couleur à l’autre, les deux surfaces changent de dimension, mais non de nature.

Ces résultats s’expliquent très bien dans la théorie de Helmholtz, comme l’a établi M. Carvallo, et comme nous allons le voir.

Nous prendrons la théorie sous sa forme la plus simple : c’est-à-dire que nous admettrons l’existence de deux sortes seulement de molécules matérielles, les unes mobiles, les autres immobiles.

147. Considérons un élément de volume cet élément renferme des molécules d’éther, des molécules matérielles mobiles et des molécules matérielles immobiles.

Les molécules d’éther sont soumises aux forces provenant des molécules d’éther extérieures à l’élément et aux forces provenant des molécules matérielles ; les molécules matérielles de l’élément sont aussi soumises à ces deux espèces de forces, et en plus à une résistance, analogue au frottement et qui produit l’absorption. Soient la densité de l’éther dans l’élément les composantes du déplacement d’une molécule d’éther ; et les quantités analogues pour les molécules matérielles mobiles.

seront les projections sur les axes de la résultante de toutes les forces qui agissent sur l’éther de et proviennent de l’éther extérieur à

seront les projections de la résultante des actions des molécules matérielles sur l’élément d’éther

les projections de l’action résultante de l’éther et de la matière immobile sur la matière mobile de et

les projections de la résistance passive. Les équations du mouvement de l’éther seront :

(1)

et deux autres analogues.

Celles du mouvement de la matière seront :

(2)

et deux autres analogues.

Or (§ 137),

Pour déterminer supposons qu’on donne aux molécules d’éther de l’élément un déplacement virtuel et aux molécules matérielles un déplacement virtuel Le travail virtuel résultant de ce déplacement sera :

l’intégrale étant étendue à tous les éléments du cristal.

Ce travail doit être égal à l’accroissement virtuel d’un certain potentiel

Supposons, comme on le fait toujours, que le rayon d’activité moléculaire soit très petit, nous pourrons diviser le volume total en éléments très petits en valeur absolue, quoique très grands par rapport au rayon d’activité ; le potentiel total sera égal à la somme des potentiels partiels qu’on obtiendrait en ne laissant subsister qu’un seul de ces éléments. étant le potentiel relatif à un élément nous pourrons poser :

Il est évidemment une fonction de donc

Identifions les deux expressions de

Substituons ces valeurs dans les équations (1) et (2), il vient

Comme les sont des quantités très petites, peut être développé suivant leurs puissances croissantes en négligeant les termes qui sont de l’ordre de grandeur du cube des

sera donc un polynôme du second degré par rapport aux et ses coefficients seront des constantes si le cristal est homogène.

De plus sera homogène du second degré. En effet, comme n’est défini que par ses dérivées, il n’est déterminé qu’à une constante près, et nous pouvons annuler le terme de degré .

Dans l’état d’équilibre les sont nuls et aussi les forces ; les dérivées de doivent donc s’annuler en même temps que les par conséquent les termes de qui seraient du premier degré sont nuls.

Nous ferons sur l’ordre de grandeur des coefficients les mêmes hypothèses que dans le cas des milieux isotropes (§ 139), les termes en seront encore négligeables en général sauf pour certaines radiations très voisines des radiations absorbées, il restera

(3)
(4)

148. Nous allons considérer une onde plane dont la normale a pour cosinus directeurs

Soit l’exponentielle :

étant la période, et a pour partie réelle étant l’indice de réfraction, et pour partie imaginaire le coefficient d’absorption et posons

(suivant une remarque que nous avons déjà souvent faite, nous ne conserverons en définitive que les parties réelles de ces expressions (§ 22-23).)

D’après cela :

L’équation (4) peut s’écrire

(5)

Posons :

sera encore un polynôme homogène du second degré par rapport aux

Introduisons ces expressions dans les équations (3) et (5), nous trouvons :

(6)

par permutation des lettres nous en obtiendrons deux autres, analogues à la dernière, de sorte que

étant un polynôme homogène du second degré, ces dérivées sont homogènes du premier degré. De ces trois équations nous pourrons donc tirer en fonction linéaire de en substituant à ces expressions linéaires dans le polynôme restera homogène du second degré par rapport à

Représentons par la dérivée de par rapport à en considérant les six variables indépendantes et par cette dérivée en considérant comme des fonctions de définies par les équations (6)

mais les trois derniers termes sont nuls d’après les équations (6) : il reste

Donc :

(7)

Les coefficients de dépendent de c’est-à-dire de la couleur considérée. Regardons pour un instant comme des coordonnées. sera l’équation d’un ellipsoïde.

En prenant pour axes de coordonnées les axes de symétrie de cet ellipsoïde, prendra la forme

149. Si le cristal est orthorhombique, il a trois plans de symétrie qui sont forcément les plans principaux de l’ellipsoïde ; quelle que soit la couleur considérée, la direction des axes est indépendante de la couleur. Si le cristal n’est pas orthorhombique, rien ne nous autorise à supposer a priori que certains plans soient des plans de symétrie ; l’orientation des axes peut alors dépendre de la couleur.

Remplaçons dans l’équation (7) les en fonction de

D’où :

et deux autres équations pareilles.

Posons :

puis remarquons que

nous aurons entre les quatre équations :

(8)

qui nous permettront d’éliminer

ou
comme

En définitive

(9)

Cette équation est celle de Fresnel. Les dimensions de la surface et la direction des axes dépendent en général de la couleur, puisque en dépendent, sauf dans les cristaux du système orthorhombique où l’orientation des axes est indépendante de la couleur.

Nous avons supposé qu’il existait seulement une espèce de molécules mobiles. En en supposant un plus grand nombre, nous aurions pu conduire le calcul tout pareillement, seulement nous aurions trouvé plus d’équations :

équations qui donnent en fonction linéaire de etc.

La théorie de Helmholtz rend donc bien compte des phénomènes de dispersion dans les milieux cristallisés.

Dans la plupart des autres théories, on est conduit à introduire des dérivées d’ordre supérieur, par rapport à telles que etc. Dans ces conditions, il est impossible d’arriver aux lois découvertes par M. Carvallo, à moins d’introduire encore des dérivées d’ordre supérieur par rapport au temps.

150. Absorption dans les milieux cristallisés. — Avant d’aborder l’étude de l’absorption dans les milieux cristallisés, une remarque est nécessaire.

On sait que les diverses théories mathématiques de la lumière se partagent en trois grands groupes, ayant respectivement pour type celle de Fresnel, celle de Neumann et celle de M. Sarrau.

Soient le plan de l’onde, la normale à ce plan, le rayon lumineux (fig. 40).

D’après Fresnel, la vibration serait dans le plan de l’onde, perpendiculaire à et dans le plan D’après Neumann, la vibration serait dans le plan de l’onde, mais perpendiculaire au plan Enfin, d’après M. Sarrau, la vibration serait dans le plan perpendiculaire au rayon  ; elle ne serait donc plus dans le plan de l’onde. Mais l’angle qui est égal à est en général très petit.


Fig. 40.

Dans la théorie électromagnétique serait la force magnétique, la force électrique. serait le déplacement électrique, qui est de même sens que la force électrique si le milieu est isotrope, parce que l’élasticité électrique est alors la même dans toutes les directions. La vibration de Fresnel et celle de M. Sarrau coïncident aussi quand le milieu est isotrope.

Or les équations que nous a données la théorie de Helmholtz (§ 149)

sont précisément celles de M. Sarrau. La vibration de Helmholtz serait la vibration de M. Sarrau, perpendiculaire au rayon et à la vibration de Neumann et faisant un petit angle avec celle de Fresnel.

Cette vibration n’est pas située dans le plan de l’onde ; dans ce cas, serait nul et on aurait à moins que etc., fût nul, c’est-à-dire à moins que la vibration ne fût dirigée suivant un des axes de symétrie de la surface de l’onde.

Cependant, comme la vibration de Helmholtz diffère peu de celle de Fresnel, nous pourrons la regarder comme perpendiculaire au plan de polarisation.

En rétablissant dans les équations (5) (§ 137) le terme en , que nous avions négligé, nous trouverons :

(10)
ou
en posant :

Nous trouverions de même :

D’autre part :

et l’équation (6) s’écrira encore

Le reste du calcul se conduit absolument de même, et on arrive aux mêmes équations ; seulement, comme a des coefficients imaginaires, et sont imaginaires.

L’exponentielle serait de la forme

dépendant de dépendant seulement de la partie réelle serait :

Il y aurait donc absorption.

151. Remarquons que dans tous les calculs qui précèdent nous nous sommes appuyés sur des hypothèses très particulières. D’abord nous avons supposé qu’il n’existait qu’une seule espèce de matière mobile ; nous avons représenté les composants du frottement par ce qui est admettre implicitement que le milieu est isotrope pour cette espèce de frottement ; il n’y a évidemment aucune raison pour qu’il en soit ainsi.

Cependant, nos équations eussent été changées en abandonnant ces hypothèses. Il aurait fallu poser :

étant un polynôme du deuxième degré en les trois composantes du frottement auraient été représentées par des fonctions linéaires à coefficients constants de en convenant que le tableau des coefficients fût symétrique par rapport à la diagonale principale :

La partie imaginaire de au lieu de se réduire à

sérail un polynôme quelconque du deuxième degré en

S’il y avait plusieurs espèces de molécules mobiles, dépendrait des déplacements de ces diverses sortes de molécules (voir § 142).

152. Lois de M. Becquerel. — Si nous faisons tourner un cristal de manière que l’orientation du plan d’onde par rapport aux sections principales varie d’une façon continue, le spectre se modifiera.

On peut faire deux hypothèses sur la manière dont se produira cette modification : ou bien les raies se déplaceront d’une façon continue, ou bien elles resteront fixes et leur intensité variera d’une façon continue.

Les expériences de M. Becquerel ont vérifié cette dernière hypothèse, par conséquent la position des raies doit dépendre seulement de non de

C’est en effet ce que nous montrera la théorie d’Helmholtz.

Rappelons que Helmholtz suppose que les coefficients de la partie imaginaire de sont très petits d’ordre , les coefficients de la partie réelle étant regardés comme très petits du premier ordre.

Posons :

étant l’ensemble des termes homogènes du second degré en et de degré en

l’ensemble des termes de degré par rapport à et à

comprenant les termes de degré en et de degré en

réels, mais est beaucoup plus petit que les autres. — Les équations

deviennent par exemple :

ou :

Ces équations permettent de déterminer en fonction de elles sont linéaires. En effet :

est du premier degré en et ne dépend pas de

est du premier degré en et ne dépend pas de

est du premier degré en et ne dépend pas de

Le premier membre des équations ne dépend donc que des inconnues, la partie réelle du second membre ne dépend que de enfin la partie imaginaire dépend des inconnues ; comme ce dernier terme est très petit, on pourra résoudre les équations par la méthode des approximations successives.

Dans le cas général, on peut se borner à la première opération ; c’est-à-dire prendre les valeurs de obtenues en négligeant le terme imaginaire ; ces valeurs sont réelles, il n’y aura pas d’absorption.

Mais il n’en sera plus ainsi quand le déterminant des équations linéaires est nul ou seulement très petit. Dans ce cas les valeurs de données par la première opération sont très grandes, et quand on les substitue dans le terme correctif, ce terme n’est plus négligeable. Il y aura absorption.

Écrivons que ce déterminant est nul. Nous avons :

il faut que le discriminant de cette forme quadratique soit nul : or cette forme dépend de mais non de en écrivant que le discriminant est nul, nous aurons donc une équation qui sera non pas de la forme mais de la forme

Cette équation admettra comme racines un certain nombre de valeurs de ces valeurs de correspondent aux radiations observées, c’est-à-dire aux raies fixes.

153. 2e Loi de M. Becquerel. — La grandeur du coefficient d’absorption ne dépend pas de la direction du plan de l’onde, mais seulement de celle de la vibration.

Il faut bien comprendre ce que cet énoncé signifie. En général, quand on se donne une vibration quelconque, elle peut se propager par un seul système d’ondes planes : car, si on se donne les équations (8) (§ 149) déterminent Mais si la vibration donnée est parallèle à un des axes de symétrie de la surface d’onde, elle peut correspondre à une infinité de plans d’onde : passant par cet axe, si en effet on a par exemple :

les équations (8) seront satisfaites en posant :

le rapport qui détermine l’orientation du plan reste indéterminé.

Dans ce cas est indépendant de la direction du plan de l’onde, et par conséquent aussi le coefficient d’absorption qui est la partie imaginaire de

154. 3e Loi de M. Becquerel. — Chacune des vibrations dirigées suivant les trois axes principaux possède un coefficient d’absorption particulier.

Soient l’amplitude de la vibration incidente ; les cosinus des angles qu’elle fait avec les axes de symétrie. Décomposons-la en trois autres dirigées suivant les axes, les amplitudes de ces composantes seront respectivement :

Soient les coefficients propres à chacune de ces vibrations. Après avoir traversé l’épaisseur du cristal, leurs amplitudes seront réduites respectivement à :

Si nous les recomposons, leur résultante ne sera plus dirigée parallèlement à la vibration primitive. M . Becquerel admet que les composantes parallèles à cette direction sont seules efficaces. L’amplitude résultante, c’est-à-dire la racine carrée de l’intensité, sera donc :

Il a cherché une vérification expérimentale, en prenant un cristal d’épaisseur constante et faisant varier les résultats observés s’accordaient avec la loi.

La théorie de Helmholtz nous a conduit au contraire à représenter l’amplitude par une seule exponentielle :

ou en posant :

et en ne prenant que les parties réelles

L’amplitude est donc proportionnelle à ne dépend pas de cette formule ne peut donc nous représenter la loi de M. Becquerel.

Pour tirer une conclusion définitive il faudrait faire une autre série d’expériences en laissant constants et faisant varier et vérifier si une formule contenant une seule exponentielle peut représenter les faits observés.

Enfin, pour une dernière remarque, supposons que la raie d’absorption disparaisse pour l’une des directions principales, ce qui arrive le plus souvent : on aura par exemple et la formule de M. Becquerel devient :

Si devient très grand, il reste il n’y aurait donc jamais extinction complète, comme le ferait prévoir la théorie de Helmholtz.

En résumé, nous voyons que la théorie de Helmholtz explique un assez grand nombre de faits, mais qu’elle devrait être modifiée si les faits observés par M. Becquerel venaient à être confirmés par des expériences nouvelles[2].

  1. Carvallo, Thèse.
  2. Depuis que cette leçon a été professée à la Sorbonne, la question a été reprise par MM. Carvallo et Potier. Il résulte de ces expériences nouvelles que l’intensité de la lumière transmise varie en fonction de l’épaisseur suivant une loi exponentielle, ainsi que l’exigeait la théorie de Helmholtz. Bien que l’exactitude des chiffres observés par M. Becquerel soit hors de doute, la loi qu’il avait énoncée n’est donc pas exacte, et c’est par hasard qu’elle s’est vérifiée pour les épaisseurs sous lesquelles il a observé. Ce hasard est d’autant plus surprenant qu’il s’est reproduit dans les premières expériences de M. Carvallo. Le problème nécessiterait de nouvelles études expérimentales.