Tao Te King (Stanislas Julien)/Chapitre 14

Traduction par Stanislas Julien.
Imprimerie nationale (p. 46-49).


CHAPITRE XIV.



視之不見,名曰夷;聽之不聞,名曰希;搏之不得,名曰微。此三者不可致詰,故混而為一。其上不皦,其下不昧。繩繩不可名,復歸於無物。是謂無狀之狀,無物之象,是謂惚恍。迎之不見其首,隨之不見其後。執古之道,以御今之有。能知古始,是謂道紀。


Vous le regardez (le Tao) et vous ne le voyez pas : on le dit incolore (1).

Vous l’écoutez et vous ne l’entendez pas : on le dit aphone.

Vous voulez le toucher et vous ne l’atteignez pas : on le dit incorporel.

Ces trois qualités (2) ne peuvent être scrutées à l’aide de la parole. C’est pourquoi on les confond en une seule (3). Sa partie supérieure (4) n’est point éclairée ; sa partie inférieure n’est point obscure.

Il est éternel (5) et ne peut être nommé (6).

Il rentre dans le non-être.

On l’appelle une forme sans forme, une image sans image (7).

On l’appelle vague, indéterminé (8).

Si vous allez au-devant de lui, vous ne voyez point sa face ; si vous le suivez, vous ne voyez point son dos (9).

C’est en observant le Tao des temps anciens qu’on peut gouverner les existences d’aujourd’hui (10).

Si l’homme peut connaître l’origine des choses anciennes (11), on dit qu’il tient le fil du Tao (12).


NOTES.


(1) Ho-chang-kong : veut dire « sans couleur, incolore » 無色日夷; hi veut dire » sans son, sans voix » 無聲曰希 (c’est dans ce sens que j’ai employé le mot aphone) ; wei veut dire « sans corps, incorporel » 無形日微. Cette explication de Ho-chang-kong est confirmée par Te-thsing (H), B, C, Li-yong, etc.


(2) Littér. « non possunt interrogationibus penitus investigari. » Liu-kie-fou : En général, lorsqu’on ne peut trouver une chose qu’on chérche, quelquefois on la trouve en interrogeant (tchi-kie) les autres. Il n’en est pas de même de ces trois choses. On aurait beau interroger les autres jusqu’à la fin de sa vie, on ne pourrait les atteindre, les comprendre. Mais si l’on renonce à ses lumières, si l’on se dépouille de son corps, alors on les comprendra, c’est-à-dire on comprendra le Tao dont elles sont les attributs.


(3) Ho-chang-kong : Ces trois choses, c’est-à-dire cette incolorité (je suis obligé de former un substantif de l’adjectif incolore), cette aphonie (je veux dire la qualité de ce qui n’a pas de son), cette incorporéité, ne peuvent être exprimées par la bouche, ni transmises par l’écriture.

B : On ne peut les scruter à l’aide de la parole ni les distinguer l’une de l’autre. E : Ces trois mots (adjectifs) i, hi, weï 夷希微 expriment pareillement l’idée de ce qui est vide et immatériel. En effet, ce qui est invisible ne diffère pas de ce qui est imperceptible à l’ouïe et au toucher. C’est pourquoi ces trois qualités ne peuvent se séparer ni se distinguer l’une de l’autre. On les confond et on les réunit en une seule qualité (qui est le vide, l’incorporéité), puisque, comme on l’a vu plus haut, elles donnent séparément et ensemble l’idée de ce qui est vide et immatériel.

Youen-tse : Ces trois qualités ne forment au fond qu’une seule et même chose (par leur réunion, elles montrent l’immatérialité du Tao). Ce sont les hommes qui emploient forcément ces noms, pour dire que le Tao échappe aux organes de la vue, de l’ouïe et du toucher, à l’aide desquels ils veulent le chercher.


(4) Li-yo : Toutes les choses matérielles sont éclairées en haut et obscures en bas. Mais le Tao n’a ni partie haute ni partie basse ; par conséquent (E) il n’est ni plus éclairé en haut ni plus obscur en bas.


(5) Fo-koueï-tseu : L’expression ching-ching 繩繩 veut dire « non interrompu, qui n’éprouve pas de cessation, d’interruption. »


(6) A : On ne peut le désigner ni par la couleur, ni par le son, ni par la forme. On ne peut le distinguer par aucune des cinq couleurs ; il n’a pas une voix ou un son qui réponde à aucune des cinq notes musicales ; il n’a pas un corps dont on puisse mesurer la dimension ou indiquer la forme.


(7) B : On peut le rapporter au non-être. D, E : Les formes qui ont une forme, les images qui ont une image soot les êtres matériels. Les mots : forme sans forme, image sans image, désignent le Tao. D ; Dira-t-on qu’il n’existe pas ? Mais les êtres ont besoin de lui pour naître et se former. Dira-t-on qu’il existe (matériellement) ? Mais l’on n’aperçoit point son corps. C’est pourquoi Lao-tseu l’appelle forme sans forme et image sans image.


(8) B : Il est comme existant et comme non-existant. On (D) ne peut le déterminer.


(9) Littér. « non vides ejus caput, non vides posteriorem ejus partem. • B : C’est-à-dire : vous ne lui trouvez ni commencement ni fin.


(10) E : Par kin-tchi-yeou 今之有 « les existences d’aujourd’hui, » Lao-tseu entend les affaires du monde actuel. Pour bien les gouverner, il faut (E) se reposer dans une quiétude absolue qui exclut toute occupation. C’est là ce que l’auteur appelle observer le Tao des temps anciens. H : Ce qui constitue le mérite du saint homme, c’est qu’il gouverne le siècle, le monde, à l’aide de ce subtil Tao.


(11) B : Anciennement toutes les choses ont tiré leur origine de ce qui n’a point d’origine (du Tao) 始於無始. Quelques commentateurs (E,H) croient que l’expression kou-chi 古始 désigne le Tao des temps anciens.


(12) B explique les mots tao-ki 道紀 par tao-tchi-touan-sia 道之端绪, littér. « le fil initial du Tao. »