Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Lettre XVIII

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 176-199).

LETTRE XVIII

Salzbourg, le 31 mai 1809.


Nous nous plaignons toujours, mon cher ami, de venir trop tard, de n’avoir plus qu’à admirer des choses passées, de n’être contemporains de rien de grand dans les arts. Mais les grands hommes sont comme les sommets des Alpes : êtes-vous dans la vallée de Chamouny, le mont Blanc lui-même, au milieu des sommets voisins couverts de neige comme lui, ne vous semble qu’une haute montagne ordinaire ; mais quand, de retour à Lausanne, vous le voyez dominer tout ce qui l’entoure ; quand, de plus loin encore, du milieu des plaines de France, lorsque toutes les montagnes ont disparu, vous apercevez toujours à l’horizon cette masse énorme et blanche, vous reconnaissez le colosse de l’ancien monde. Comment avez-vous senti en France tout le génie de Molière, hommes vulgaires que vous êtes ? Uniquement par l’expérience, et en voyant qu’après cent cinquante ans il s’élève encore seul à l’horizon. Nous en sommes, pour la musique, où l’on en était à Paris, pour la littérature, à la fin du siècle de Louis XIV. La constellation des grands hommes vient seulement de se coucher.

Aucun d’eux n’a produit, dans le genre académique, d’ouvrage plus célèbre que la Création, qui peut-être ira à la postérité. Je pense que le Stabat Mater et un intermède de Pergolèse, la Buona Figliuola et la Didon de Piccini, le Barbier de Séville et la Frascatana de Paisiello, le Matrimonio segreto et les Horaces de Cimarosa, le Don Juan et le Figaro de Mozart, le Miserere de Jomelli, et quelques autres pièces en petit nombre, lui tiendront fidèle compagnie.

Vous allez voir, mon cher ami, ce que nous admirons à Vienne dans cet ouvrage. Songez bien qu’autant mes idées seraient claires si vous et moi causions à côté d’un piano, autant je crains qu’elles le soient peu, envoyées par la poste de Vienne à Paris, à ce Paris dédaigneux qui croit que ce qu’il n’entend pas sur-le-champ et sans effort ne vaut pas la peine d’être compris ; c’est tout simple : obligés de convenir que celui qui vous écrit est un sot, ou que vous n’avez pas tout l’esprit possible, vous n’hésitez pas.

Haydn, longtemps avant de s’élever à la Création, avait composé (en 1774) un premier oratorio intitulé Tobie, œuvre médiocre, dont deux ou trois morceaux seulement annoncent le grand maître. Vous savez qu’à Londres Haydn fut frappé de la musique de Hændel : il apprit dans les ouvrages du musicien des Anglais l’art d’être majestueux. Me trouvant un jour à côté de lui chez le prince Schwartzenberg pendant qu’on exécutait le Messie de Hændel, comme j’admirais un des chœurs sublimes de cet ouvrage, Haydn me dit tout pensif : « Celui-là est le père de tous. »

Je suis convaincu que s’il n’eût pas étudié Haendel, Haydn n’eût pas fait la Création : son génie fut enflammé par celui de ce maître. Tout le monde a reconnu ici que, depuis son retour de Londres, il eut plus de grandiose dans les idées ; enfin, il s’approcha, autant qu’il est donné à un génie humain, de l’inapprochable but de ses chants[1]. Hændel est simple : ses accompagnements sont écrits à trois parties seulement ; mais, pour me servir d’une phrase napolitaine adoptée par Gluck, il n’y a pas une note che non tiri sangue. Hændel se garde surtout de faire un usage continuel des instruments à vent, dont l’harmonie si suave éclipse même la voix humaine. Cimarosa n’a employé les flûtes que dans les premiers morceaux du Mariage secret : Mozart, au contraire, s’en sert toujours.

On croyait avant Haydn que l’oratorio, inventé en 1530 par saint Philippe Neri, pour réveiller la ferveur dans Rome un peu profane, en attachant les sens par l’intérêt du drame et par une innocente volupté, avait atteint la perfection dans les mains de Marcello, de Hasse et de Hændel, qui en écrivirent un si grand nombre et de si sublimes. La Destruction de Jérusalem, de Zingarelli, qu’on vous donne à Paris, et qui vous plaît encore, quoique indignement mutilée, n’est déjà plus un véritable oratorio. Un morceau vraiment pur en ce genre doit présenter, comme ceux des maîtres que je viens de citer, le mélange du style grave et fugué de la musique d’église et du style clair et expressif de celle de théâtre. Les oratorios de Hændel et de Marcello ont des fugues presque à chaque scène ; Weigl en a usé de même dans son superbe oratorio de la Passion : les Italiens de nos jours, au contraire, ont rapproché extrêmement l’oratorio de l’opéra. Haydn voulut suivre les premiers ; mais ce génie ardent ne pouvait sentir d’enthousiasme qu’autant qu’il créait.

Haydn était ami du baron de Van Swieten, bibliothécaire de l’empereur, homme très savant, même en musique, et qui composait assez bien : ce baron pensait que la musique, qui sait si bien exprimer les passions, peut aussi peindre les objets physiques, en réveillant dans l’âme des auditeurs les émotions que leur donnent ces objets. Les hommes admirent le soleil ; donc, en peignant le plus haut degré de l’admiration, on leur rappellera l’idée du soleil. Cette manière de conclure peut paraître un peu légère, mais M. de Van Swieten y croyait fermement. Il fit observer à son ami que, quoique l’on rencontrât dans les œuvres des grands maîtres quelques traits épars de ce genre descriptif, cependant ce champ restait tout entier à moissonner. Il lui proposa d’être le Delille de la musique, et l’invitation fut acceptée.

Du vivant de Hændel, Milton avait fait pour ce grand compositeur un oratorio intitulé la Création du monde, qui, je ne sais pourquoi, ne fut pas mis en musique. L’Anglais Lydley tira du texte de Milton un second oratorio ; et enfin, lorsque Haydn quitta Londres, le musicien Salomon lui donna ces paroles de Lydley. Haydn les apporta à Vienne, sans trop songer à s’en servir ; mais M. de Van Swieten, pour donner du courage à son ami, non-seulement traduisit en allemand le texte anglais, mais y ajouta des chœurs, des airs, des duos, afin que le talent du maître trouvât plus d’occasions de briller. En 1795, Haydn, déjà âgé de soixante-trois ans, entreprit ce grand ouvrage ; il y travailla deux années entières. Quand on le pressait de finir, il répondait avec tranquillité : « J’y mets beaucoup de temps, parce que je veux qu’il dure beaucoup. »

Au commencement de 1798 l’oratorio fut terminé, et le carême suivant il fut exécuté, pour la première fois, dans les salles du Palais Schwartzenberg, au dépens de la société des dilettanti, qui l’avait demandé à l’auteur.

Qui pourrait vous décrire l’enthousiasme, le plaisir, les applaudissements de cette soirée ? J’y étais, et je puis vous assurer ne m’être jamais trouvé à pareille fête : l’élite des gens de lettres et de la société était réunie dans cette salle, très favorable à la musique ; Haydn lui-même dirigeait l’orchestre. Le plus parfait silence, l’attention la plus scrupuleuse, un sentiment je dirais presque de religion et de respect dans toute l’assemblée : telles étaient les dispositions qui régnaient quand partit enfin le premier coup d’archet. L’attente ne fut pas trompée. Nous vîmes se dérouler devant nous une longue suite de beautés inconnues jusqu’à ce moment : les âmes, surprises, ivres de plaisir et d’admiration, éprouvèrent pendant deux heures consécutives ce qu’elles avaient senti bien rarement : une existence heureuse, produite par des désirs toujours plus vifs, toujours renaissants et toujours satisfaits.

Vous parlez si souvent en France de M. Delille et du genre descriptif, que je ne vous demande pas d’excuse pour une digression sur la musique descriptive ; digressions et genre descriptif se tiennent par la main ; ce pauvre genre mourrait d’inanition s’il était privé de tout ce qui n’est pas lui.

On peut faire une objection plus forte à la musique descriptive. Quelque mauvais plaisant peut fort bien lui dire :

Mais, entre nous, je crois que vous n’existez pas.

Voltaire.

Voici les raisons de ceux qui croient à la présence réelle. Tout le monde voit que la musique peut imiter la nature de deux manières : elle a l’imitation physique et l’imitation sentimentale. Vous vous rappelez, dans les Nozze di Figaro, le tintin et le dondon par lesquels Suzanne rappelle si plaisamment le bruit de la sonnette du comte Almaviva, donnant à son mari quelque bonne longue commission, dans le duo

Se a caso madama
Ti chiama, etc. ;

voilà l’imitation physique. Dans un opéra allemand, un badaud s’endort sur la scène pendant que sa femme, qui est à la fenêtre, chante un duo avec son amant l’imitation physique du ronflement du mari forme une basse plaisante aux douceurs que l’amant débite à la femme voilà encore une imitation exacte de la nature.

Cette imitation directe amuse un instant, et ennuie bien vite : au seizième siècle, des maîtres italiens faisaient de ce genre facile la base de tout un opéra. On a le Podesta di Coloniola, où le maestro Melani a mis l’air suivant, pendant lequel tout l’orchestre ne manque pas d’imiter les bêtes qui y sont nommées :

Talor la granocchiella nel pantano
Per allegrezza canta : quà, quà, rà ;
Tribbia il grillo : tri, tri, tri ;
L’agnellino fa : bè, bé ;
L’usignuolo : chiù, chiù, chiù ;
Ed il gal : curi chi chi.

Les savants vous diront qu’un peu plus anciennement Aristophane avait employé sur le théâtre ce genre d’imitation. Pour Haydn, il en a usé très sobrement dans la Création et dans les Quatre Saisons : il rend, par exemple, divinement bien le roucoulement des colombes ; mais il résista courageusement au baron descriptif, qui voulait aussi entendre le cri des grenouilles.

En musique, la meilleure des imitations physiques est peut-être celle qui ne fait qu’indiquer l’objet dont il est question, qui nous le montre à travers un nuage, qui se garde bien de nous rendre avec une exactitude scrupuleuse la nature telle qu’elle est : cette espèce d’imitation est ce qu’il y a de mieux dans le genre descriptif. Gluck en fournit un exemple agréable dans l’air du Pèlerin de la Mecque, qui rappelle le murmure d’un ruisseau ; Hændel a imité le bruit tranquille de la neige, dont les flocons tombent doucement sur la terre muette ; et Marcello a surpassé tous ses rivaux dans sa cantate de Calisto changée en ourse : au moment où Junon a transformé en bête cruelle cette amante infortunée, l’auditeur frissonne à la férocité des accompagnements sauvages qui peignent les cris de l’ourse en fureur.

C’est ce genre d’imitation que Haydn a perfectionné. Vous savez, mon ami, que tous les arts sont fondés sur un certain degré de fausseté ; principe obscur malgré son apparente clarté, mais duquel découlent les plus grandes vérités : c’est ainsi que, d’une grotte sombre, sort le fleuve qui doit arroser d’immenses provinces. Nous en parlerons un jour plus au long.

Vous avez bien plus de plaisir devant une belle vue du jardin des Tuileries qu’à regarder ce même jardin fidèlement répété dans une des glaces du château ; cependant le spectacle fourni par la glace a bien d’autres couleurs que le tableau, fût-il de Claude Lorrain : les personnages y ont du mouvement, tout y est plus fidèle ; mais vous préférez obstinément le tableau.

L’artiste habile ne s’éloigne jamais du degré de fausseté qui est permis à l’art qu’il cultive ; il sait bien que ce n’est pas en imitant la nature jusqu’au point de produire l’illusion que les arts plaisent : il fait une différence entre ces barbouillages parfaits, nommés des trompe-l’œil, et la Sainte Cécile de Raphaël.

Il faut que l’imitation produise l’effet qui serait occasionné par l’objet imité, s’il nous frappait dans ces moments heureux de sensibilité et de bonheur qui donnent naissance aux passions.

Voilà pour l’imitation physique de la nature par la musique.

L’autre imitation, que nous appellerons sentimentale, si ce nom n’est pas trop ridicule à vos yeux, ne retrace pas les choses, mais les sentiments qu’elles inspirent. L’air :

Deh ! signor !

de Paolino dans le Mariage secret, ne peint pas précisément le malheur de se voir enlever sa maîtresse par un grand seigneur, mais il peint une tristesse profonde et tendre. Les paroles particularisent cette tendresse, dessinent les contours du tableau, et la réunion des paroles et de la musique, à jamais inséparables dans nos cœurs dès que nous les avons entendues une fois, forme la peinture la plus vive qu’il ait été donné à l’homme passionné de tracer de ses sentiments.

Cette musique, ainsi que les morceaux passionnés de la Nouvelle Héloïse, ainsi que les Lettres d’une religieuse portugaise, peut paraître ennuyeuse à beaucoup de gens ;

On peut être honnête homme,

et ne pas la goûter ; on peut avoir cette petite incommodité, et être d’ailleurs un homme très-remarquable. M. Pitt, je le parierais, n’avait pas une haute estime pour l’air

Fra milIe perigli,

chanté par madame Barilli dans les Nemici generosi ; et cependant, si j’ai jamais un royaume à gouverner, M. Pitt peut être sûr du ministère des finances.

Voulez-vous me passer une comparaison bien ridicule ? me promettez-vous bien sérieusement de ne pas rire ? C’est une idée allemande que je vais vous présenter. Je lis dans Ottilie ou les Affinités électives de Gœthe :

fragment d’une lettre d’ottilie.

« Le soir j’allai au spectacle avec le capitaine : l’opéra commençait plus tard que dans notre petite ville, et, nous ne pouvions parler sans être entendus. Nous nous mîmes insensiblement à examiner les figures qui étaient autour de nous ; j’aurai bien voulu pouvoir travailler : je demandai mon sac au capitaine, il me le donna, mais me conjura à voix basse de ne pas prendre mon filet. Je vous assure, me dit-il, que travailler dans une loge paraîtra ridicule à Munich ; cela est bon à Lambach. Je tenais déjà ma bourse d’une main, et de l’autre la petite bobine garnie de fil d’or ; j’allais travailler : — Tenez, je m’en vais vous faire une histoire sur les bobines garnies de fil d’or, me dit le capitaine alarmé. — Est-ce un conte de fée ? — Non pas, malheureusement.

« C’est que je comparais, malgré moi, la sensibilité de chacun des spectateurs qui nous entourent à votre petite bobine recouverte de fil d’or : la bobine qui est dans l’âme de chacune des personnes qui ont pris un billet, est plus ou moins garnie de fil d’or : il faut que l’enchanteur Mozart accroche, par ses sons magiques, le bout de ce fil ; alors le possesseur de la bobine commence à sentir : il sent pendant que se dévide le fil d’or qui est sur sa bobine ; mais aussi il n’a le sentiment que le compositeur veut mettre en lui qu’autant de temps que dure ce fil précieux : dès que le musicien peint un degré d’émotion que le spectateur n’a jamais éprouvé, crac ! il n’y a plus de fil d’or sur la bobine, et ce spectateur-là s’ennuiera bientôt. Ce sont les souvenirs d’une âme passionnée qui garnissent plus ou moins la bobine. À quoi tout le talent de Mozart lui sert-il, s’il a affaire à des bobines qui ne soient pas garnies ?

« Menez Turcaret au Matrimonio segreto quoiqu’il y ait beaucoup d’or sur son habit, il n’y a guère de fil d’or sur la petite bobine à laquelle nous comparons son âme ; ce fil sera bientôt épuisé, et Turcaret s’ennuiera des gémissements de Carolina : c’est tout simple. Que trouverait-il dans ses souvenirs ? quelles sont les émotions les plus vives qu’il ait senties ? Le chagrin de se trouver compris pour une grosse somme dans quelque banqueroute ; le malheur de voir le beau vernis de sa berline écorché indignement par une charrette de roulier : c’est à la peinture de tels malheurs qu’il serait sensible ; du reste, il a bien dîné, il est tout joyeux, il lui faut des contredanses : sa pauvre femme, au contraire, qui est à côté de lui, et qui a perdu un amant adoré dans la dernière campagne, arrive au spectacle sans plaisir ; elle cède à un devoir de convenance ; elle est pâle, son œil ne se fixe sur rien avec intérêt : elle n’en prend pas d’abord un fort grand à la situation de Carolina.

« La fille de Geronimo a son amant auprès d’elle ; il vit, comment saurait-elle être malheureuse ? La musique devient presque importune à cette âme souffrante qui voudrait ne pas sentir. Le magicien a beaucoup de peine à accrocher le petit fil d’or ; mais enfin elle est attentive, son œil se fixe et devient humide. Le profond malheur exprimé par l’air

Deh ! signor !

commence à l’attendrir ; bientôt ses larmes couleront : elle est embarrassée pour les cacher à son gros mari, qui est sur le point de s’endormir, et qui trouverait cet attendrissement bien bête. Le compositeur mènera cette pauvre âme souffrante où il voudra : il lui coûtera bien des larmes ; le fil d’or ne finira pas de longtemps. Voyez ces personnes qui vous entourent ; voyez-vous dans leurs yeux. Le spectacle commença. »

Lorsque la musique réussit à peindre les images, le silence d’une belle nuit d’été, par exemple, on dit qu’elle est pittoresque. Le plus bel ouvrage de ce genre est la Création de Haydn, comme Don Juan ou le Matrimonio sont les plus beaux exemples de la musique expressive.

La Création commence par une ouverture qui représente le chaos. L’oreille est frappée d’un bruit sourd et indécis, de sons comme inarticulés, de notes privées de toute mélodie sensible ; vous apercevez ensuite quelques fragments de motifs agréables, mais non encore bien formés, et toujours privés de cadence ; viennent après des images à demi ébauchées, les unes graves, les autres tendres : tout est mêlé ; l’agréable et le fort se succèdent au hasard ; le grand touche au très petit, l’austère et le riant se confondent. La réunion la plus singulière de toutes les figures de la musique, de trilles, de volates, de mordenti, de syncopes, de dissonances, peignent, dit-on, fort bien le chaos.

C’est mon esprit qui m’apprend cela : j’admire le talent de l’artiste ; je reconnais bien dans son œuvre tout ce que je viens de dire ; je conviens aussi que peut-être on ne pouvait faire mieux ; mais je demanderais toujours au baron Van Swieten qui eut l’idée de cette symphonie : « Le chaos peut-il se peindre en musique ? Quelqu’un qui n’aurait pas le mot reconnaîtrait-il là le chaos ? » J’avouerai une chose avec candeur, c’est que dans un ballet que Vigano a fait jouer à Milan, et où il a montré Prométhée donnant une âme à des êtres humains non encore élevés au-dessus de la brute, cette musique du chaos avec le commentaire des pas de trois charmantes danseuses exprimant, avec un naturel divin, les premières lueurs du sentiment dans l’âme de la beauté ; j’avouerai, dis-je, que ce commentaire a dévoilé à mes yeux le mérite de cette symphonie ; je la comprends aujourd’hui, et elle me fait beaucoup de plaisir. La musique de tout le reste du Prométhée me parut, à côté de celle-ci, insignifiante et ennuyeuse.

Avant d’avoir vu le ballet de Vigano, qui fit courir toute l’Italie, je me disais que, dans la symphonie du chaos, les thèmes n’étant pas résolus, il n’y a pas de chant, par conséquent pas de plaisir pour l’oreille, par conséquent pas de musique. C’est comme si l’on demandait à la peinture de représenter une nuit parfaite, une privation totale de lumière. Une grande toile carrée, du plus beau noir, entourée d’un cadre, serait-elle un tableau ?

La musique reparaît avec tous ses charmes dans l’Oratorio de Haydn quand les anges se mettent à raconter le grand ouvrage de la création. Arrive bientôt ce passage qui peint Dieu créant la lumière :

Dieu dit un seul mot, et la lumière fut.

Il faut avouer que rien n’est d’un plus grand effet. Avant ce mot du Créateur, le musicien diminue peu à peu les accords, introduit l’unisson et le piano toujours plus adouci à mesure qu’approche la cadence suspendue, et fait enfin éclater cette cadence de la manière la plus sonore à ces mots :

Voilà le jour.

Cet éclat de tout l’orchestre dans le ton résonnant de C sol fa ut, accompagné de toute l’harmonie possible, et préparé par cet évanouissement progressif des sons, produisit vraiment à nos yeux, à la première représentation, l’effet de mille flambeaux portant tout à coup la lumière dans une caverne sombre.

Les anges fidèles décrivent ensuite, dans un morceau fugué, la rage de Satan et de ses complices, précipités dans un abîme de douleurs, et par la main de celui qu’ils détestent. Ici Milton a un rival. Haydn répand à profusion tout le disgracieux du genre enharmonique, l’horreur des dissonances, le jeu des modulations étranges et des accords de septième diminuée. L’âpreté des paroles tudesques ajoute encore à l’horreur de ce chœur. On frissonne, mais la musique se met à décrire les beautés de la terre nouvellement créée, la fraîcheur céleste de la première verdure qui para le monde, et l’âme est enfin soulagée. Le chant que Haydn choisit pour décrire les bosquets du jardin d’Éden pourrait être, il est vrai, un peu moins commun. Il fallait là un peu de la céleste mélodie de l’école italienne. Mais cependant, dans la réplique, Haydn le renforce avec tant d’art, l’harmonie qui l’accompagne est alors si noble, qu’il faut avoir dans l’oreille les chants de Sacchini pour sentir ce qui peut manquer à celui-ci.

Une tempête vient troubler le séjour délicieux d’Adam et de sa compagne : vous entendez mugir les vents ; la foudre déchire l’oreille, et retentit ensuite au loin par des sons prolongés ; la grêle frappe les feuilles en sautillant ; enfin la neige, tranquille et lente, tombe à gros flocons sur le terrain muet.

Des flots de l’harmonie la plus brillante et la plus majestueuse entourent ces peintures. Les chants de l’archange Gabriel, qui est le coryphée, déploient surtout au milieu des chœurs une énergie et une beauté rares.

Un air est consacré à la peinture des effets des eaux, depuis les grandes vagues mugissantes d’une mer agitée jusqu’au petit ruisseau qui murmure doucement au fond de sa vallée. Le petit ruisseau est rendu avec un bonheur rare ; mais je n’en avoue pas moins qu’un air consacré à peindre les effets des eaux est quelque chose de bien bizarre, et qui ne promet pas de grands plaisirs.

Qu’on demande au Corrége le tableau d’une nuit complète, ou d’un ciel inondé de lumière en tout sens ; le sujet est absurde, mais comme il est le Corrége, il y fera encore entrer, malgré cette absurdité, mille petits moyens accessoires de plaire, et son ouvrage sera agréable.

On distingue encore dans la Création quelques points brillants ; par exemple, un air que Haydn aimait beaucoup, et qu’il avait refait trois fois ; il doit peindre la terre se couvrant d’arbres, de fleurs, de plantes de toute espèce, de baumes odorants. Il fallait un air tendre, gai, simple ; et j’avoue que j’ai toujours trouvé dans cet air chéri de Haydn plus d’affectation que d’ingénuité et de grâce.

Cet air est suivi d’une fugue brillante dans laquelle les anges louent le Créateur, et où Haydn reprend tous ses avantages. La répétition du chant, qui est l’essence de la fugue, a l’avantage de peindre ici l’empressement des anges que l’amour porte à chanter, tous en même temps, leur divin Créateur.

Vous passez au lever du soleil, qui, pour la première fois, paraît dans toute la pompe du plus beau spectacle qu’il ait été donné à l’œil humain de contempler.

Il est suivi du lever de la lune, qui s’avance sans bruit au milieu des nuages, et vient éclairer les nuits de sa lumière argentine. On voit qu’il faut sauter une journée entière, sans cela le lever du soleil ne peut pas être suivi du lever de la lune ; mais nous sommes dans un poëme descriptif, une transition sauve tout. La première partie finit par un chœur d’anges.

On trouve un charmant artifice d’harmonie dans la stretta du finale de cette première partie de la Création. Arrivé à la cadence, Haydn n’arrête pas l’orchestre comme cela lui arrive quelquefois dans ses symphonies ; mais il se jette dans des modulations montant de semi-ton en semi-ton. Les transitions sont renforcées par des accords sonores qui, à chaque mesure, semblent annoncer cette cadence si désirée par l’oreille, et toujours retardée par quelque modulation plus inattendue et plus belle. L’étonnement s’accroît avec l’impatience ; et quand elle arrive enfin, cette cadence, elle est saluée par un applaudissement général.

La seconde partie s’ouvre par un air majestueux dans le commencement, gai ensuite, et tendre sur la fin, qui décrit la création des oiseaux. Les caractères différents de cet air indiquent bien l’aigle audacieux, qui, à peine créé, semble quitter la terre et s’élancer vers le soleil ; la gaieté de l’alouette :

C’est toi, jeune alouette, habitante des airs !
Tu meurs en préludant à tes tendres concerts.

les colombes amoureuses, et enfin le plaintif rossignol. Les accents du chantre des nuits sont imités avec toute la fraîcheur possible.

Un beau trio est relatif à l’effet que l’immense baleine produit en agitant les flots que sa masse énorme sépare. Un récitatif très-bien fait nous montre le coursier généreux qui hennit fièrement au milieu des immenses prairies ; le tigre agile et féroce qui parcourt rapidement les forêts et glisse entre les arbres ; le fier lion rugit, au loin, tandis que les douces brebis, ignorant le danger, paissent tranquillement.

Un air plein de dignité et d’énergie nous annonce la création de l’homme. Le mouvement d’harmonie qui répond à ces paroles :

Voilà l’homme, ce roi de la nature.

a été bien servi par la langue allemande. Cette langue permet une figure augmentive, ridicule en français, et en allemand pleine de majesté. Le texte, traduit littéralement, dit : « Voilà l’homme, le viril, le roi de la nature. » L’épithète du mot homme éloigne toute idée basse et vulgaire pour concentrer notre attention sur les attributs les plus nobles et les plus majestueux de l’être heureux et grand que Dieu vient de créer.

La musique de Haydn s’élève avec une énergie croissante sur chacune de ces premières paroles, et fait une superbe cadence sur roi de la nature. Il est impossible de n’être pas saisi.

La seconde partie de cet air peint la création de la charmante Ève, de cette belle créature qui, en naissant, est tout amour. Cette fin de l’air donne une idée du bonheur d’Adam. C’est, du consentement de tout le monde, le morceau le plus beau de la Création ; et j’ajoute, d’après mes idées, c’est parce que Haydn est rentré dans le domaine des passions, et qu’il a eu à peindre un des plus grands bonheurs que le cœur de l’homme ait jamais senti.

Le troisième morceau de la Création est le plus court. C’est une belle traduction de la partie agréable du poëme de Milton. Haydn peint les transports du premier et du plus innocent des amours, les tendres conversations des premiers époux, et leur reconnaissance pure et exempte de crainte envers le prodige de bonté qui les créa, et qui semble avoir créé pour eux toute la nature. La joie la plus enflammée respire dans chaque mesure de l’allegro. On trouve aussi, dans cette partie, de la dévotion ordinaire mêlée de terreur.

Enfin un chœur en partie fugué et en partie idéal termine cette étonnante production avec le même feu et la même majesté qu’elle avait commencé.

Haydn eut un bonheur rare qui lui permit de faire de la musique vocale. Il pouvait disposer, pour la partie de soprano, d’une des plus belles voix de femme qui existât peut-être alors, celle de mademoiselle Gherard.

Cette musique doit être exécutée avec simplicité, exactitude, expression[2]. Le moindre ornement changerait absolument le caractère du style. Il faut nécessairement un Crivelli ; les grâces de Tachinardi y seraient déplacées.

  1. En 1791, Haydn assista à sa Création exécutée dans l’église de Westminster. Il y entendit pour la première fois un orchestre de 1.067 musiciens :
    Violons 
     250
    Altos 
     50
    Violoncelles 
     50
    Contre-basses 
     27
    Tambours 
     8
    Orgue 
     1
    Hautbois 
     40
    Bassons 
     40
    Cors 
     12
    Trompettes 
     14
    Trombones 
     12
    Voix 
     563

    L’effet fut très doux ; on entendait très bien les voix. Chose singulière, les sons bas parurent manquer de force. Voir les détails, p. 230 de la traduction.

    (Note de l’erratum de 1817)

    M. D. Muller fait remarquer dans l’excellente édition Champion que la Création n’était pas écrite en 1791 et qu’il ne peut s’agir ici que du Messie de Haendel. N. D. L. E.

  2. Avec portamento, diraient les Italiens.