Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Lettre xix

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 200-215).

LETTRE XIX

Salzbourg, le 2 juin 1809.

Mon ami,


Je rentre en scène. La Création eut un succès rapide : toutes les feuilles de l’Allemagne rendirent compte de l’effet étonnant qu’elle avait produit à Vienne ; et la partition, qui parut imprimée peu de semaines après, permit aux amateurs de toute l’Europe de la juger. Le rapide débit de cette partition augmenta de quelques centaines de louis la médiocre fortune de l’auteur. Le libraire avait mis sous la musique des paroles allemandes et anglaises ; elles furent traduites en suédois, en français, en espagnol, en bohême et en italien. La traduction française est pompeusement plate, ainsi qu’on peut en juger au Conservatoire de la rue Bergère ; mais cependant l’auteur est innocent du peu d’effet que la Création produisit la première fois qu’elle se montra à Paris. Quelques minutes avant qu’on la commençât à l’Opéra, la machine infernale du 3 nivôse éclata dans la rue Saint-Nicaise.

Il y a deux traductions italiennes : la première, qui est ridicule, a été imprimée sous la partition de Paris ; la seconde fut dirigée par Haydn et par le baron de Van Swieten : comme c’est la meilleure, elle n’a été imprimée que sous la petite partition pour le piano, publiée chez Artaria. L’auteur, M. Carpani, est homme d’esprit, et de plus excellent connaisseur en musique. Cette traduction fut exécutée sous la direction de Haydn et de Carpani, chez un de ces hommes rares qui manquent à la splendeur de la France, chez M. le prince Lobkowitz, qui consacre une grande existence et une immense fortune à jouir des arts et à les protéger.

Remarquez que cette musique, qui est toute harmonie, ne peut être jugée qu’autant que cette harmonie est complète. Une douzaine de chanteurs et d’instruments réunis autour d’un piano, si bons qu’on veuille les supposer, n’en donneraient qu’une idée imparfaite, tandis qu’une belle voix et un accompagnateur médiocre peuvent faire jouir du Stabat de Pergolèse. Il faut à cet ouvrage de Haydn vingt-quatre chanteurs, et soixante instruments au moins. La France, l’Italie, l’Angleterre, la Hollande, la Russie, l’ont entendu ainsi exécuté.

On critique dans la Création deux choses, la partie chantante, et le style général de l’ouvrage. Les chants sont certainement au-dessus du médiocre ; mais je pense, avec les critiques, que cinq ou six airs de Sacchini, jetés au milieu de cette masse d’harmonie, y eussent porté une grâce céleste, une noblesse et une facilité qu’on y chercherait en vain. Porpora ou Zingarelli eussent peut-être mieux fait les récitatifs.

J’avouerai aussi qu’un Marchesi, un Pacchiarotti, un Tenducci, un Aprile, seraient au désespoir d’avoir à exécuter une telle musique, où souvent la partie chantante s’arrête pour donner lieu aux instruments d’expliquer la pensée. Dès le commencement, par exemple, la première partie du premier air du ténor, il est obligé de s’arrêter après ces mots :

Cessò il disordine.

pour laisser parler les instruments.

À cela près, Haydn peut être justifié ; je dirai hardiment à ses critiques : « En quoi consiste la beauté du chant ? » Ils me répondront, s’ils sont vrais, qu’en musique comme en amour, ce qui est beau, c’est ce qui plaît. La Rotonde de Capri, l’Apollon du Belvédère, la Madonna alla Seggiola, la Nuit du Corrége, seront le vrai beau partout où l’homme ne sera pas sauvage. Tandis qu’au contraire les ouvrages de Carissimi, de Pergolèse, de Durante, je ne dis pas dans les froides régions du Nord, mais dans le beau pays même qui les inspira, sont encore vantés par tradition, mais ne produisent plus le même plaisir qu’autrefois. On en parle toujours ; mais je vois préférer partout un rondo d’Andreossi, une scène de Mayer, ou quelque ouvrage de compositeurs moins célèbres. Je suis tout étonné de cette révolution, qu’à la vérité je n’éprouve pas dans ma manière de sentir, mais que j’ai vue bien réelle en Italie. Au reste, c’est un sentiment bien naturel que de trouver beau ce qui plaît. Quel amant sincère n’a pu dire à sa maîtresse :

Ma spesso ingiusto al vero,
Condanno ogni altro aspetto ;
Tutto mi par diffetto
Fuor che la tua beltà.

Mét.

Peut-être les mêmes choses sont-elles toujours belles dans les arts du dessin, parce que dans ces arts le plaisir intellectuel l’emporte de beaucoup sur le plaisir physique. La raison a eu plus de prise ; et tout homme sensible sait, par exemple, que les figures du Guide sont plus belles que celles de Raphaël, qui, à leur tour, ont plus d’expression. Dans la musique, au contraire, où les deux tiers au moins du plaisir sont physiques, ce sont les sens qui décident. Or les sens ont du plaisir ou de la peine dans un moment donné, mais ne comparent point. Tout homme sensible peut voir dans ses souvenirs que les moments les plus vifs de plaisir ou de peine ne laissent pas de souvenirs distincts.

Mortimer revenait tremblant d’un long voyage, il adorait Jenny ; elle n’avait pas répondu à ses lettres. En arrivant à Londres, il monte à cheval, et va la chercher à sa maison de campagne. Il arrive. Elle se promenait dans le parc. Il y court, le cœur palpitant ; il la rencontre, elle lui tend la main, le reçoit avec trouble ; il voit qu’il est aimé. En parcourant avec elle les allées du parc, la robe de Jenny s’embarrassa dans un buisson d’acacia épineux. Dans la suite, Mortimer fut heureux ; mais Jenny fut infidèle. Vingt fois je lui ai soutenu que Jenny ne l’avait pas aimé, toujours il m’a cité en preuve de son amour la manière dont elle le reçut à son retour du continent ; mais jamais il n’a pu me donner le moindre détail ; seulement il tressaille dès qu’il voit un buisson d’acacia ; c’est réellement le seul souvenir distinct, qu’il ait conservé du moment le plus délicieux de sa vie.

Le plaisir augmente les sept ou huit premières fois que vous entendez le duo

Piaceri dell’anima,
Contenti soavi !

Cimarosa, Nemici generosi

Mais une fois que vous l’aurez bien compris, l’agrément diminuera à chaque répétition. Si, en musique, le plaisir est le seul thermomètre du beau, ce duo deviendra moins admirable à mesure que vous l’entendrez davantage. Quand vous l’aurez entendu trente fois, que l’actrice y substitue le duo

Cara, cara !

du Matrimonio, que vous ne connaîtriez pas, celui-ci vous fera beaucoup plus de plaisir, parce qu’il sera nouveau pour vous. Si l’on vous demandait ensuite lequel est le plus beau de ces deux duos, et que vous voulussiez répondre d’après votre cœur, je pense que vous seriez fort en peine.

Je suppose que vous ayez un appartement dans le palais de Fontainebleau, et que dans une des salles de cet appartement se trouve la Sainte Cécile de Raphaël[1]. Ce tableau rentre au Musée, on le remplace par l’Enlèvement d’Hélène[2] du Guide. Vous admirez les charmantes figures d’Hermione et d’Hélène ; mais cependant, si l’on vous demande quel est le plus beau de ces deux ouvrages, l’expression sublime de sainte Cécile ravie par la musique céleste, et laissant tomber les instruments dont elle jouait, cette expression vous décide en sa faveur, et vous lui donnez la palme. Or pourquoi cette expression est-elle sublime ? Par trois ou quatre raisons que je vous vois prêt à me dire. Mais c’est le raisonnement, et un raisonnement facile à écrire, qui vous fait voir que ces trois ou quatre raisons sont bonnes ; tandis qu’il me semble impossible d’écrire quatre lignes, à moins que ce ne soit de la prose poétique qui ne compte pas, pour prouver que le duo Piaceri dell anima vaut moins ou plus que le duo Cara ! cara ! ou que le duo

Crudel ! perche finora ?

Mozart, Figaro.

On ne peut pas sentir dans le même moment l’effet de deux mélodies, et le plaisir qu’elles peuvent donner ne laisse pas assez de traces dans la mémoire pour qu’on puisse les juger de loin.

Je ne vois qu’une exception. Un homme entend l’air

Fanciulla sventurata

Nemici generosi.

À Venise, au théâtre de la Fenice, il est à côté d’une femme qu’il aime éperdument, mais qui ne répond pas à sa passion. Dans la suite, revenu en France, il entend de nouveau cet air charmant : il tressaille ; le plaisir pour lui est à jamais attaché à ces sons si doux ; mais cet air, dans ce cas, est le buisson d’acacia épineux de Mortimer.

Les ouvrages des grands artistes, une fois qu’ils atteignent à un certain degré de perfection, ont des droits égaux à notre admiration ; et la préférence que nous accordons tantôt à l’un, tantôt à l’autre, dépend absolument de notre tempérament ou la disposition où nous nous trouvons. Un jour c’est le Dominiquin qui me plaît, et que je préfère au Guide ; le lendemain, la céleste beauté des têtes de celui-ci l’emporte, et j’aime mieux l’Aurore du palais Rospigliosi que la Communion de saint Jérôme.

J’ai souvent entendu dire, en Italie, qu’en musique une grande partie du beau consistait dans la nouveauté. Je ne parle pas du mécanisme de cet art. Le contre-point tient aux mathématiques ; un sot, avec de la patience, y devient un savant respectable. Dans ce genre, il y a non pas un beau, mais un régulier susceptible de démonstration. Quant à la partie du génie, à la mélodie, elle n’a pas de règles. Aucun art n’est aussi privé de préceptes pour produire le beau. Tant mieux pour lui et pour nous.

Le génie a marché, mais les pauvres critiques n’ont pu tenir note du chemin suivi par les premiers génies, et signifier aux grands hommes venus depuis qu’ils eussent à ne s’en pas écarter. Cimarosa, faisant exécuter, à Prague, son air

Pria che spunti in ciel l’aurora,

n’a pas entendu des pédants lui dire :

« Votre air est beau, parce que vous avez suivi telle règle établie par Pergolèse dans tel de ses airs ; mais il serait encore plus beau si vous vous étiez conformé à telle autre règle dont Galuppi ne s’écartait jamais. » Est-ce que les peintres contemporains du Dominiquin ne lui avaient pas presque persuadé que son Martyre de saint André, à Rome, n’était pas beau ?

Je pourrais vous ennuyer ici des prétendues règles trouvées pour faire de beaux chants ; mais je suis généreux, et résiste à la tentation de vous rendre l’ennui qu’elles m’ont donné à les entendre.

Plus il y a de chant et de musique, plus elle est sujette à l’instabilité des choses humaines ; plus il y a d’harmonie, et plus sa fortune est assurée. Les graves chants d’église contemporains de la divine Servante Maîtresse de Pergolèse ne se sont pas usés avec la même rapidité.

Au reste, je parle peut-être de tout ceci au hasard ; car je vous avoue que cette Servante Maîtresse, mais chantée en Italie, me fait plus de plaisir et surtout un plaisir plus intime, que tous les opéras du très moderne Paër, pris ensemble.

S’il est vrai que nous ayons reconnu la partie d’un morceau de musique que le temps use le plus vite, Haydn peut espérer une plus longue vie qu’aucun autre compositeur. Il a mis du génie dans l’harmonie, c’est-à-dire dans la partie durable.

Je vais citer le Spectateur, c’est-à-dire des gens très raisonnables :

« La récitation musicale dans toutes les langues devrait être aussi différente que leur accent naturel, puisque, à moins de cela, ce qui exprimerait bien une passion dans une langue l’exprimerait fort mal dans une autre… Tous ceux qui ont fait quelque séjour en Italie savent très bien que la cadence que les Italiens observent dans le récitatif de leurs pièces… n’est que l’accent de leur langue rendu plus musical et plus sonore… C’est ainsi que les marques d’interrogation ou d’admiration de la musique italienne… ont quelque rapport avec les tons naturels d’une voix anglaise, quand nous sommes en colère ; jusque-là que j’ai vu souvent nos auditeurs fort trompés à l’égard de ce qui se passait sur le théâtre, et s’attendre à voir le héros casser la tête à son domestique lorsqu’il lui faisait une simple question, ou s’imaginer qu’il se querellait avec son ami lorsqu’il lui souhaitait le bon jour. » (Spectateur, Disc. xxiii, p. 170.)

La musique, qui met en jeu l’imagination de chaque homme, tient plus intimement que la peinture, par exemple, à l’organisation particulière de cet homme-là. Si elle le rend heureux, c’est en faisant que son imagination lui présente certaines images agréables. Son cœur, disposé à l’attendrissement par le bonheur actuel que lui donne la douceur des sons, goûte ces images, jouit de la félicité qu’elles lui présentent avec une ardeur qu’il n’aurait pas dans un tout autre moment. Or il est évident que ces images doivent être différentes, suivant les diverses imaginations qui les produisent. Quoi de plus opposé qu’un gros Allemand, bien nourri, bien blond, bien frais, buvant de la bière, et mangeant des butterbrod toute la journée, et un Italien mince, presque maigre, très brun, l’œil plein de feu, le teint jaune, vivant de café et de quelques petits repas très sobres ! Comment diable veut-on que la même chose plaise à des êtres si dissemblables et parlant des langues si immensément éloignées l’une de l’autre ? Le même beau ne peut pas exister pour ces deux êtres. Si les rhéteurs veulent absolument leur donner un beau idéal commun, le plaisir produit par les choses que ces deux êtres admirent également sera nécessairement très faible. Ils admireront tous les deux les jeux funèbres du cinquième livre de l’Énéide ; mais dès que vous voudrez les émouvoir fortement, il faudra leur présenter des images précisément analogues à leurs natures si différentes. Comment voulez-vous faire sentir à un pauvre petit écolier prussien de Kœnigsberg, qui a froid onze mois de l’année, les églogues de Virgile, et la douceur de se trouver à l’ombre, à côté d’une source jaillissante, au fond d’une grotte bien fraîche ?

Viridi projectus in antro.

Si vous vouliez lui offrir une image agréable, il eût mieux valu parler d’une belle chambre bien échauffée par un bon poêle.

On peut appliquer cet exemple à tous les beaux-arts. Pour un honnête Flamand qui n’a jamais étudié le dessin, les formes des femmes de Rubens sont les plus belles du monde. Ne nous moquons pas trop de lui, nous qui admirons par-dessus tout des formes infiniment sveltes, et qui trouvons les figures de femmes de Raphaël un peu massives[3]. Si on y regardait de près, chaque homme, et par conséquent chaque peuple, aurait son beau idéal, qui serait la collection de tout ce qui lui plaît le plus dans les choses d’une même nature.

Le beau idéal des Parisiens est ce qui plaît le plus à la majorité des Parisiens. En musique, par exemple, M. Garat leur fait cent fois plus de plaisir que madame Catalani. Je ne sais pourquoi tous, peut-être, ne voudraient pas avouer cette manière de sentir. Dans les beaux arts, chose si indifférente au salut de l’État, quel mal peut faire cette pauvre liberté ?

Il ne faut qu’avoir des yeux pour s’apercevoir vingt fois la journée que la nation française a changé de manière d’être depuis trente ans. Rien de moins ressemblant à ce que nous étions en 1780, qu’un jeune Français de 1814. Nous étions sémillants, et ces messieurs sont presque Anglais. Il y a plus de gravité, plus de raison, moins d’agrément. La jeunesse, qui sera toute la nation dans vingt ans d’ici, ayant changé, il faut que nos pauvres rhéteurs déraisonnent encore plus qu’à l’ordinaire pour vouloir que les beaux-arts restent les mêmes.

« Pour moi, je l’avouerai, me disait un jeune colonel, il me semble, depuis la campagne de Moscou, qu’Iphigénie en Aulide n’est plus une aussi belle tragédie. Je trouve cet Achille un peu dupe et un peu faible. Je me sens du penchant, au contraire, pour le Macbeth de Shakspeare. »

Mais je divague un peu : on voit bien que je ne suis pas un jeune Français de 1814. Revenons à la question de savoir si, en musique, le beau idéal du Danois peut être le même que celui du Napolitain.

Le rossignol plaît à tous les peuples ; c’est que son chant entendu pendant les nuits des beaux jours de la fin du printemps, qui partout sont l’instant le plus aimable de l’année, est une chose agréable, signe d’une chose charmante. J’ai beau être un homme du Nord, le chant du rossignol me rappelle toujours les courses que l’on fait pour rentrer chez soi, à Rome, après les conversazioni, vers les deux heures du matin, durant les belles nuits d’été. On est assourdi, en passant dans ces rues solitaires, par les sons scintillants des rossignols qu’on élève dans chaque maison. Ce chant rappelle d’autant plus vivement les beaux jours de l’année, que ne pouvant pas entendre le rossignol à volonté, nous n’usons pas ce plaisir en nous le donnant à contre-temps, quand nous ne sommes pas disposés à le goûter.

Haydn écrivait sa Création sur un texte allemand, qui ne peut recevoir la mélodie italienne. Comment aurait-il pu, même en le voulant, chanter comme Sacchini ? Ensuite, né en Allemagne, connaissant son âme et les âmes de ses compatriotes, c’est apparemment à eux qu’il voulait plaire d’abord. On peut critiquer un homme quand on voit qu’il manque la route qui conduit au but qu’il se propose d’atteindre ; mais est-il raisonnable de lui chercher querelle sur le choix de ce but ?

Au reste, un grand maître italien a produit la seule critique digne de lui et digne de Haydn. Il a refait d’un bout à l’autre toute la musique de la Création, qui ne verra le jour qu’après sa mort. Ce maître pense que Haydn est homme de génie dans le genre de la symphonie. Dans tout le reste, il ne le trouve qu’estimable. Moi je pense que, quand les deux Créations verront le jour ensemble, l’allemande sera toujours la première à Vienne, comme l’italienne sera la meilleure à Naples.

  1. N° 1139.
  2. N° 1008.
  3. Voir chez tous les marchands d’estampes une figure de femme tirée de l’œuvre de Raphaël gravée par *** et Adam et Ève, sujet pris des loges du Vatican, gravé par Muller en 1813.