Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Fragment réponse

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 216-219).

FRAGMENT

de la réponse à la lettre précédente
Montmorency, le 29 juin 1809.


Je suis charmé de votre lettre, mon cher Édouard ; nous avons les mêmes idées en d’autres termes. Ne vous affligez point. Je trouve que ce n’est pas la faute de vos grands compositeurs, si leurs charmantes mélodies ne sont pas également agréables à tous les hommes. La raison de cela est dans la nature même du bel art qui les immortalise. Sous le rapport de la manière de plaire aux hommes, la sculpture et la musique sont aussi opposées que possible.

Remarquez que c’est toujours de la sculpture que viennent les exemples du beau idéal. Or la sculpture a un beau idéal général, parce que la différence des formes du corps humain dans les divers pays est beaucoup moins grande que celle des tempéraments donnés par les climats. Un beau jeune paysan des environs de Copenhague, et un jeune Napolitain également renommé pour sa beauté, diffèrent moins par leurs formes que par leurs passions et leurs caractères. Il est donc plus aisé d’établir un beau idéal universel pour l’art qui reproduit ces formes extérieures que pour ceux qui mettent en jeu les diverses affections d’âmes aussi différentes.

Outre la beauté absolue des figures, on attache beaucoup de prix, dans les arts du dessin, à leur expression. Mais ces arts n’imitent point d’aussi près que la poésie la nature morale de l’homme, et par conséquent ne sont pas sujets à déplaire au Danois parce qu’ils plaisent trop au Napolitain. Dans mille actions de la vie, très-susceptibles d’être reproduites exactement dans le roman ou dans la comédie, ce qui paraîtra charmant à Naples sera trouvé fou et indécent à Copenhague ; ce qui semblera délicat en Zélande sera glacial aux bords du Sebète. Le poëte doit donc prendre son parti, et chercher à plaire aux uns ou aux autres. Canova, au contraire, n’a point à s’embarrasser de tels calculs. Son Pâris, son Hélène, seront aussi divins à Copenhague qu’à Rome, et seulement chaque homme jouira de leur beauté et admirera leur auteur en proportion de sa propre sensibilité. Pourquoi ? C’est que ces figures charmantes ne peignent que des affections modérées, communes au Danois et au Napolitain : s’il leur était donné d’imiter des passions plus fortes, elles arriveraient bientôt au point où la sensibilité de l’homme du Midi se sépare de celle de l’homme du Nord. Quel doit donc être l’embarras du musicien, celui des artistes qui peint de plus près les affections du cœur humain, et qui encore ne peut les peindre qu’en faisant agir l’imagination et la sensibilité de chacun de ses auditeurs, qu’en mettant, pour ainsi dire, chacun d’eux de moitié dans son travail ! Comment voulez-vous qu’un homme du Nord sente l’air Come ! io vengo per sposarli de Cimarosa ? L’amant désespéré qui le chante doit lui paraître simplement un malheureux échappé des petites maisons. Le God save the King, d’un autre côté, semblerait peut-être insipide à Naples. Ne soyez donc point inquiet pour votre cher Cimarosa ; il peut passer de mode, mais l’équitable postérité le mettra sûrement, pour le talent, à côté de Raphaël. Seulement le talent de celui-ci est pour toute la terre, ou du moins pour toute l’Europe, et en musique il est naturel que chaque pays ait son Raphaël. Chacun des mondes qui roulent sur nos têtes a bien son soleil, qui, pour le monde voisin, n’est qu’une étoile plus ou moins brillante, suivant le degré de proximité. Ainsi Hændel, ce soleil de l’Angleterre, n’est plus qu’une étoile de première grandeur pour la patrie des Mozart et des Haydn ; et en descendant plus près de l’équateur, Hændel n’est plus qu’une étoile ordinaire pour l’heureux habitant de la rive de Pausilippe.

Your
Lewis.