Tao Te King (Stanislas Julien)/Chapitre 07

Traduction par Stanislas Julien.
Imprimerie nationale (p. 24-26).


CHAPITRE VII.



天長地久。天地所以能長且久者,以其不自生,故能長生。是以聖人後其身而身先;外其身而身存。非以其無私耶?故能成其私。


Le ciel et la terre ont une durée éternelle (1).

S’ils peuvent avoir une durée éternelle, c’est parce qu’ils ne vivent pas pour eux seuls. C’est pourquoi ils peuvent avoir une durée éternelle.

De là vient que le saint homme se met après les autres, et il devient le premier (2).

Il se dégage de son corps, et son corps se conserve.

N’est-ce pas parce qu’il n’a point d’intérêts privés ?

C’est pourquoi il peut réussir dans ses intérêts privés (3).


NOTES.


(1) Ho-chang-kong explique l’expression tch’ang-khieou 長久 par « vivre éternellement. » H : L’expression tseu-sing 自生 veut dire littéralement « s’approprier sa vie, » tseu-sse-khi-sing 自私其生 « ne vivre que pour soi. » E : Le Tao n’a point d’égoïsme. Si celui qui pratique le Tao estimait la vie et voulait en jouir pour lui seul, il ne se conformerait pas au Tao et ne pourrait nourrir sa vie (vivre longtemps). La meilleure voie pour nourrir sa vie, c’est de ne pas vivre pour soi seul. Celui qui ne tient pas à sa vie pratique le non-agir ; si vous pratiquez le non-agir, vos esprits se fixeront en vous et vous pourrez vivre longtemps. Celui qui tient à la vie, qui vit pour lui seul, se livre à l’action. Si vous vous livrez à l’action, vos esprits s’abandonneront à des mouvements désordonnés et ne se reposeront jamais ; par là vous détruirez vous même votre vie. Le saint homme contemple la voie du ciel et de la terre qui ne vivent point pour eux seuls (mais pour tous les êtres), et il reconnaît que quiconque cherche à vivre nuit à sa propre vie. C’est pourquoi il se met après les autres ; il se dégage de son corps, de son individualité, pour imiter le ciel et la terre qui ne vivent point pour eux seuls, et alors il occupe le premier rang et se conserve longtemps.

B : Pourquoi l’homme ne peut-il subsister éternellement comme le ciel et la terre ? C’est parce qu’il se laisse aveugler par ce qu’il voit et ce qu’il entend, parce qu’il se laisse séduire par ses sensations et ses perceptions. Son corps, qui n’est qu’une chose illusoire, l’enchaîne comme des ceps de fer ; il recherche avec trop d’ardeur les moyens de vivre, et ne sait pas étouffer les passions désordonnées ni les appétits sensuels. De là vient que le saint homme déracine et expulse les illusions du siècle ; il s’abaisse pour nourrir sa volonté, et il oublie son corps pour conserver sa pureté. Tous les hommes aiment à s’élever ; lui seul aime à s’humilier et à s’abaisser. Ils aiment à se faire grands ; lui seul cherche à paraître mou et faible. Ils disputent tous le premier rang ; il se retire comme par pusillanimité. Il se met lui-même après les autres et les place avant lui. C’est pourquoi les hommes l’honorent et le placent au premier rang.

Les hommes recherchent avidement les affaires ; lui seul il diminue ses désirs. Ils estiment leur personne ; lui seul oublie son corps. Ils désirent la vie ; lui seul apprend à mourir. Il ne fait aucun cas de la vie ; c’est pourquoi la mort ne peut l’atteindre.


(2) B : L’expression « placer sa personne après les autres » veut dire « se courber, s’humilier devant eux. » L’expression waï-khi-chin 外其身, litt. mettre sa personne en dehors de soi, veut dire « oublier son corps (C : oublier le moi). » Il s’incline devant les autres et ne prend point le premier rang ; c’est pourquoi les autres lui rendent la place qu’il mérite, et il occupe le premier rang. Il oublie son corps et le regarde comme s’il lui était étranger ; c’est pourquoi il peut se conserver longtemps.


(3) C : Il se dépouille de tout intérêt privé et rougirait d’être seul un saint homme. Mais cette humilité même fait voir qu’il est un saint homme ; c’est par là que, sans le vouloir, il peut voir réussir ses intérêts privés. E : Le saint homme n’a point d’égoïsme ; il n’a nul désir de réussir dans ses intérêts privés ; c’est pour cela qu’il y réussit. S’il avait ce désir, il aurait de l’égoïsme. Jamais on n’a vu personne qui, ayant de l’égoïsme, ait pu réussir dans ses intérêts privés.

Les mots tch’ing-khi-sse 成其私, « réussir dans ses intérêts privés, » sont l’explication des mots : il devient le premier, il se conserve longtemps.