« Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Tome 2 » : différence entre les versions

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À peine y fut-il entré qu’il vit (ô spectacle digne de pitié !) une femme demi-nue, entre les mains d’un brigand qui lui avait passé sa jarretière autour du cou, et s’efforçait de la pendre à un arbre. Les questions étaient superflues.
 
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Jones, armé d’un simple bâton, tomba sur le brigand, et l’étendit à ses pieds avant qu’il pût se mettre en défense, avant même qu’il se doutât qu’on l’attaquait. Il ne cessa de le frapper, que quand la dame demanda grâce pour le misérable, en disant qu’elle se croyait assez vengée.
 
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Jones avait, en effet, une figure charmante. Si une taille noble, une agréable physionomie où brillaient la jeunesse, la fraîcheur, la santé, la force, le courage, et la bonté, peuvent donner à un homme l’apparence d’un ange, on la trouvait en lui.
 
La dame qu’il avait délivrée tenait beaucoup plus de l’humanité. Elle était de moyen âge, et faiblement pourvue d’attraits ; mais ses vêtements,
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déchirés jusqu’à la ceinture, laissaient voir une gorge faite au tour et d’une blancheur éclatante. Son libérateur en fut ébloui. Tous deux se considéraient en silence, lorsque le brigand étendu sur la terre, fit quelques mouvements. Jones prit la jarretière que ce scélérat avait destinée à un autre usage, et s’en servit pour lui lier les mains derrière le dos. Examinant alors ses traits, il découvrit avec un extrême étonnement, et peut-être avec assez de plaisir, que l’assassin était l’enseigne Northerton. Celui-ci, qui n’avait pas oublié non plus son ancien antagoniste, le reconnut dans l’instant où il reprit ses sens. Sa surprise égala celle de Jones ; mais nous pensons que sa joie ne fut pas la même.
 
Jones l’aida à se relever, et le regardant fixement : « Je pense, monsieur, lui dit-il, que vous ne vous attendiez plus à me rencontrer en ce monde ; de mon côté, j’avoue que je ne m’attendais pas davantage à vous trouver ici. La fortune, je le vois, a voulu nous réunir encore une fois, et me donner, à mon insu, une juste satisfaction de l’injure que j’ai reçue de vous.
 
– C’est vraiment agir avec loyauté, repartit Northerton, de tirer satisfaction de son ennemi, en le frappant par derrière. Je suis sans armes, et par conséquent hors d’état de vous rendre raison dans ce moment ; mais si vous avez du cœur,
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allons ensemble dans un lieu où il me soit possible de me procurer une épée, et vous verrez que je saurai me conduire en homme d’honneur.
 
– Il sied bien à un scélérat tel que vous, dit Jones, de s’arroger le titre d’homme d’honneur. Je ne perdrai pas le temps en vains discours ; la justice réclame votre châtiment, et elle sera satisfaite. » S’adressant ensuite à la dame, il lui demanda si elle était près de sa demeure, ou si elle connaissait quelqu’un dans le voisinage, qui pût lui prêter des habits décents, pour se présenter devant le juge de paix ?
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Jones, à la sortie du bois, l’aperçut dans l’attitude que nous venons de décrire ; il gravit la montagne avec une vitesse surprenante, et l’eut bientôt rejoint.
 
Le vieillard lui conseilla de conduire la dame à Upton, qui était la ville la plus proche, et où elle trouverait tout ce dont elle aurait besoin.
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Jones le pria de lui en indiquer le chemin, et de l’enseigner aussi à Partridge ; puis il prit congé du vieillard, et se hâta de retourner auprès de la dame.
 
Notre héros, avant d’aller consulter l’homme de la montagne, s’était assuré que Northerton, de la façon dont il lui avait lié les mains, était incapable de rien entreprendre contre la malheureuse victime de sa cruauté. Il avait encore calculé, que ne s’éloignant pas hors de la portée de la voix, il pourrait, en cas de besoin, revenir à temps pour prévenir un malheur. Enfin, il avait menacé l’enseigne de l’étrangler de ses propres mains, s’il osait se permettre, envers la dame, le moindre outrage. Mais, par malheur, il oublia que si Northerton avait les mains liées, ses jambes étaient libres ; et il ne songea pas à lui défendre d’en faire usage. L’enseigne n’étant retenu, à cet égard, par aucun serment, crut pouvoir s’échapper sans manquer à l’honneur, et sans être obligé d’attendre une permission formelle. Il prit donc ses jambes à son cou et disparut dans l’épaisseur du bois. La dame, qui peut-être avait alors les yeux tournés vers son libérateur, ne s’aperçut pas de sa fuite, ou ne chercha point à s’y opposer. »
 
Jones, à son retour, la trouva seule. Il voulait courir après Northerton ; mais elle l’en empêcha,
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et le pria instamment de la conduire à la ville qu’on lui avait indiquée. « L’évasion de ce misérable, lui dit-elle, ne me fait aucune peine. La religion et la philosophie nous enseignent toutes deux le pardon des injures. Ce qui m’afflige, monsieur, c’est l’embarras que je vous cause. Ma nudité, d’ailleurs, m’oblige à baisser les yeux devant vous ; et sans le besoin que j’ai encore de votre protection, j’aimerais mieux aller seule. »
 
Jones lui offrît son habit. Elle le refusa, malgré ses vives instances ; non ignorons pour quel motif. Il la pria ensuite de bannir le sujet de son trouble. « Madame, lui dit-il, je n’ai rempli qu’un simple devoir, en vous défendant. Que votre pudeur se rassure aussi ; je marcherai le premier, de crainte de l’alarmer. Je ne voudrais pas que vous eussiez à vous plaindre de l’indiscrétion de mes regards, et je n’oserais répondre de pouvoir résister à la séduction de vos charmes. »
 
Notre héros et la dame sauvée par sa valeur se mirent en marche, dans le même, ordre que jadis Orphée et Eurydice. Nous ne croyons pas que la belle usa de ruse pour engager son protecteur à regarder derrière lui. Cependant, elle eut si souvent besoin de son secours, lorsqu’il se présenta des fossés et des barrières à franchir ; elle fit tant de faux pas, qu’il fut obligé de se retourner plus d’une fois, pendant le trajet. Quoi
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qu’il en soit, plus heureux que le chantre de Thrace, il parvint à conduire saine et sauve sa compagne, ou plutôt sa suivante, dans les murs de la fameuse ville d’Upton.
 
 
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Quelque impatient que soit le lecteur d’apprendre le nom de l’inconnue, et de savoir comment elle était tombée entre les mains de M. Northerton, nous le prions de suspendre sa curiosité : de bonnes raisons, qu’il devinera peut-être par la suite, nous obligent de tarder un peu à la satisfaire.
 
M. Jones et sa compagne, en arrivant à Upton, entrèrent dans l’auberge qu’ils jugèrent la plus apparente. Jones demanda une chambre au premier étage ; et déjà il montait l’escalier, quand l’hôte saisit par le bras la belle échevelée, qui suivait de près son libérateur, et l’apostropha en
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ces termes : « Où allez-vous donc, ma mie ? restez en bas, s’il vous plaît. Sachez qu’on ne reçoit pas ici de princesse vêtue comme vous. » Mais Jones, au même instant, lui criant d’une voix de tonnerre : « Laissez monter cette dame », le bonhomme effrayé lâcha prise, et la dame gagna la chambre le plus vite qu’elle put.
 
Jones, après l’avoir félicitée d’être enfin parvenue en lieu de sûreté, lui dit qu’il allait s’occuper des moyens de lui procurer les vêtements dont elle avait besoin. Elle l’assura de sa reconnaissance, et témoigna un vif désir de le voir bientôt de retour, pour lui réitérer ses remercîments. Pendant ce court entretien, elle couvrait de son mieux, avec ses bras, son sein d’albâtre, sur lequel Jones ne put s’empêcher de jeter furtivement un regard, ou deux, malgré son extrême attention à éviter de lui déplaire.
 
Le hasard avait conduit nos voyageurs dans une hôtellerie bien famée, où les dames irlandaises de vertu rigide, et beaucoup de sages demoiselles du nord de l’Angleterre, s’arrêtaient ordinairement, en allant à Bath. L’hôtesse n’avait donc garde de souffrir sous son toit l’apparence même d’un mauvais commerce ; car telle est la nature contagieuse du scandale, qu’il souille le lieu même qui en est le théâtre, et discrédite la maison où on le tolère.
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Ce n’est pas que nous voulions insinuer, qu’il soit possible de maintenir dans une auberge ouverte à tout le monde, cette chasteté rigoureuse qui s’observait dans le temple de Vesta. Notre bonne hôtesse n’espérait pas du ciel une si grande faveur ; et aucune des dames dont nous venons de parler, ni toute autre de mœurs les plus austères, n’auraient pu attendre, ou demander rien de semblable. Mais bannir de chez soi le grossier libertinage, en chasser les prostituées vêtues de haillons, c’est ce que chacun peut faire ; c’est aussi ce que faisait exactement l’hôtesse, et ce qu’avaient droit d’exiger d’elle les respectables voyageuses qui descendaient dans sa maison, avec les livrées de l’opulence.
 
Or, on pouvait soupçonner, sans manquer de charité, qu’il existait entre M. Jones et sa compagne déguenillée, certaines relations qui, bien que souffertes dans quelques pays de la chrétienté, favorisées dans d’autres, et usitées dans tous, n’en sont pas moins aussi expressément défendues par la religion qu’on y professe, que le vol et l’assassinat. L’hôtesse, en conséquence, ne fut pas plus tôt instruite de leur arrivée, qu’elle songea au moyen le plus prompt de les expulser de sa maison. Dans ce dessein, elle saisit le long instrument dont sa servante faisait usage pour détruire les travaux de l’industrieuse araignée :
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en termes vulgaires, elle s’arma d’un manche à balai, et elle allait sortir de sa cuisine, quand Jones l’aborda en lui demandant une robe et d’autres vêtements, pour la dame à demi nue logée au premier étage.
 
Il n’y a rien de plus propre à aigrir l’humeur, rien de plus contraire à l’exercice de cette vertu cardinale, connue sous le nom de patience, que la demande d’un service extraordinaire, en faveur d’une personne contre laquelle on est enflammé de courroux. Aussi, Shakespeare, ce peintre fidèle de la nature, pour exciter la jalousie d’Othello, et pousser sa rage au dernier degré de la démence, introduit-il sur la scène Desdemona, sollicitant auprès de son époux la grâce de Cassio ; et nous voyons l’infortuné Maure, moins capable de commander à sa passion, dans cette circonstance, que lorsqu’il reconnaît plus tard, entre les mains de son rival prétendu, le riche présent qu’il avait fait à Desdemona. La vérité est que nous regardons ces démarches intempestives, comme une insulte à notre intelligence ; et c’est un tort que l’orgueil humain ne pardonne point.
 
L’hôtesse, assez bonne femme d’ailleurs, avait apparemment dans le cœur un peu de cet orgueil ; car à peine Jones eût-il achevé sa requête, qu’elle l’attaqua avec une arme qui, sans être ni longue, ni dure, ni aiguë, ni meurtrière, n’a pas
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laissé d’inspirer un grand effroi à beaucoup de sages, et même à beaucoup de braves ; au point que tel, qui avait affronté la bouche d’un canon chargé à mitraille, a pâli devant celle où s’agitait cette arme redoutable, et plutôt que de s’exposer à ses coups, s’est résigné à faire aux yeux de ses amis, une humble et piteuse figure.
 
À dire vrai, nous craignons que M. Jones ne fût de ce tempérament. Quoique attaqué et fort maltraité par l’arme susdite, loin d’essayer la moindre résistance, il supplia lâchement son ennemie de lui accorder une trêve : en bon Français, il conjura l’hôtesse de l’écouter. Mais avant qu’il pût obtenir d’elle une réponse, l’hôte se mêla de la querelle, et embrassa le parti qui semblait avoir le moins besoin de secours.
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Certains héros se déterminent à chercher, ou à éviter le combat, d’après le caractère et la conduite de leurs adversaires. On dit, dans ce cas, qu’ils connaissent leur homme. Jones, à ce qu’il paraît, connaissait sa femme. Après avoir montré tant de soumission pour l’hôtesse, il prit feu à la première provocation de l’hôte, et lui ordonna de se taire, sous peine d’être châtié de son insolence. Il ne le menaça de rien moins, que de le jeter, en guise de bûche, dans le feu de sa cuisine.
 
« Demandez d’abord à Dieu de vous en donner
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la force, répliqua l’hôte avec une fureur mêlée de mépris. Je vaux mieux que vous, oui, mieux que vous, et de toute façon. » Il accompagna cette bravade d’une demi-douzaine d’imprécations contre la dame logée au premier étage. Comme il proférait la dernière, Jones lui assena un violent coup de bâton sur les épaules.
 
On ne saurait dire lequel, de l’hôte ou de l’hôtesse, fut le plus prompt à la riposte. Le premier, à défaut d’autre arme, se servit de son poing ; la seconde leva son manche à balai, et visant à la tête de Jones, elle aurait probablement mis fin sur-le-champ au combat, et aux jours de notre héros, si la chute du fatal instrument n’eût été arrêtée, non par l’intervention miraculeuse d’une divinité païenne, mais par un incident aussi heureux que naturel, c’est-à-dire, par l’arrivée de Partridge qui entrait en ce moment dans l’hôtellerie (car la peur lui avait donné des ailes), et qui, voyant le péril que courait son maître, ou son compagnon, comme on voudra l’appeler, prévint une tragique catastrophe, en retenant le bras de l’hôtesse.
 
Celle-ci aperçut bientôt l’obstacle qui entravait sa vengeance. Trop faible pour dégager son bras des mains de Partridge, elle lâcha le balai, et laissant à son mari le soin de punir Jones, elle se jeta avec furie sur le nouveau venu, qui s’était
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déjà fait assez connaître, en criant : « Ventrebleu ! voulez-vous tuer mon ami ? ».
 
Partridge, quoique d’un naturel très-pacifique, ne voulut pas rester spectateur oisif du combat que soutenait son compagnon. L’adversaire qui lui était échue en partage, lui inspirait d’ailleurs peu de crainte. Il rendit donc à l’hôtesse ses coups, à mesure qu’il les recevait ; l’action était également vive de part et d’autre, et l’on ne pouvait en prévoir l’issue, lorsque la dame demi-nue, qui avait entendu du haut de l’escalier le dialogue précurseur du combat, descendit précipitamment, et sans considérer qu’il était peu généreux de se mettre deux contre un, tomba sur la pauvre femme qui était aux prises avec Partridge. Ce vaillant champion, encouragé par un renfort inattendu, redoubla ses efforts, au lieu de les ralentir.
 
Nos voyageurs auraient fini par triompher (car les plus braves troupes sont forcées de céder au nombre), si la servante Susanne ne fût venue, par bonheur, au secours de sa maîtresse. Cette Susanne savait se servir de ses deux mains, aussi bien qu’aucune fille du pays. Elle aurait tenu tête à la fameuse Thalestris elle-même, ou à la plus valeureuse de ses amazones. Sa constitution mâle et robuste la rendait propre au violent exercice du pugilat. Elle avait les bras et les mains taillés
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de façon à porter des coups redoutables, tandis que son visage semblait fait exprès pour en recevoir presque impunément. Son nez aplati n’était visible que de face. Le poing le plus vigoureux aurait eu peine à entamer la dure épaisseur de ses lèvres. Enfin, les pommettes de ses joues s’élevaient comme deux bastions, destinés par la nature à défendre ses yeux de toute atteinte, dans ces sortes de combats, qui étaient aussi conformes à son goût qu’à ses qualités physiques.
 
Cette charmante créature, en arrivant sur le champ de bataille, se porta vers l’aile où sa maîtresse était engagée dans une lutte si inégale, contre deux adversaires de sexe différent. Elle provoqua Partridge, qui accepta le défi, et à l’instant commença entre eux le combat le plus acharné.
 
Alors les chiens de Bellone, affranchis de leurs chaînes, léchaient d’avance leurs lèvres altérées de carnage ; la Victoire, aux ailes dorées, planait incertaine dans les airs ; la Fortune, tenant en main ses balances, pesait d’un côté les destinées de Jones, de sa compagne, et de Partridge, de l’autre celles de l’hôte, de sa femme, et de la servante, et les bassins demeuraient dans un parfait équilibre. Tout-à-coup un heureux incident termina cette scène sanglante, où la moitié des acteurs avait déjà pris, à leur gré, assez de part. Ce
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fut l’arrivée d’un carrosse à quatre chevaux. L’hôte et l’hôtesse cessèrent aussitôt de combattre, et obtinrent de leurs antagonistes qu’ils en fissent autant. Susanne seule ne put se résoudre à lâcher si vite le bon Partridge, qu’elle avait renversé. Notre amazone, assise à califourchon sur son ennemi, le souffletait vigoureusement des deux mains, sans pitié pour le malheureux qui lui demandait quartier, et criait de toutes ses forces qu’elle l’assassinait.
 
Jones, débarrassé de l’hôte, vola au secours de son compagnon, qu’il arracha avec peine des griffes de l’enragée servante. Partridge ne s’aperçut pas tout de suite de sa délivrance. Étendu sur le carreau, il continuait à garantir sa face avec ses mains, et à hurler d’une manière pitoyable. Jones le força enfin de lever les yeux, et de se convaincre que le combat était terminé.
 
L’hôte, sorti de la mêlée sans blessure apparente, et l’hôtesse, couvrant de son mouchoir sa figure tout égratignée, coururent ensemble au-devant du carrosse. Une jeune dame en descendit avec sa suivante. L’hôtesse s’empressa de les conduire dans la meilleure chambre de son auberge, qui était celle où M. Jones avait déposé sa belle conquête. Pour s’y rendre, elles furent obligées de traverser le champ de bataille : ce qu’elles firent à la hâte, et en baissant leurs voiles dans
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la crainte d’être reconnues. C’était une précaution fort inutile. La nouvelle Hélène, cause infortunée de la querelle, ne songeait elle-même qu’à se dérober aux regards, et Jones s’occupait uniquement à sauver Partridge de la furie de Susanne. Il eut le bonheur d’en venir à bout. Le pédagogue remis en liberté, alla se laver le visage à la pompe, pour arrêter le sang qui coulait à gros bouillons de son nez.
 
 
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Un homme de guerre termine les hostilités, par un traité de paix solide et durable entre toutes les parties.
 
Une escouade de fusiliers chargée de la conduite d’un déserteur, arriva en ce moment dans l’auberge. Le sergent qui la commandait s’enquit du principal magistrat de la ville. Ayant su de l’hôte que c’était lui-même, il lui demanda des
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billets de logement pour sa troupe, et un pot de bière, et s’étendit devant le feu de la cuisine, en se plaignant de la rigueur du froid.
 
M. Jones tâchait alors de consoler la dame affligée, qui, assise auprès d’une table, la tête appuyée sur son bras, déplorait son infortune. Pour rassurer nos belles lectrices sur une circonstance aussi délicate, nous leur dirons, que la dame, avant de quitter sa chambre, s’était enveloppée soigneusement d’une taie d’oreiller qu’elle y avait trouvée : de façon que sa pudeur n’avait rien à souffrir des regards de tant d’hommes réunis en sa présence.
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La pauvre dame qui, dans sa détresse, n’avait osé envisager personne, n’eut pas plus tôt levé les yeux sur le sergent, qu’elle le reconnut. « Vous avez raison, lui répondit-elle en l’appelant par son nom, je suis l’infortunée dont vous parlez. Mais je m’étonne que qui que ce soit ait pu me reconnaître sous ce déguisement. »
 
Le sergent repartit qu’il était très-surpris de
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la voir ainsi vêtue, et qu’il craignait qu’elle n’eût éprouvé quelque accident fâcheux.
 
« Il m’en est arrivé un, reprit la dame, qui a failli m’être funeste. Si j’existe encore, c’est à monsieur (montrant Jones) que je dois la vie.
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L’hôtesse, qui avait entendu ce dialogue du haut des degrés, descendit précipitamment, et courut demander pardon à mistress Waters de l’injure qu’elle lui avait faite, la priant de l’imputer à l’ignorance où elle était de sa qualité. « Bon Dieu, madame ! dit-elle, comment aurais-je pu reconnaître, dans un pareil désordre, une personne de votre rang ? Si j’avais soupçonné qui vous étiez, je me serais plutôt brûlé la langue, que de dire ce que j’ai dit. J’espère que madame voudra bien me pardonner, et accepter une de mes robes, en attendant qu’elle puisse se procurer les siennes.
 
– Taisez-vous, insolente, répondit mistress Waters, pensez-vous que je me soucie des propos d’une créature telle que vous ? Je m’étonne qu’après
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ce qui s’est passé, vous ayez l’audace de me faire une pareille proposition. Apprenez, misérable, que j’ai l’âme trop fière pour me vêtir de vos guenilles. »
 
Ici Jones intervint, et pria mistress Waters de pardonner à l’hôtesse, et d’accepter sa robe. « Il faut avouer, dit-il, que nous avions, à notre arrivée, l’air un peu suspect. Je suis convaincu que la conduite de cette brave femme ne doit s’attribuer, comme elle l’assure, qu’au désir de conserver la bonne réputation de son auberge.
 
– C’est cela même, repartit l’hôtesse, monsieur parle en gentilhomme, et je vois clairement qu’il en est un. Il n’y a pas sur toute la route une maison mieux famée que la mienne. Je puis me vanter qu’elle est fréquentée par la première noblesse de l’Angleterre et de l’Irlande. Personne au monde n’oserait me démentir. Je le répète, si j’avais su qui était madame, je me serais plutôt brûlé la langue que de lui faire un affront. Mais en vérité, dans une maison où les gens de qualité viennent loger et dépenser leur argent, je ne voudrais pas qu’ils fussent scandalisés par la rencontre d’un tas de gueuses, qui laissent partout après elles moins d’espèces que de vermine. Ces drôlesses-là ne m’inspirent nulle pitié. C’est une folie de les ménager. Si nos juges de paix faisaient leur devoir, on les chasserait toutes du royaume
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à coups de fouet. Elles ne méritent pas d’autre traitement. Quant à madame, je suis désolée du malheur qu’elle a éprouvé ; et si elle daigne consentir à mettre une de mes robes, en attendant qu’elle puisse se procurer les siennes, la meilleure de celles que je possède est à son service. »
 
Nous ne saurions dire ce qui fit le plus d’impression sur mistress Waters, du froid, de la honte, ou des instances de M. Jones. Quoi qu’il en soit, elle se laissa fléchir par les supplications de l’hôtesse, et se retira avec elle, pour s’habiller d’une manière décente.
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L’hôte se préparait aussi à faire à Jones un petit compliment ; mais le jeune homme eut la générosité de le prévenir. Il lui serra la main, et l’assura d’un entier oubli du passé. « Si vous êtes satisfait, mon brave ami, lui dit-il, je vous jure que je le suis pareillement. » L’hôte, en un sens, avait plus sujet que Jones d’être satisfait ; car la balance des coups était tout en sa faveur : c’est-à dire qu’il en avait beaucoup reçu et peu donné.
 
Partridge, que nous avons laissé occupé à étancher le sang qui ruisselait de son nez, rentra dans la cuisine au moment où son maître et l’aubergiste se serraient la main. Comme il était ennemi des querelles sérieuses, il fut charmé de ce signe de réconciliation ; et quoique son visage portât des marques du poing, et surtout des ongles
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de Susanne, il aima mieux s’en tenir au bénéfice du premier combat, que de courir la chance d’un second.
 
La belliqueuse Susanne se contenta aussi de sa victoire, malgré le dépit qu’elle éprouvait d’avoir eu un œil poché, au commencement du combat. Il se conclut un traité entre elle et Partridge, et ces mêmes mains qui avaient été des instruments de guerre, devinrent alors les médiatrices de la paix.
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Le calme fut ainsi rétabli dans l’auberge. Le sergent, contre les principes ordinaires de sa profession, en témoigna tout haut son contentement. « À la bonne heure, dit-il, voilà ce qui s’appelle agir en braves gens. Dieu me damne, je hais à mort ceux qui s’en veulent encore après s’être battus. Lorsque deux amis prennent querelle, ils n’ont qu’une chose à faire, c’est de vider leur différent honnêtement et d’une manière amicale, comme qui dirait à coups de poings, d’épée, ou de pistolet, selon leur goût : puis tout doit être fini entre eux. Pour moi, le diable m’emporte si j’aime jamais mieux mon ami, que quand je me suis battu avec lui. Garder rancune est moins d’un Anglais que d’un Français. »
 
Il proposa une libation, observant que c’était une cérémonie indispensable et usitée de temps immémorial, dans tous les traités de cette espèce.
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Le lecteur en conclura peut-être qu’il avait une connaissance profonde des anciens auteurs. Quoique la chose soit très-vraisemblable, nous n’oserions l’affirmer, attendu qu’il n’allégua aucune preuve historique. On doit croire pourtant qu’il fondait son assertion sur des autorités fort respectables, car il l’appuya d’un grand nombre de serments énergiques.
 
Jones approuva la proposition du docte sergent, et fit apporter sur-le-champ un bowl, ou plutôt un grand vase, rempli de la liqueur employée en pareille occasion. Ayant mis sa main droite dans celle de l’hôte, il saisit le vase de la gauche, prononça les paroles d’usage, et fit le premier sa libation. Toute la compagnie imita son exemple. Nous ne nous amuserons point à décrire une cérémonie assez semblable à celle dont on trouve tant de détails dans les auteurs anciens et dans leurs modernes traducteurs. Elle n’en différa qu’en deux points. D’abord, il n’y eut de liqueur versée que dans le gosier des buveurs. En second lieu, le sergent, qui faisait l’office de prêtre, but le dernier ; mais, fidèle à l’antique coutume, il but beaucoup plus que le reste de la compagnie, et ne contribua à la libation que par son zèle à la rendre plus abondante.
 
On se rangea ensuite autour du feu de la cuisine. La gaîté devint générale. Partridge oubliant
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la honte de sa défaite, convertit sa faim en soif, et fit mille contes plaisants. Il faut toutefois quitter un moment ce cercle joyeux, et suivre M. Jones dans l’appartement de mistress Waters, où le dîner qu’il avait commandé était servi. Ce dîner n’avait pas exigé grande façon. Il était préparé depuis trois jours, le cuisinier n’eut que la peine de le réchauffer.
 
 
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Apologie des héros qui ont bon appétit. Description d’un combat amoureux.
 
Les héros, malgré la haute opinion que la flatterie leur inspire de leur mérite, ou que le monde en peut concevoir, tiennent beaucoup plus de l’homme que de la divinité. Chez eux, quelque élevée que soit l’âme, le corps (qui dans un grand nombre forme la partie principale) est sujet aux infirmités les plus fâcheuses, et aux plus vils besoins. Parmi ces derniers, celui de
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manger, que des sages ont considéré comme infiniment grossier et contraire à la dignité philosophique, doit être satisfait, jusqu’à un certain point, par tous les princes, les héros, et les philosophes du monde. Quelquefois même la nature bizarre y soumet plus impérieusement ces êtres privilégiés, que les gens de la lie du peuple.
 
À dire vrai, comme aucun habitant, connu de ce globe n’est au-dessus de l’homme, aucun ne doit se tenir humilié d’obéir à ce qui est pour l’homme une loi de nécessité ; mais quand les grands personnages dont nous venons de parler, prétendent réserver pour eux seuls la faculté de satisfaire les vils besoins de la nature, quand, par exemple, à force de thésauriser, ou de détruire, ils semblent vouloir ravir aux autres jusqu’à l’aliment de la vie, alors ils deviennent, à juste titre, un objet de mépris et d’exécration.
 
Après ce court préambule, nous ne craindrons pas d’avilir notre héros, en faisant mention de l’ardeur immodérée avec laquelle il assouvit sa faim. Il est permis de douter qu’Ulysse lui-même, le plus vorace (soit dit en passant) des héros de l’Odyssée, ce poëme où l’on mange tant, ait jamais montré un si violent appétit. Trois livres au moins d’une viande rôtie qui faisait naguère partie d’un bœuf, eurent l’honneur de devenir partie intégrante de l’individu de M. Jones.
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Nous avons cru devoir rapporter cette circonstance, qui sert à expliquer la froideur momentanée de M. Jones pour sa belle compagne. Celle-ci mangea fort peu. Elle était occupée de soins bien différents. Jones ne s’en aperçut qu’après, avoir complètement satisfait la faim que lui avait causée un jeûne de vingt-quatre heures. Mais le dîner fini, son attention se porta sur d’autres objets, dans le détail desquels nous allons entrer.
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Cette figure si douce, un teint trop délicat pour un homme, et une extrême finesse de traits, lui auraient peut-être donné l’air un peu efféminé, sans la mâle vigueur de ses formes. À la beauté d’Adonis, il joignait la force d’Hercule. Il était d’ailleurs vif, aimable, et doué d’un enjouement qui animait toutes les conversations où il prenait part.
 
Ami lecteur, considère les agréments réunis
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dans la personne de notre héros, songe aux obligations récentes que lui avait mistress Waters, et tu conviendras qu’il y aurait de ta part plus de rigueur, que de justice, à prendre une mauvaise opinion d’elle, parce qu’elle en prit une très-bonne de lui.
 
Au reste, dût-on la blâmer, nous sommes obligé de rapporter les faits, sans y rien changer. Mistress Waters avait conçu non-seulement une grande estime, mais encore une vive tendresse pour notre héros. Parlons franchement, elle aimait, suivant la commune acception de ce mot, qu’on applique indistinctement à tous les objets de nos goûts, de nos désirs, de nos passions, de nos appétits sensuels, et qui ne signifie que la préférence donnée à une chose sur une autre.
 
Mais si l’amour qui naît de ces diverses causes, est le même dans tous les cas, on doit convenir que les effets en sont différents. Quelque attrait que nous sentions pour un tendre aloyau, pour d’excellent vin de Bourgogne, pour une rose de Damas, ou pour un violon de Crémone, jamais nous n’avons recours aux sourires, aux œillades, à la parure, à la flatterie, ni à aucun autre artifice semblable pour gagner l’affection de cet aloyau, de cette rose, etc. Nous soupirons bien quelquefois, mais c’est d’ordinaire en l’absence et non en la présence de l’objet aimé : autrement nous pourrions
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l’accuser d’ingratitude et de surdité, avec autant de raison que Pasiphaë se plaignit de son taureau, qu’elle essaya de séduire par tous les manèges de cette coquetterie qui s’emploie avec tant de succès dans les salons, sur les cœurs moins rebelles de nos petits-maîtres.
 
Il arrive le contraire, quand l’amour se fait sentir à des individus de même espèce, mais de sexe différent. Alors le premier soin est de se concilier l’affection de l’objet qu’on aime. N’est-ce pas dans cette vue qu’on enseigne à la jeunesse tous les moyens de plaire ? Sans l’ambition d’y réussir, aucun des arts qui servent à l’ornement du corps humain, ne procurerait de quoi vivre à ceux qui les cultivent. Peut-être même ces professeurs si habiles à polir les manières, à façonner le maintien, et à l’école desquels on acquiert cette élégance de tournure qui, au gré de certaines gens, distingue principalement l’homme de la brute, les maîtres de danse en un mot, deviendraient des membres inutiles de la société. Enfin toutes les grâces que la jeunesse emprunte à des mains étrangères, tous les agréments qu’elle se donne à elle-même à l’aide du miroir, sont réellement ces flèches et ces flambeaux de l’amour qui reviennent si souvent dans Ovide[90], et qu’on appelle quelquefois, en français, l’artillerie complète de l’amour.
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Mistress Waters n’eut pas plus tôt pris place à table, en face de notre héros, qu’elle fit jouer contre lui toute cette artillerie ; mais au moment d’entreprendre une description qui n’a été tentée jusqu’ici ni en vers ni en prose, nous jugeons à propos d’invoquer certains génies aériens, dont nous espérons obtenir l’obligeante assistance.
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Ô vous, Grâce, qui animez les traits divins de Séraphine, vous qui ne la quittez jamais, et qui connaissez si bien le secret de charmer les cœurs, dites quelles furent les armes qu’employa mistress Waters pour soumettre celui de M. Jones.
 
D’abord de deux beaux yeux bleus dont les brillantes prunelles lançaient un feu aussi vif que l’éclair, partirent deux fines œillades. Par bonheur pour notre héros, elles ne frappèrent qu’un énorme morceau de bœuf qu’il faisait alors passer du plat sur son assiette, et consumèrent en vain leur force. La belle guerrière s’aperçut de l’échec. Aussitôt elle tira de son sein d’albâtre un soupir meurtrier, un soupir que nul n’aurait pu entendre sans émotion, un soupir capable de renverser à la fois une douzaine de petits-maîtres, un soupir enfin si doux, si tendre, si voluptueux, si insinuant, qu’il n’aurait pas manqué de pénétrer jusqu’au cœur de Jones, s’il n’avait été écarté de son oreille par le bouillonnement grossier de l’excellente bière qu’il versait en ce moment dans
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son verre. Mistress Waters eut recours à beaucoup d’autres stratagèmes ; mais le dieu de la table (s’il en existe un, ce que nous n’osons affirmer), prit sous sa protection son fervent adorateur. Peut-être au reste n’y avait-il pas là[91] de nœud digne de l’intervention d’une divinité, et le salut de Jones peut-il s’expliquer par des causes naturelles ; car si l’amour nous défend quelquefois contre la faim, la faim, dans certains cas, nous défend aussi contre l’amour.
 
La belle, indignée du mauvais succès de ses attaques, résolut de les suspendre un moment. Elle employa cet intervalle à préparer ses machines de guerre, avec l’intention de renouveler les hostilités après le dîner.
 
Dès qu’on eut ôté la nappe, elle reprit l’offensive. D’abord, elle lança de son œil droit, sur M. Jones, un regard oblique qui perdit, en chemin, une partie de sa force, et produisit pourtant un effet sensible. La belle le remarqua. Soudain elle détourna la tête et baissa ses longues paupières, comme honteuse de ce qu’elle avait fait. Elle imagina cette ruse, pour donner le change à Jones, et pour l’engager à ouvrir les yeux ; car c’était par ce chemin qu’elle voulait surprendre son cœur. Relevant ensuite avec langueur ces deux orbes brillants qui avaient déjà commencé
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à faire impression sur le pauvre jeune homme, elle rassembla dans un sourire mille charmes séducteurs. Ce n’était point un sourire de contentement ni de joie, mais ce sourire de bienveillance que la plupart des femmes ont toujours à commandement, et qui leur sert tout à la fois à montrer leur enjouement, leurs jolies fossettes, et la blancheur de leurs dents.
 
Notre héros reçut ce sourire en plein dans les yeux, et faillit en être terrassé. Il vit clairement les desseins de son ennemie, et sentit en même temps le pouvoir de ses armes. Alors s’établit entre les deux partis un pourparler, pendant lequel l’artificieuse guerrière poussa l’attaque d’une manière si adroite, si insensible, qu’elle était presque assurée du triomphe, avant de recommencer le combat. S’il faut dire la vérité, nous craignons que M. Jones ne se soit mal défendu, et que le perfide n’ait trahi, par une trop prompte capitulation, la fidélité qu’il devait à sa Sophie. Vers la fin du pourparler amoureux, la dame n’eut pas plus tôt démasqué la batterie royale, en laissant négligemment tomber le mouchoir qui couvrait son sein, que le cœur de Jones fut tout-à-fait subjugué, et la belle héroïne goûta les fruits ordinaires de la victoire.
 
Il plaît aux Grâces de terminer ici leur description, et à nous, de terminer le chapitre.
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Autour du feu de la cuisine étaient réunis Partridge, le sergent, le cocher qui avait amené la jeune dame et sa femme de chambre, sans compter l’hôte et l’hôtesse, qui allaient et venaient pour le service de la maison.
 
Partridge commença par instruire la compagnie de ce que le vieillard de la montagne lui avait appris sur la situation où M. Jones avait trouvé mistress Waters. Le sergent raconta ensuite ce qu’il savait de l’histoire de cette dame. «
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C’est, dit-il, la femme de M. Waters, capitaine dans notre régiment. Elle l’a souvent accompagné à la garnison. Quelques personnes doutent qu’ils soient mariés en face de l’église : c’est leur affaire et non la mienne. Foi de sergent, la réputation de la dame, ne flaire pas comme baume. Quant au capitaine, il ira droit en paradis, lorsqu’on verra le soleil reluire par un jour de brouillard. En tout cas, s’il y va jamais, il y en ira bien d’autres. La dame, pour lui rendre justice, est une bonne créature. Elle aime l’uniforme, et veut qu’il soit respecté. Elle a vingt fois demandé la grâce de pauvres soldats. Si on l’en croyait, on n’en punirait jamais un. Il est vrai, qu’à notre dernière garnison, l’enseigne Northerton passait pour être fort bien avec elle ; mais le capitaine l’ignore, et tant qu’il l’ignorera, c’est comme s’il n’en était rien. Il a toujours pour elle la même tendresse, et je suis sûr qu’il passerait son épée au travers du corps de quiconque en dirait du mal : aussi me gardé-je bien d’en dire. Je ne fais que répéter les propos des autres ; et assurément dans ce que tout le monde dit, il doit y avoir quelque chose de vrai.
 
– Oui, oui, beaucoup de vrai, je vous en réponds, s’écria Partridge. Vox populi, vox Dei[92]. »
 
– Ce sont de pures calomnies, répondit l’hôtesse.
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Maintenant que cette dame est habillée, je vous jure qu’elle a tout-à-fait l’air d’une femme comme il faut, et elle en a les manières aussi ; car elle m’a donné une guinée pour la robe que je lui ai prêtée. »
 
« C’est une bien brave dame, en effet, dit l’hôte à sa femme, et si vous aviez été un peu moins vive, vous ne lui auriez pas cherché querelle, comme vous l’avez fait d’abord.
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– Hé ! de grâce, ma chère, laissons là ces vieilles histoires. Allons, allons, tout est bien, et je suis fâché de ce que j’ai fait. »
 
L’hôtesse allait répliquer. Elle en fut empêchée par le sergent pacificateur, au grand déplaisir de
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Partridge, qui aimait fort le scandale, et se plaisait à exciter ces querelles innocentes, d’où résultent pour l’ordinaire, des incidents plus comiques que tragiques.
 
Le sergent demanda à Partridge où il allait avec son maître.
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– De lui-même.
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– En ce cas, je vous garantis qu’il aura un jour une immense fortune.
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– Je l’ignore. Les grands seigneurs ont quelquefois des caprices. Au moment où je vous parle, mon ami a douze chevaux et autant de valets à Glocester. Cela n’empêche pas que la nuit dernière, se trouvant incommodé de la chaleur, il a voulu aller respirer le frais sur le sommet de la montagne voisine. J’y ai été aussi, pour lui tenir compagnie, mais si jamais on m’y rattrape, on sera bien fin. J’ai pensé mourir de frayeur. Nous avons rencontré là, le plus étrange personnage…
 
– Que je sois pendu, s’écria l’hôte, si ce n’est l’homme de la montagne, comme on l’appelle, en supposant que ce soit un homme ; car je connais beaucoup de gens qui pensent que c’est le diable.
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beaucoup de gens qui pensent que c’est le diable.
 
– Ma foi, dit Partridge, cela pourrait bien être, et maintenant que vous m’en donnez l’idée, je crois fermement que c’était le diable en personne, quoique je n’aie point aperçu son pied fourchu ; mais peut-être a-t-il le pouvoir de le cacher, car les esprits malins prennent telle forme qu’il leur plaît.
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– Point du tout, monsieur, répondit le sergent, ils n’ont pas, je crois, la moitié de votre science. Pour moi, malgré leurs beaux discours, et quoique l’un d’eux fut capitaine, j’ai toujours cru au diable. S’il n’existe pas, pensais-je en moi-même, où iront les méchants ? Et j’ai lu, dans un livre, qu’ils doivent tous aller au diable.
 
– Quelques-uns de vos officiers, ajouta l’hôte,
– Quelques-uns de vos officiers, ajouta l’hôte, apprendront à leurs dépens qu’il y a un diable. Il leur fera payer les vieux écots qu’ils me doivent. J’ai logé pendant six mois un de ces messieurs. Il dépensait à peine un schelling par jour, et n’eut pas honte de me prendre ma meilleure chambre. Il permit même à ses gens de faire cuire leurs choux au feu de ma cuisine, parce que je refusai de leur préparer à dîner, un jour de dimanche. Tout bon chrétien doit souhaiter, qu’il y ait un diable, pour la punition de pareils misérables.
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– Quelques-uns de vos officiers, ajouta l’hôte, apprendront à leurs dépens qu’il y a un diable. Il leur fera payer les vieux écots qu’ils me doivent. J’ai logé pendant six mois un de ces messieurs. Il dépensait à peine un schelling par jour, et n’eut pas honte de me prendre ma meilleure chambre. Il permit même à ses gens de faire cuire leurs choux au feu de ma cuisine, parce que je refusai de leur préparer à dîner, un jour de dimanche. Tout bon chrétien doit souhaiter, qu’il y ait un diable, pour la punition de pareils misérables.
 
– Halte-là ! monsieur l’aubergiste, dit le sergent, n’insultez pas l’uniforme. Je ne le souffrirai point.
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– Pardonnez-moi, monsieur le sergent, dit Partridge, votre conséquence est un non sequitur[95].
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– Trêve de jargon, reprit le sergent en s’élançant de son siège, je ne laisserai pas insulter l’uniforme.
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– Vous en êtes un autre, s’écria le sergent, puisque vous le prenez sur ce ton. Sachez que je ne suis pas plus un sequitur que vous. Vous êtes un tas de coquins, et me voici prêt à le prouver. Je parie vingt guinées que je rosse le plus vaillant d’entre vous. »
 
Ce défi ferma la bouche à Partridge, dont l’ardeur pour le combat s’était fort refroidie, depuis qu’il avait été si bien gourmé par Susanne. Mais le cocher, qui avait les os moins malades et l’humeur un peu plus martiale, ne supporta pas avec la même patience un affront dont il croyait avoir sa part comme les autres. Il se leva furieux, s’avança vers le sergent, en jurant qu’il s’estimait autant que le plus brave soldat, et lui offrit de se battre à coups de poing, pour une guinée. Le sergent accepta le combat, et refusa la gageure. Tous deux mirent aussitôt habits bas et en vinrent aux mains. Après une lutte opiniâtre, le conducteur
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de chevaux, roué de coups par le conducteur d’hommes, se vit réduit à profiter d’un reste d’haleine pour demander quartier.
 
La jeune dame pressée de partir, donna ordre de mettre les chevaux à sa voiture. Ce fut en vain. Le cocher était hors d’état, pour ce soir-là, de remplir ses fonctions. Dans l’ancien temps, un païen aurait attribué son incapacité actuelle au dieu du vin, aussi bien qu’à celui de la guerre ; car les combattants n’avaient pas moins sacrifié à l’un qu’à l’autre. En termes plus simples, ils étaient tous deux ivres morts. Partridge ne valait guère mieux. Quant à l’hôte, son métier était de boire. Le vin ne faisait pas plus d’effet sur lui, que sur les tonneaux de sa cave.
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M. Jones et sa compagne invitèrent l’hôtesse à prendre le thé avec eux. Elle leur raconta en détail la dernière partie de la scène précédente, et témoigna beaucoup d’intérêt pour la jeune dame, qui, disait-elle, éprouvait un grand chagrin de ne pouvoir continuer son voyage. « C’est, ajouta-t-elle, une douce et jolie personne. Je suis sûre que je l’ai déjà vue. Je la soupçonne d’être amoureuse et de fuir la maison paternelle. Qui sait si quelque jeune cavalier épris de ses charmes, ne l’attend pas au lieu du rendez-vous, avec un cœur aussi agité que le sien ? »
 
Jones, à ces mots, poussa un profond soupir.
Jones, à ces mots, poussa un profond soupir. Mistress Waters s’en aperçut, et n’eut pas l’air d’y faire attention, tant que l’hôtesse resta dans la chambre ; mais après le départ de la bonne femme, elle ne put s’empêcher d’insinuer à notre héros, qu’elle craignait d’avoir dans son affection une rivale dangereuse. Le silence et l’embarras de Jones confirmèrent ses soupçons, et cependant ne changèrent rien à ses sentiments. Elle était trop peu délicate en amour, pour se désoler de cette découverte. Ses yeux étaient charmés de la beauté de Jones. Ne pouvant lire dans son cœur, elle ne s’embarrassait point de ce qui s’y passait. Elle prenait volontiers part au banquet de l’amour, sans s’inquiéter qu’une autre l’y eût précédée, ou dût l’y suivre : façon de penser peu raffinée, mais très-solide, et qui annonce un caractère moins égoïste, moins envieux, moins fantasque, que celui de ces froides et jalouses coquettes qui consentiraient à se priver de leurs amants, pourvu qu’elles fussent convaincues qu’aucune autre femme ne les possédât.
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Jones, à ces mots, poussa un profond soupir. Mistress Waters s’en aperçut, et n’eut pas l’air d’y faire attention, tant que l’hôtesse resta dans la chambre ; mais après le départ de la bonne femme, elle ne put s’empêcher d’insinuer à notre héros, qu’elle craignait d’avoir dans son affection une rivale dangereuse. Le silence et l’embarras de Jones confirmèrent ses soupçons, et cependant ne changèrent rien à ses sentiments. Elle était trop peu délicate en amour, pour se désoler de cette découverte. Ses yeux étaient charmés de la beauté de Jones. Ne pouvant lire dans son cœur, elle ne s’embarrassait point de ce qui s’y passait. Elle prenait volontiers part au banquet de l’amour, sans s’inquiéter qu’une autre l’y eût précédée, ou dût l’y suivre : façon de penser peu raffinée, mais très-solide, et qui annonce un caractère moins égoïste, moins envieux, moins fantasque, que celui de ces froides et jalouses coquettes qui consentiraient à se priver de leurs amants, pourvu qu’elles fussent convaincues qu’aucune autre femme ne les possédât.
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M. Jones qui était l’un et l’autre, étouffa la curiosité que lui inspirait la situation extraordinaire où il avait trouvé mistress Waters. Il hasarda d’abord quelques légères questions. Quand il vit que la dame évitait avec soin les explications, il se résigna à ne rien savoir de son histoire, d’autant plus qu’il soupçonnait qu’elle ne pourrait, sans rougir, en raconter exactement toutes les circonstances.
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Dans la crainte que quelques-uns de nos lecteurs ne soient plus exigeants, nous nous sommes efforcé ; pour les satisfaire, de découvrir la vérité des faits. En voici le récit fidèle.
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La compagnie du capitaine Waters, qui avait deux jours d’avance sur celle de Northerton, arriva à Worcester le lendemain de la malheureuse querelle de M. Jones et de l’enseigne.
 
Mistress Waters était convenue avec le capitaine, de l’accompagner jusqu’à Worcester. Là elle devait prendre congé de lui, et s’en retourner à Bath, pour y demeurer jusqu’à la fin de la campagne d’hiver projetée contre les rebelles.
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campagne d’hiver projetée contre les rebelles.
 
Northerton fut instruit de cette convention. La dame, pour ne rien dissimuler, lui avait donné rendez-vous à Worcester, où elle avait promis d’attendre l’arrivée de sa compagnie. Dans quelle vue ? et à quel dessein ? C’est au lecteur à le deviner. Si nous sommes obligés de rapporter les faits avec exactitude, nous ne le sommes point de faire violence à notre naturel, par des commentaires injurieux pour la plus aimable moitié du genre humain.
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Dès que Northerton eut recouvré, comme on l’a vu, sa liberté, il se hâta d’aller rejoindre mistress Waters. Leste et vigoureux, il arriva à la ville indiquée, peu d’heures après le départ du capitaine. Il ne fit nulle difficulté de confier à sa maîtresse sa fâcheuse aventure, qu’il eut soin de présenter sous le jour le plus avantageux. Il en retrancha tous les détails qui pouvaient le rendre coupable au tribunal de l’honneur, et ne laissa subsister que quelques circonstances susceptibles de discussion devant celui de la justice.
 
Les femmes (soit dit à leur louange) sont plus généralement capables que les hommes de cet amour violent et désintéressé qui sacrifie tout au bien-être de l’objet aimé. Aussitôt que mistress Waters eut connaissance du péril que courait son
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amant, elle ne songea qu’à le sauver. Le jeune homme, animé d’un égal désir de pourvoir à sa sûreté, en chercha les moyens avec elle.
 
Après une longue délibération, il fut arrêté que Northerton se rendrait, par des chemins de traverse, à Hereford ; que de là, il tâcherait de gagner un des ports du pays de Galles, et de passer sur le continent. Mistress Waters lui dit qu’elle le suivrait partout, et lui fournirait l’argent nécessaire (article très-important pour Northerton). Elle lui confia qu’elle avait une somme de quatre-vingt-dix livres en billets de banque, quelque argent comptant, et une bague de diamant d’un grand prix. La pauvre femme était loin de soupçonner qu’elle inspirait au scélérat, par cette confidence, le dessein de la voler. Ils ne prirent point de chevaux à Worcester, dans la crainte d’indiquer leur marche à ceux qui seraient tentés de les poursuivre. L’enseigne proposa, et la dame accepta de faire à pied la première poste : ce que le temps sec et froid rendait très-facile.
 
Mistress Waters avait envoyé la plus grande partie de ses effets à Bath. Elle n’avait gardé qu’un peu de linge, que le galant se chargea de porter dans ses poches. Ils firent le soir tous leurs préparatifs, se levèrent le lendemain de
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grand matin, et partirent de Worcester deux heures avant le jour, favorisés par la lune, qui brillait dans un ciel sans nuages.
 
Mistress Waters n’était point de ces petites-maîtresses qui doivent à l’invention des voitures la faculté de se transporter d’un lieu à un autre, et pour qui un carrosse est au nombre des nécessités de la vie. Robuste, alerte, d’un caractère décidé, elle était en état de lutter de vitesse avec son agile amant.
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Après avoir fait plusieurs milles sur une grande route que Northerton assurait être celle de Hereford, ils arrivèrent au point du jour à l’entrée d’une forêt. L’enseigne s’arrêta tout court, feignit de réfléchir un moment, et témoignant à sa compagne quelque inquiétude de suivre plus longtemps un chemin si fréquenté, il lui persuada sans peine de prendre un sentier qui paraissait traverser directement la forêt ; et qui les conduisit au pied de la montagne de Mazard.
 
L’exécrable attentat de Northerton fut-il l’effet d’une pensée soudaine, ou d’un dessein prémédité ? C’est ce que nous ne saurions dire. Quoi qu’il en soit, à peine fut-il arrivé dans ce lieu solitaire où, suivant toutes les apparences, il n’avait à craindre d’être surpris par personne, qu’il défit sa jarretière, se saisit avec violence de la
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pauvre femme, et tenta d’exécuter l’horrible forfait que prévint si heureusement l’arrivée presque miraculeuse de Jones.
 
Bien en prit à mistress Waters de n’être point une femmelette. Avertie des intentions infernales de Northerton par ses discours ; et par le nœud coulant qu’elle lui vit faire avec son mouchoir, elle se mit aussitôt en défense, lutta courageusement contre le brigand, tout en criant au secours, et retarda ainsi pendant quelques minutes la consommation du crime. Jones arriva au moment où, épuisée de force, elle allait succomber, et la délivra des mains de son assassin. Grâce à cette assistance inespérée, la malheureuse n’eut à regretter que la perte d’une partie de ses vêtements, et celle de sa bague de diamant, qui tomba de son doigt, pendant la lutte, ou en fut arrachée par Northerton.
 
Tel est, cher lecteur, le résultat des pénibles recherches que nous avons entreprises dans le dessein de te satisfaire. Nous venons de mettre sous tes yeux un trait de scélératesse dont on aurait peine à croire qu’une créature humaine fût capable ; mais il faut se rappeler que l’enseigne était alors dans la ferme persuasion qu’il avait déjà commis un meurtre, et que le glaive de la justice menaçait sa tête. Il en conclut qu’il ne lui restait d’espoir de salut que dans la fuite, et que
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l’argent et la bague de sa maîtresse le dédommageraient du nouveau crime dont il chargerait sa conscience.
 
Nous devons te recommander expressément de ne point juger, par ce misérable, de l’honorable corps des officiers anglais. Northerton, dénué de naissance et d’éducation, n’avait aucun titre pour en faire partie. L’indignité de sa conduite ne doit rejaillir que sur lui, et sur ceux de qui il tenait un grade qu’il ne méritait pas.