Tao Te King (Stanislas Julien)/Chapitre 15

Traduction par Stanislas Julien.
Imprimerie nationale (p. 50-54).


CHAPITRE XV.



古之善為士者,微妙玄通,深不可識。夫唯不可識,故強為之容。豫兮若冬涉川;猶兮若畏四鄰;儼兮其若容;渙兮若冰之將釋;敦兮其若樸;曠兮其若谷;混兮其若濁;孰能濁以靜之徐清?孰能安以久動之徐生?保此道者,不欲盈。夫唯不盈,故能蔽不新成。


Dans l’antiquité, ceux qui excellaient à pratiquer le Tao (1) étaient déliés et subtils, abstraits et pénétrants.

Ils étaient tellement profonds qu’on ne pouvait les connaître.

Comme on ne pouvait les connaître, je m’efforcerai de donner une idée (de ce qu’ils étaient). Ils étaient timides comme celui qui traverse un torrent en hiver (2).

Ils étaient irrésolus comme celui qui craint d’être aperçu de ses voisins (3).

Ils étaient graves (4) comme un étranger (en présence de l’hôte).

Ils s’effaçaient comme la glace qui se fond (5).

Ils étaient rudes (6) comme le bois non-travaillé.

Ils étaient vides (7) comme une vallée.

Ils étaient troubles (8) comme une eau limoneuse (9).

Qui est-ce qui sait apaiser peu à peu (10) le trouble (de son cœur) en le laissant reposer ?

Qui est-ce qui sait naître peu à peu (à la vie spirituelle) par un calme prolongé (11) ?

Celui qui conserve ce Tao ne désire pas d’être plein (12).

Il n’est pas plein (de lui-même), c’est pourquoi il garde ses défauts (apparents), et ne désire pas (d’être jugé) parfait.


NOTES


(1) B : Ceux qui cultivent aujourd’hui le Tao se montrent au grand jour, et ne craignent rien tant que d’être inconnus des hommes. Mais, dans l’antiquité, ceux qui cultivaient le Tao (c’est le sens que Ifouen-tse donne ici au mot sse ) agissaient tout autrement. Ils (E) s’identifiaient avec le Tao, c’est pourquoi ils étaient déliés et subtils, abstraits et pénétrants. Ils étaient tellement profonds qu’on ne pouvait les connaître ; comme on ne pouvait les connaître, il serait impossible de les dépeindre fidèlement. Je m’efforcerai de donner seulement une idée approximative de ce qu’ils paraissaient être.


(2) C : Ils se décidaient difficilement à entreprendre quelque chose, de même qu’en hiver on se décide difficilement à traverser un torrent.


(3) E : Ils étaient attentifs, se tenaient sur leurs gardes, et (C) n’osaient rien faire de mal.


(4) H : Ils étaient humbles, réservés, et n’osaient se mettre en avant.


(5) Youen-tse : Lorsque l’homme commence à naître, il ressemble à un grand vide ; bientôt son être se condense et prend un corps, de même que l’eau devient glace. C’est pourquoi celui qui pratique le Tao se dégage de son corps pour reprendre son essence primitive, comme la glace se fond pour redevenir eau.


(6) E : Le mot tun veut dire ici « ce qui est entier, » c’est-à-dire (ibid.) « ce qui est dans son état naturel, ce qui est simple, sans ornement, sans élégance. » (Ils avaient leur simplicité native.)


(7) E : Ils étaient vides et dépouillés de tout (littér. « ils ne renfermaient rien). »


(8) E : Ils paraissaient entourés de ténèbres et privés de discernement.


(9) E : Le mot tcho veut dire qu’ils paraissent « ignorants, stupides. » B : Ils se confondaient avec le siècle et s’abaissaient au niveau de sa poussière ; leurs actions ne paraissaient point différer de celles des autres hommes.

C : Ils recevaient sans se plaindre les opprobres et les souillures du monde.


(10) E : Plus haut, le mot tcho , « trouble, » s’appliquait au sage qui paraît ignorant et stupide. Mais ici il se dit du cœur de la multitude qui est rempli de trouble et de désordre. L’eau qui est trouble peut s’épurer ; mais si on ne la laisse pas reposer et qu’on la trouble sans cesse, elle ne pourra jamais devenir pure. E : L’expression cho-neng 孰能, « qui est-ce qui peut ? » sert à exhorter les hommes.


(11) E : Si l’on puise souvent de l’eau dans un puits, il ne manque pas de se troubler. Si un arbre est souvent transplanté, il ne manque pas de périr. Il en est de même de la nature et des affections de l’homme. Si nous déracinons nos affections, si nous réprimons nos pensées, alors les souillures et le trouble disparaîtront, et un éclat céleste viendra briller en nous. Si nous concentrons en nous-mêmes notre faculté de voir et d’entendre, alors nos esprits se calmeront, et nous naîtrons à la vie spirituelle. Si l’homme peut agir ainsi, de grossier qu’il était, il deviendra délié et subtil, et il ressemblera aux sages qui possédaient le Tao dans l’antiquité.

Aliter B : Qui est-ce qui peut calmer ses pensées longtemps agitées et les ramener peu à peu à leur état primitif ?


(12) E : Celui qui conserve ce Tao ne veut pas être plein. (Nous avons vu, dans le chapitre iv, que pou-ing 不盈 signifie « vide. » Il aime à être vide.) En effet, ce qui est plein ne peut durer longtemps (ne tarde pas à déborder). C’est ce que déteste le Tao (il aime à être vide). Le sage estime ce qui est usé, défectueux (au fig. c’est-à-dire aime à paraître rempli de défauts) ; les hommes du siècle estiment au contraire ce qui est neuf, nouvellement fait. Il ne veut pas être plein, c’est pourquoi il peut conserver ce qu’il a d’usé, de défectueux (en apparence), et ne désire pas d’être (brillant) comme une chose nouvellement faite. B : Le saint homme se dépouille de tout ce qu’il avait au dedans de lui, il n’y laisse pas une seule chose qui puisse le rattacher au monde matériel. C’est pourquoi le saint homme (cf. chap. lxx) se revêt d’habits grossiers et cache des perles dans son sein. Au dehors il ressemble à un homme en démence ; il est comme un objet usé ; il n’a rien de l’éclat, de l’élégance par lesquels les choses neuves (littér. « nouvellement faites ») attirent les regards de la foule.

Ce passage veut dire que le sage aime mieux paraître rempli de défauts et d’imperfections que de briller par des avantages extérieurs. Par là il conserve le mérite qu’il possède au dedans de lui.