Tao Te King (Stanislas Julien)/Chapitre 27

Traduction par Stanislas Julien.
Imprimerie nationale (p. 100-103).


CHAPITRE XXVII.



善行無轍迹,善言無瑕讁;善數不用籌策;善閉無關楗而不可開,善結無繩約而不可解。是以聖人常善救人,故無棄人;常善救物,故無棄物。是謂襲明。故善人者,不善人之師;不善人者,善人之資。不貴其師,不愛其資,雖智大迷,是謂要妙。


Celui qui sait marcher (dans le Tao) ne laisse pas de traces (1) ; celui qui sait parler ne commet point de fautes ; celui qui sait compter ne se sert point d’instruments de calcul (2) ; celui qui sait fermer (quelque chose) ne se sert point de verrou (3), et il est impossible de l’ouvrir ; celui qui sait lier (quelque chose) ne se sert point de cordes, et il est impossible de le délier (4).

De là vient que le Saint excelle (5) constamment à sauver les hommes ; c’est pourquoi il n’abandonne pas les hommes. Il excelle constamment à sauver les êtres ; cest pourquoi il n’abandonne pas les êtres.

Cela s’appelle être doublement (6) éclairé.

C’est pourquoi l’homme vertueux (7) est le maître de celui qui n’est pas vertueux.

L’homme qui n’est pas vertueux est le secours (8) de l’homme vertueux.

Si l’un n’estime (9) pas son maître, si l’autre n’affectionne pas celui qui est son secours (10), quand on leur accorderait une grande prudence, ils sont plongés dans l’aveuglement (11).

Voilà ce qu’il y a de plus important et de plus subtil (12).


NOTES.


(1) Li-si-tchaï : Il est impossible aux hommes vulgaires de marcher sans laisser des traces, de parler sans commettre des fautes, de compter sans instruments de calcul, de fermer une porte sans verrou, de lier quelque chose sans faire usage de cordes.

Mais il n’y a que l’homme en possession du Tao qui marche sans le secours de ses pieds, qui parle sans l’intermédiaire de sa bouche, qui calcule sans faire usage des facultés de son esprit. On ne peut ouvrir ce qu’il a fermé, ni détacher ce qu’il a lié (A : Il emprisonne ses passions, il enchaîne les désirs de son cœur), parce qu’il s’est identifié avec le Tao.


(2) E : Les mots tcheou-thse 籌策 signifient « des fiches de bambou dont on se servait (anciennement) pour calculer. »


(3) Les mots kouan kien 關楗 signifient « une traverse de bois qui sert à fermer une porte à deux battants. » Cette expression (dont la seconde syllabe peut s’écrire avec la clef 75) veut dire aussi « verrou, pêne. » Hou-meou-tchi-ji-pin-tche 户牡之几牝者 (Cf. Dict. Pin-tseu-tsien.)


(4) E : Un homme vulgaire peut fermer une porte, mais on peut l’ouvrir ; il peut lier quelque chose, mais on peut le détacher.


(5) E : Ceux que le monde appelle sages n’ont que des voies étroites. Ils donnent avec partialité et ne connaissent point la justice qui est large et libérale pour tous. Si un homme est vertueux, ils se réjouissent de le voir semblable à eux et le sauvent. Si un homme n’est pas vertueux, ils savent le haïr et ne savent pas l’aimer. De là vient qu’il y a beaucoup d’hommes et de créatures qu’ils abandonnent. Mais le saint homme a le cœur exempt de partialité, et il instruit les homme sans faire acception de personne (littéral. « sans choisir l’espèce » ). Il excelle constamment à sauver tous les hommes et toutes les créatures du monde ; c’est pourquoi il ne s’est pas encore trouvé un seul homme, une seule créature qu’il ait rejetés et qu’il ait refusé de sauver.


(6) E : Le mot si a le sens de tchong , « double ; » comme si l’on disait tchong-ming 重明, « doublement éclairé. » Lao-tseu dit que la prudence du saint homme est (littéralement) éclairée et encore éclairée.


(7) E : L’homme vertueux ne l’est pas pour lui seul ; il est destiné à être le modèle des hommes. Si les hommes qui ne sont pas vertueux peuvent imiter sa conduite, alors ils peuvent corriger leurs mauvaises qualités et arriver à la vertu. C’est en cela que l’homme vertueux est le maître (le précepteur) de ceux qui ne sont pas vertueux.


(8) E : Le mot tse a le sens de tsou , « aide, secours. » Ibidem : L’homme dénué de vertu n’est pas nécessairement condamné à persévérer jusqu’à la fin dans le mal. (Son amélioration) dépend uniquement d’une bonne éducation. Si l’homme vertueux peut l’accueillir avec bienveillance et l’instruire, alors chacun d’eux acquerra du mérite, et l’homme vertueux en retirera à son tour un avantage marqué. C’est ainsi que l’homme qui n’est pas vertueux devient le secours de l’homme vertueux.


(9) E : L’homme vertueux est le maître (le précepteur) de celui qui n’est pas vertueux. Si ce dernier se sépare entièrement du saint homme, s’il ne sait pas s’approcher de lui et s’attacher à sa personne pour profiter de ses avis ou de son exemple, c’est ne pas estimer son maître.


(10) E : L’homme qui nest pas vertueux est le secours de l’homme vertueux. Si ce dernier rejette et abandonne entièrement l’homme qui n’est pas vertueux, s’il ne sait pas l’affectionner et l’instruire, c’est ne pas aimer celui qui est son secours.


(11) E : En agissant ainsi, Tun et l’autre tiennent une conduite blâmable ; quand on pourrait les dire doués d’une grande prudence, il serait impossible de ne pas les regarder comme frappés d’aveuglement.


(12) E : Voilà ce qu’on appelle la voie la plus importante ; elle est déliée et subtile ; aussi il y a bien peu de personnes qui la connaissent. Le philosophe Lie-Ueu dit : Le rôle du saint homme est d’instruire et de convertir les autres. Si donc la mission des saints et des sages est uniquement d’instruire et de convertir, l’occupation principale des hommes vulgaires doit être d’écouter et de suivre leurs instructions. Il n’y a rien au monde de plus important.