Tao Te King (Stanislas Julien)/Chapitre 25

Traduction par Stanislas Julien.
Imprimerie nationale (p. 91-96).


CHAPITRE XXV.



有物混成,先天地生。寂兮寥兮,獨立不改,周行而不殆,可以為天下母。吾不知其名,字之曰道,強為之名曰大。大曰逝,逝曰遠,遠曰反。故道大,天大,地大,王亦大。域中有四大,而王居其一焉。人法地,地法天,天法道,道法自然。


Il est un être confus (1) qui existai} avant le ciel et la terre.

O qu’il est calme (2) ! O qu’il est immatériel (3) !

Il subsiste seul (4) et ne change point (5).

Il circule partout et ne périclite point (6).

Il peut être regardé comme la mère de l’univers (7).

Moi, je ne sais pas son nom (8).

Pour lui donner un titre, je l’appelle Voie (Tao).

En m’efforçant de lui faire un nom, je l’appelle grand (9).

De grand, je l’appelle fugace (10).

De fugace, je l’appelle éloigné (11).

D’éloigné, je l’appelle (l’être) qui revient (12).

C’est pourquoi le Tao est grand, le ciel est grand, la terre est grande, le roi aussi est grand (13).

Dans le monde, il y a quatre grandes choses, et le roi en est une (14).

L’homme (15) imite la terre ; la terre imite le ciel (16) ; le ciel imite le Tao ; le Tao imite sa nature.


NOTES.


(1) Le mot un est emprunté aux commentaires C et H (yeou-i-we 有一物 « existit unum ens ») ; il détermine le sens et la construction de ce passage difficile qui a embarrassé la plupart des interprètes.

B : Les mots hoen-tchhing 混成 ont le sens de hoen-lun 渾淪, c’est-à-dire « confus, ce qu’il est impossible de distinguer clairement. » Ibidem : Si par hasard on m’interroge sur cet être (le Tao), je répondrai : Il n’a ni commencement, ni fin (littéralement : neque caput neque caudam habet), il ne se modifie point, il ne change point ; il n’a pas de corps, il n’a pas une place déterminée ; il ne connaît ni le superflu, ni la pénurie, la diminution ni l’accroissement ; il ne s’éteint pas, il ne naît pas ; il n’est ni jaune ni rouge, ni blanc ni bleu ; il n’a ni intérieur ni extérieur, ni son ni odeur, ni bas ni haut, ni image ni éclat, etc.


(2) C : Il n’a pas de voix qu’on puisse entendre.


(3) A : Le mot liao veut dire « vide et incorporel. » Le commentaire E explique les adjectifs tsi et liao par « incorporel. » Plusieurs interprètes m’autorisent à conserver à tsi le sens de « calme, tranquille. »


(4) E : Tout être qui s’appuie sur quelque chose a une force solide ; s’il n’a rien qui l’aide et le soutienne, il fléchit et succombe. De là vient que ce qui est seul et isolé est sujet au changement. Tout être qui reste dans sa place est tranquille ; dès qu’il sort de ses limites, il rencontre des obstacles. De là vient que celui qui circule partout est exposé aux dangers. Le Tao n’a point de compagnon dans le monde. H se tient seul au delà des limites des êtres et n’a jamais changé. En haut, il s’élève jusqu’au ciel ; en bas, il pénètre jusqu’aux abîmes de la terre. Il circule dans tout l’univers et n’est jamais exposé à aucun danger.


(5) C : Il subsiste éternellement.


(6) A : La chaleur du soleil ne le brûle point ; l’humidité ne l’altère (littéral, « ne le moisit » ) point ; il traverse tous les corps et n’est exposé à aucun danger.


(7) B : Il se répand au milieu du ciel et de la terre et dans le sein de tous les êtres ; il est la source de toutes les naissances, la racine de toutes les transformations. Le ciel, la terre, l’homme et toutes les autres créatures, ont besoin de lui pour vivre. (A) Il nourrit tous les êtres comme une mère nourrit ses enfants ; (B) c’est pourquoi Lao-tseu dit : On peut le regarder comme la mère de tous les êtres.


(8) A : Ne voyant ni son corps, ni sa figure, je ne sais quel nom lui donner. Comme je vois « que tous les êtres arrivent à la vie par lui, je le qualifie du titre de Tao ou de Voie. » 見萬物皆從道所生,故字之日道也


(9) A : Il est tellement élevé que rien n’est au-dessus de lui ; il enveloppe le monde et ne voit rien en dehors de lui. C’est pourquoi je l’appelle grand.


(10) B : De l’idée de grand je passe à une autre idée pour le chercher, et je l’appelle fugace. A : Il n’est point comme le ciel qui reste constamment en haut, ni comme la terre qui reste constamment en bas. Il vous échappe et s’enfuit toujours, sans rester constamment dans le même lieu.


(11) B : De l’idée de fugace, je passe à une autre idée pour le chercher, et je l’appelle éloigné. En effet, plus on le cherche et plus il paraît éloigné. (C) Il ne connaît aucune limite.

Pour bien traduire le mot youen , on aurait besoin d’un adjectif français signifiant qui s’éloigne, qui va au loin, comme les adjectifs grecs teleporos, makroporos.


(12) Le mot fan signifie littéralement qui revient. La langue française n’a point d’adjectif correspondant. On rendrait d’une manière heureuse l’idée de Lao-tseu, s’il était permis d’emprunter au grec l’épithète palindrome (palindromos).

C : Il revient dans le palais de l’intelligence (dans l’homme) et s’y enfonce de plus en plus. Après avoir fait le tour du monde, il le recommence ; après s’être éloigné immensément, il se rapproche. Il revient, et il suffit de le chercher dans le cœur de l’homme.

E : Lao-tseu change souvent les mots dont il se sert. Il montre par là que la vertu du Tao est sans bornes, et qu’une multitude de mots ne suffit pas pour l’exprimer complètement.

Ibidem : Le Tao est la mère de l’univers, il nourrit également tous les êtres, et le ciel et la terre l’aident par la vertu combinée du principe in « femelle, » et du principe yang mâle. » Voilà pourquoi ces trois choses sont grandes. Quoique ces trois choses subsistent, s’il n’y avait pas un roi, il leur serait impossible de gouverner les dix mille êtres. C’est pourquoi il a été nécessaire de donner le commandement à un homme, pour qu’il devînt le maître des peuples. De là vient que le roi aussi est grand.


(13) H : Les hommes du siècle savent seulement que le roi est grand, et ils ne savent pas que le saint homme prend le ciel et la terre pour modèles. On voit par là que le ciel et la terre sont plus grands que le roi. Ils savent que le ciel et la terre sont grands ; ils ne savent pas que le ciel et la terre sont sortis du sein du Tao, et le prennent pour modèle. Aussi le Tao est-il plus grand que le ciel et la terre. Quoique le Tao soit certainement grand, il a cependant un nom, un titre, des attributs. Mais si l’on supprime son nom, si l’on efface son titre, ses attributs, il devient alors inaccessible aux sens et conforme à sa nature. C’est pourquoi Lao-tseu dit : Le Tao imite sa nature.


(14) E : Dans le monde il n’y a que quatre grandes choses, et le roi en fait partie : n’est-ce pas le comble de la gloire ? Mais il faut absolument qu’il porte jusqu’à la perfection les qualités qui constituent sa grandeur, s’il veut être mis au nombre des quatre grandes choses. Lao-tseu s’exprime ainsi pour encourager puissamment les rois (à suivre la doctrine du Tao).


(15) E : Le mot jin « homme » indique le roi. La terre produit les dix mille êtres, et le roi les gouverne et les nourrit. Il imite la vertu de la terre.


(16) E : Le ciel couvre les dix mille êtres, et la terre les contient et les supporte ; elle répand sur eux les dons qu’elle reçoit du ciel. Le Tao conçoit, comme une mère, les dix mille êtres ; le ciel leur ouvre la voie et les amène à la vie. Il seconde ainsi les transforma tions opérées par le Tao. Le grand Tao est vide, immatériel, pur, tranquille et constamment inerte. Il se conforme à sa nature. C : Pour imiter (c’est-à-dire suivre) sa nature, il n’a qu'à rester ce qu’il est.

Liu-kie-fou : Le Tao trouve en lui-même son fondement, sa racine ; (A) il n’a rien à imiter en dehors de lui.