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<references />
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|}
 
 
=== CUISINE ===
s. f. Nous n'avons pas une idée exacte de ce qu'étaient les
cuisines et leurs dépendances chez les Romains. Étaient-elles enclavées
dans les habitations comme de nos jours, étaient-elles disposées dans des
logis séparés? Cette dernière hypothèse nous semble la plus
vraisemblable.
Il est à présumer d'ailleurs que les familles qui, à Rome, ne
possédaient pas de nombreux esclaves et n'habitaient que des
appartements
loués, envoyaient dehors acheter chez les rôtisseurs et autres
marchands de victuailles ce dont elles avaient besoin au moment des
repas, ainsi que cela se pratique encore aujourd'hui dans la plupart des
villes de l'Italie méridionale. Les Gaulois et les Germains, comme tous les
peuples primitifs, faisaient leur cuisine en plein air. Grégoire de Tours
parle de ces repas faits dans de grands hangars, dans ces barraques de
bois que les rois francs élevaient là où ils voulaient résider pendant
quelque temps; dans ce cas, les aliments étaient préparés dehors au
milieu de vastes cheminées bâties en brique et en terre. Dans la tapisserie
de Bayeux, on voit encore les gens de Guillaume faisant la cuisine en
plein air; il est vrai que la scène se passe au moment du débarquement
de son armée en Angleterre. Necham<span id="note1"></span>[[#footnote1|<sup>1</sup>]] remarque qu'il était d'usage de
placer les cuisines près de l'extérieur des habitations, le long du chemin
ou de la rue. Il fallait alors traverser une cour pour passer de la cuisine
à la salle à manger; les viandes étaient apportées embrochées, et on les
dressait, dans la salle même, sur des buffets<span id="note2"></span>[[#footnote2|<sup>2</sup>]], avant de les présenter aux convives.
 
Dans l'enceinte des châteaux normands des XI<sup>e</sup> et XII<sup>e</sup> siècles, on aperçoit
souvent des aires circulaires de quatre à cinq mètres de diamètre
dont quelques parties sont calcinées; nous pensons que ce sont là les
cuisines primitives, qui n'étaient autre chose qu'une sorte de cloche de
terre avec un tuyau à sa partie supérieure, et dans laquelle on allumait
des feux pour faire rôtir ou bouillir des viandes. En conservant ces dispositions
primitives, on les perfectionna. En consultant la <i>Monographie des
abbayes de France</i><span id="note3"></span>[[#footnote3|<sup>3</sup>]], on remarque, dans une vue cavalière de l'abbaye
de Marmoutier près Tours, une cuisine désignée sous le nom de <i>culina
antiqua</i>.
</div>
[[Image:Cuisine.abbaye.Marmoutier.png|center]]
<div class="text">
Cette cuisine, dont la fig. 1 présente l'aspect extérieur, est une sorte
d'immense cornue qui peut avoir 12<sup>m</sup>,00 environ de diamètre hors
œuvre. La voûte, en forme de cloche, est percée d'une cheminée principale
au centre pour laisser échapper la buée. Elle possède, à l'intérieur,
cinq foyers vastes, munis chacun d'un tuyau principal et de tuyaux latéraux,
comme le fait voir le plan (2). Ainsi, la fumée des cinq foyers
s'échappe par cinq tuyaux directs et par six tuyaux latéraux communs
chacun, à deux foyers, sauf ceux voisins de la porte d'entrée. Ce triple
tirage pour chaque cheminée empêchait la fumée de rabattre lorsque le
vent frappait d'un côté. Il faut observer d'ailleurs que les tuyaux sont
dominés par le sommet de la cuisine, et, qu'en pareil cas, le tirage est
très-insuffisant si, pour chaque foyer, il doit se faire par un seul tuyau,
On peut voir, au mot [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 3, Cheminée|Cheminée]], que les constructeurs divisaient souvent
les tuyaux de fumée lorsque ces cheminées étaient très-grandes. Ici
l'excès de fumée qui ne pouvait trouver une issue suffisante par les tuyaux
directs A tourbillonnait sous la voûte en cul-de-four de chaque foyer et
s'échappait par les tuyaux latéraux B ayant chacun deux bouches CC. Si,
malgré ces précautions, la fumée s'échappait sous la voûte principale,
elle trouvait trois exutoires en D, puis le tuyau central. Pour faire comprendre
cette construction, nous donnons (3), en A, la coupe sur la
ligne KL, et, en B, la coupe sur la ligne KN du plan. La cuisine de
Marmoutier est complètement isolée, mais voisine du réfectoire.
</div>
[[Image:Plan.cuisine.abbaye.Marmoutier.png|center]]
<div class="text">
Le même recueil nous donne l'aspect extérieur de l'ancienne cuisine
de l'abbaye de la Sainte-Trinité de Vendôme. Cet édifice circulaire possédait
intérieurement six cheminées ayant chacune deux tuyaux pour faire
échapper la fumée; entre les six cheminées s'ouvraient six fenêtres
(voy. le plan fig. 4) éclairant largement la cuisine. On remarquera que la
cuisine précédente de l'abbaye de Marmoutier était dépourvue de fenêtres
et que les gens n'étaient éclairés que par les feux des âtres, ce qui indique
assez que l'on ne faisait autre chose, dans ces officines, que de cuire les
viandes et les légumes; plus tard les cuisines sont éclairées par des
fenêtres; des tables en pierre sont placées au centre afin de préparer les
mets avant et après leur cuisson; des fourneaux sont établis sous les
manteaux de cheminées. Avant le XII<sup>e</sup> siècle on ne mangeait que des
viandes rôties et des légumes bouillis. L'art des ragoûts était à peu près
ignoré. Ce qu'il fallait donc dans une cuisine, c'était de grands feux clairs,
de larges foyers propres à placer de nombreuses et longues broches, à
suspendre de vastes marmites.
</div>
[[Image:Coupe.cuisine.abbaye.Marmoutier.png|center]]
<div class="text">
Le plan de la cuisine de l'abbaye de Vendôme, fig. 4, donne, en A, la
section horizontale au niveau des foyers, et, en B, la section horizontale
au niveau des fenêtres.
</div>
[[Image:Plan.cuisine.abbaye.Vendome.png|center]]
<div class="text">
La coupe (5) faite en A sur la ligne CD et en B sur la ligne CE montre
la disposition des âtres avec leurs tuyaux jumeaux; les six évents supérieurs
F s'ouvrant au sommet de la calotte hémisphérique et le grand
tuyau central sont destinés à faire un puissant appel et à enlever la buée
intérieure.
</div>
[[Image:Coupe.cuisine.abbaye.Vendome.png|center]]
<div class="text">
La fig. 6 donne l'élévation extérieure de la cuisine de l'abbaye de
Vendôme. Derrière chaque cheminée s'élève un contre-fort, motivé
par l'affaiblissement du mur circulaire et le passage des doubles tuyaux
au droit des âtres.
</div>
[[Image:Cuisine.abbaye.Vendome.png|center]]
<div class="text">
Cette cuisine datait certainement du XII<sup>e</sup> siècle: c'était un charmant
édifice, parfaitement approprié à sa destination.
 
<span id=Fontevrault>Chacun peut voir aujourd'hui la belle cuisine du XII<sup>e</sup> siècle de l'abbaye
de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes F#Fontevrault|Fontevrault]] (Maine-et-Loire), cuisine qui existe encore, mais qui
passe pour une chapelle funéraire; ce qui prouve notre parfaite
intelligence des choses et des habitudes du moyen âge.
</div>
[[Image:Cuisine.abbaye.Fontevrault.png|center]]
<div class="text">
La cuisine de cette ancienne abbaye est décorée, à l'intérieur, de
chapiteaux portant des arcs disposés d'une façon parfaitement appropriée
à l'usage auquel est destiné le monument. À [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes F#Fontevrault|Fontevrault]], mieux qu'à
Vendôme, la place des foyers est indiquée à l'extérieur. Les cheminées,
qui occupent cinq côtés de l'octogone, forment autant de grandes
niches saillantes comprises entre les contre-forts (voy. le plan de cette
cuisine, fig. 7). Ces cinq cheminées étaient autrefois surmontées de
tuyaux aujourd'hui détruits et bouchés. Quatre des colonnes engagées
portent quatre arcs doubleaux dont les clefs sont contre-buttées par
quatre petits arcs-boutants intérieurs A. La fumée qui ne prenait pas
son cours naturel par les tuyaux B trouvait, au-dessus de trois de ces
quatre arcs doubleaux, des tuyaux destinés à l'attirer au dehors.
Au-dessus
des quatre arcs doubleaux sont bandés quatre petits arcs faisant
passer le plan du carré à l'octogone; dans les angles formés par ces
quatre petits arcs étaient ouverts trois tuyaux C destinés à enlever l'excès
de chaleur ou la fumée. Puis enfin un grand tuyau central D, ouvert au
sommet d'une pyramide à huit pans, faisait échapper la buée qui pouvait
se former dans la cuisine. Tous ces tuyaux, excepté celui du centre, ont
été détruits.
</div>
[[Image:Coupe.cuisine.abbaye.Fontevrault.png|center]]
<div class="text">
La fig. 8 donne, en A, la coupe de cette salle sur la ligne KL; en B,
la coupe sur la ligne MN, et, en C, la coupe sur la ligne OP du plan
ci-contre. Autrefois, des ouvertures pratiquées dans les deux murs R
éclairaient l'intérieur de cette cuisine, dont l'entrée est en S.
</div>
[[Image:Cuisine.abbaye.Fontevrault.2.png|center]]
<div class="text">
La fig. 9 donne l'élévation extérieure de la cuisine de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes F#Fontevrault|Fontevrault]].
Nous avons cru devoir rétablir les tuyaux détruits, mais dont la place est
parfaitement indiquée.
 
Aujourd'hui, nous sommes visiblement loin de ces temps barbares
où l'on savait satisfaire aux besoins vulgaires de la vie; dans nos châteaux
et nos grands établissements publics, nous plaçons nos cuisines au
rez-de-chaussée ou dans des caves, de façon à répandre dans le logis
l'odeur nauséabonde qui s'échappe de ces officines; ou bien, si nous les
disposons dans des logis séparés, les règles de la bonne architecture
veulent qu'elles occupent les <i>communs</i>, c'est-à-dire des ailes presque
toujours éloignées du corps de logis principal, si bien qu'il faut apporter
les mets à travers de longs couloirs, dans des barquettes, et que tout ce
qui est servi sur table ne peut conserver qu'une fade tiédeur entretenue
par des réchauds.
 
Les cuisines sont, pendant le moyen âge, dans les palais ou les monastères
habités par un grand nombre de personnes, une construction
importante; c'est qu'en effet la cuisine compte bien pour quelque chose
dans la vie de chaque jour. Les exemples que nous venons de présenter
sont de véritables monuments, bien conçus, parfaitement exécutés; on
voit comme les architectes de ces bâtiments ont cherché à obtenir une
circulation d'air très-active; en effet, non-seulement l'air est nécessaire
à l'entretien d'aussi grands foyers, mais il contribue encore à la qualité
des aliments exposés à la cuisson. Le séjour de pareilles cuisines ne
pouvait être malsain. Les architectes du XIII<sup>e</sup> siècle devaient nécessairement
perfectionner ces dépendances des monastères et des châteaux.
Ils élevèrent des cuisines à plusieurs étages, ainsi que nous allons le
voir tout à l'heure; ils commencèrent à y installer des fourneaux, des
tables chauffées pour dresser les mets avant de les servir; ils eurent
grand soin de disposer les dallages de façon à pouvoir les maintenir
propres facilement; quelquefois ils trouvèrent moyen d'utiliser la fumée
de bois pour conserver certaines viandes.
 
Il existait, dans l'abbaye de Saint-Père ou Saint-Pierre de Chartres,
une belle cuisine du XIII<sup>e</sup> siècle qui touchait au réfectoire; cette cuisine
était circulaire et présentait, à l'intérieur, une disposition ingénieuse qui
permettait de fumer une quantité considérable de viandes. Or, soit pour
la consommation intérieure du couvent, soit pour vendre, les moines
élevaient des troupeaux de porcs dont ils tiraient un produit, estimé des
amateurs de lard salé et de jambons fumés. La grande cuisine de l'abbaye
de Saint-Pierre de Chartres était disposée de manière à pouvoir fumer
une quantité considérable de viandes.
</div>
[[Image:Plan.cuisine.abbaye.Saint.Pierre.Chartres.png|center]]
<div class="text">
La fig. 10 présente, en A, le plan du rez-de-chaussée, et, en B, le plan
du premier étage de cette cuisine, bâtie, comme les précédentes, sur plan
circulaire. La salle renfermait six foyers C, surmontés d'une voûte formant
comme un bas-côté avec galerie supérieure. La fumée des foyers
passait par les ouvertures D de la voûte, et se répandait dans la galerie
supérieure E dont les murs étaient tapissés de jambons accrochés. Ces
deux étages recevaient la lumière extérieure par les fenêtres G. Après
avoir tourbillonné dans la galerie supérieure E, la fumée était attirée
au dehors par les six tuyaux H et par le tuyau central K. Les dessins
et gravures que nous avons pu consulter<span id="note4"></span>[[#footnote4|<sup>4</sup>]] ne nous donnent pas les
dimensions exactes de cet édifice; mais on peut reconnaître cependant
qu'il était assez vaste, et qu'il devait avoir environ douze ou quatorze
mètres de diamètre.
</div>
[[Image:Coupe.cuisine.abbaye.Saint.Pierre.Chartres.png|center]]
<div class="text">
La fig. 11 présente, en A, la coupe sur MN, et, en B, la coupe sur KL
de cette cuisine. On voit, dans la coupe A, les cellules au-dessus de chaque
foyer, contre les parois desquelles on accrochait les viandes. Des contre-forts
s'élevaient derrière les six foyers, tant pour contre-butter la poussée
des voûtes que pour donner de l'épaisseur et de la solidité sur les points de
la circonférence où la chaleur des feux pouvait faire fendre les murs, ainsi
que cela n'arrive que trop souvent. En ouvrant les fenêtres inférieures,
on établissait un courant d'air qui activait le tirage de la fumée à
travers les trous D, afin de ne pas gêner les cuisiniers; mais la fumée
remplissant les cellules du premier étage s'échappait alors plus lentement
par les six cheminées H ou par le tuyau central K. Il restait donc dans la
galerie supérieure une fumée permanente cherchant ses issues, et les
viandes avaient ainsi le temps d'en être imprégnées; la fumée cependant
ne pouvait se rabattre sur le sol, grâce au grand tuyau central qui
établissait un puissant tirage.
</div>
[[Image:Cuisine.abbaye.Saint.Pierre.Chartres.png|center]]
<div class="text">
L'aspect extérieur de la cuisine de l'abbaye de Saint-Pierre de Chartres
est présenté dans l'élévation géométrale (12). Ici la couverture est faite
en charpentes couvertes d'ardoises, et l'on voit comme le grand tuyau
central était maintenu par les huit arcs-boutants indiqués dans les coupes.
Afin d'éviter la buée qui n'eût pas manqué de se former sous la voûte
centrale, si cette voûte eût été, à l'extrados, en contact avec l'air
extérieur, le comble était relevé, et une ventilation était établie entre
l'extrados de cette voûte et la charpente. Cet isolement permettait encore
de reconnaître l'état des couvertures et de parer aux filtrations d'eaux
pluviales.
</div>
[[Image:Cuisine.Palais.de.Justice.Paris.png|center]]
<div class="text">
<span id="Avignon6">Le peu de terrain dont on pouvait disposer dans les châteaux et surtout
dans les palais bâtis au milieu de villes populeuses ne permettait pas
toujours de construire des cuisines isolées. Force était de trouver leur
place dans les logis; mais encore étaient-elles, dans ce cas, disposées
avec le plus grand soin et de manière à ne pouvoir répandre l'odeur ou
la fumée en dehors de leur enceinte. On voit encore, dans les constructions
anciennes du Palais-de-Justice de Paris, une salle voûtée sur un
quinconce de colonnes (13), avec quatre larges cheminées aux angles.
Cette salle, qui donne sur le quai du nord, à côté de la tour de l'Horloge,
est connue sous le nom de <i>cuisines de saint Louis</i>. Cependant cette
construction appartient à la fin du XIII<sup>e</sup> siècle ou au commencement du
XIV<sup>e</sup>, et est contemporaine des ouvrages élevés sous Philippe le Bel. Les
manteaux des quatre cheminées forment, en projection horizontale, un
angle obtus, et leur clef est contre-buttée par une façon d'étrésillon en
pierre, ainsi que l'indique la fig. 14. L'examen des localités nous a fait
supposer que cette cuisine avait deux étages. La cuisine basse, celle qui
existe encore entière, était probablement réservée aux familiers, et la
cuisine du premier étage, au service de la table du roi. Dans le palais des
Papes, à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Avignon|Avignon]], il existe encore une cuisine du XIV<sup>e</sup> siècle: c'est une vaste
pyramide à huit pans, creuse, bâtie dans une tour carrée, et terminée par
un seul tuyau; des foyers sont disposés dans les parois inférieures. On ne
manque pas de montrer cette salle aux visiteurs, comme étant celle où le
tribunal de l'Inquisition faisait rôtir les gens à huis-clos. Rôtir les gens sur
une place publique ou dans une tour pour la plus grande gloire de Dieu est
certes un triste moyen de les ramener dans la voie du salut; mais prendre
une cuisine pour une rôtissoire d'humains est une méprise bien ridicule.
</div>
[[Image:Cuisine.Palais.de.Justice.Paris.2.png|center]]
<div class="text">
Dans les châteaux, cependant, on plaçait, autant que possible, ainsi
que cela se pratiquait dans les monastères, les cuisines dans un bâtiment
spécial. Voici une de ces cuisines, de la fin du XIV<sup>e</sup> siècle, parfaitement
conservée, qui dépend du château de Montreuil-Bellay près Saumur<span id="note5"></span>[[#footnote5|<sup>5</sup>]].
</div>
[[Image:Cuisine.chateau.Montreuil.Bellay.png|center]]
<div class="text">
Le plan (15) est carré; à l'intérieur, il n'y a que deux cheminées AA.
Des fourneaux ou potagers étaient vraisemblablement placés en F. Les
deux cheminées possèdent chacune leur tuyau de tirage; au centre de la
voûte est en outre un long tuyau destiné, suivant l'usage, à enlever la
buée formée à l'intérieur de la salle. Cette cuisine est adossée d'un côté à
un gros mur B du château. Deux petites portes latérales sont en CC', cette
dernière donnant sur une galerie. On voit encore une troisième porte en
D, puis en E une très-large fenêtre, avec mur d'appui, disposée comme
une devanture de boutique. C'est par cette fenêtre que l'on apportait et
que l'on recevait les provisions du dehors; et, en effet, on voit la trace
du petit auvent qui, à l'extérieur, abritait les gens qui stationnaient
devant cette ouverture. L'auvent se prolongeait, au moyen d'un petit
appentis suspendu, jusqu'au-dessus de la porte D.
</div>
[[Image:Coupe.cuisine.chateau.Montreuil.Bellay.png|center]]
<div class="text">
La construction des voûtes est des plus curieuses à étudier: elle nous
fait voir une fois de plus combien les architectes du moyen âge usaient
librement des principes féconds qu'ils avaient trouvés. Donnons d'abord
la coupe (16) de la cuisine de Montreuil-Bellay sur la ligne O,P du plan.
</div>
[[Image:Coupe.cuisine.chateau.Montreuil.Bellay.2.png|center]]
<div class="text">
La voûte centrale est une pyramide curviligne à quatre pans, avec arêtes
saillantes dans les quatre angles rentrants. Ces arêtes sont en pierre et
les pans courbes en brique; les arêtes saillantes portent la clef percée d'une
lunette circulaire en pierre qui reçoit le tuyau central carré en brique,
terminé par un lanternon de pierre de taille; sur les quatre faces du carré
formant bas-côtés sont bandés des berceaux, ceux au droit des cheminées
pénétrés par leurs manteaux. Mais pour contre-butter les quatre arcs
doubleaux et les deux arcs d'arêtiers très-chargés, le constructeur a bandé
des demi-arcs formant comme des arcs-boutants tournés vers les murs
extérieurs. Ainsi ces arcs polissent peu en dehors et maintiennent puissamment
la voûte centrale, chargée d'une lourde cheminée. Si donc nous
coupons le bâtiment sur la ligne RS du plan, nous obtenons le tracé (17)
dans lequel on voit en coupe comment les arcs diagonaux d'angles L
étrésillonnent les quatre arêtiers de la voûte centrale. C'est sous la fenêtre
de droite qu'était placé très-probablement l'un des fourneaux ou potager,
et cette fenêtre permettait d'examiner les mets posés sur les cases de ce
fourneau. À dater du XIV<sup>e</sup> siècle, l'usage des sauces était
très-goûté dans
l'art de la cuisine; on ne se contentait plus de servir sur les tables des
viandes rôties ou bouillies. Il fallait nécessairement des fourneaux pour
préparer ces condiments beaucoup plus variés qu'ils ne le sont de nos
jours. Au commencement de notre siècle, un célèbre cuisinier prétendait
que les habitudes anglaises introduites dans l'art culinaire étaient la
perte de l'art, que c'était un retour manifeste vers la barbarie; avec la
gravité qui appartient à tout cuisinier sûr de son mérite, il prédisait
tristement la décadence des sauces et, par suite, celle de la société. La
coupe faite sur la ligne TV du plan nous donne le profil (18) indiquant
comment le manteau de la cheminée pénètre dans le berceau latéral et
comment le tuyau se dévie pour revenir à l'aplomb du mur. La fig. 19
présente l'élévation extérieure de la cuisine de Montreuil-Bellay, du côté
de la fenêtre aux provisions.
</div>
[[Image:Coupe.cuisine.chateau.Montreuil.Bellay.3.png|center]]
<div class="text">
La cour de Bourgogne attachait une grande importance au service de
table, et, pendant le XV<sup>e</sup> siècle, c'était, dans tout l'Occident, celle où l'on
mangeait et buvait le mieux. Les descriptions des festins donnés par les
ducs de Bourgogne, qui nous sont scrupuleusement conservées dans les
<i>Mémoires</i> d'Olivier de la Marche, permettent de supposer que, pour
préparer un aussi grand nombre de mets variés, il fallait des cuisines et
des offices disposées de la façon la plus grandiose. Cependant beaucoup
de mets étaient cuits d'avance; mais on servait un nombre prodigieux de
potages, de viandes préparées avec des sauces, de ragoûts, de poissons
chauds, puis des pyramides de volailles ou de gibiers rôtis. Il fallait
nécessairement que ces mets fussent cuits au moment des repas. Alors,
dans les vastes cuisines des palais ou châteaux, non-seulement on chauffait
les foyers des vastes cheminées devant lesquels de longues broches
recevaient les viandes, mais les landiers (chenets) de ces cheminées
portaient de petits fourneaux à leur sommet; on remplissait les potagers
de charbon; puis des tables, sur lesquelles on étendait de la braise incandescente,
servaient encore de supplément soit pour faire instantanément
des coulis, soit pour dresser des plats. On tenait fort alors à manger
chaud les mets chauds, et on comprend comment, dans ces vastes
cuisines toutes garnies de foyers, les aliments n'avaient pas le temps de
se refroidir pendant qu'on les posait sur des plats. La bonne disposition
des tuyaux de cheminée, et surtout ce tirage central que nous trouvons
dans toutes les cuisines du moyen âge, renouvelaient sans cesse les
colonnes d'air et, malgré l'extrême chaleur, empêchaient les cuisiniers
d'être asphyxiés.
</div>
[[Image:Cuisine.chateau.Montreuil.Bellay.2.png|center]]
<div class="text">
Puisque nous avons parlé de la table des ducs de Bourgogne, nous
ne devons pas omettre la belle cuisine construite pendant la seconde
moitié du XV<sup>e</sup> siècle dans l'enceinte du palais des ducs de Bourgogne
à Dijon. Cette salle et ses dépendances étaient encore entières il y a
quelques années. Son plan est un carré parfait (20); la voûte centrale
est portée sur huit colonnes; sur trois côtés, ces colonnes servent de
pieds-droits à trois grandes cheminées jumelles A, dont les foyers, divisés
seulement par des arcs en tiers-point, sont surmontés de doubles tuyaux
barlongs. Deux potagers ou fourneaux sont disposés en B; en C est un
four et en D un puits avec conduit E communiquant avec l'un des foyers.
On pouvait ainsi remplir les grandes bouilloires ou les chaudières qui
probablement étaient suspendues au-dessus de l'un des trois foyers. Cette
cuisine est éclairée par de hautes fenêtres F et par une petite fenêtre
latérale G. En H s'élève le tuyau central destiné à enlever la buée. En K,
une table de pierre recevait les viandes après leur cuisson. C'était là que
les officiers les prenaient pour les dresser sur les plats. La dalle de cette
table était chauffée par-dessous, afin que ces viandes ne pussent se
refroidir<span id="note6"></span>[[#footnote6|<sup>6</sup>]].
</div>
[[Image:Cuisine.Palais.des.Ducs.Dijon.png|center]]
<div class="text">
La fig. 21 donne la coupe de cette cuisine sur l'axe A'B'. Le tuyau
central est porté sur une petite voûte à base carrée (voûte en arc de
cloître) qui repose sur la grande voûte centrale, renforcée de quatre
arêtiers diagonaux et de quatre nerfs dans les angles rentrants. Ces huit
arcs aboutissent à un œil ajouré au milieu et autour de sa circonférence,
ainsi que le fait voir le détail perspectif P. Suivant l'usage, un égout
latéral R recevait les eaux jetées sur le pavé de la cuisine afin de le
maintenir propre. Les foyers, comprenant tout l'espace donné par les
collatéraux sur trois côtés, étaient une bonne disposition. Les manteaux,
plus larges que ceux de la cuisine du château de Montreuil-Bellay,
devaient parfaitement enlever la fumée et rendaient la construction plus
simple.
</div>
[[Image:Coupe.cuisine.Palais.des.Ducs.Dijon.png|center]]
<div class="text">
Les cuisines du moyen âge contenaient presque toujours, ainsi que
nous l'avons déjà dit, des tables de pierre ou réchauffoirs où l'on déposait
les viandes et ragoûts avant de les porter dans la salle du festin. <span id=Mortain>Il
existe encore, dans la cuisine de l'abbaye de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes M#Mortain|Mortain]] (Abbaye Blanche),
deux de ces tables-réchauffoirs taillées dans du granit, que nous donnons
ici (22).
</div>
[[Image:Rechauffoir.cuisine.abbaye.Mortain.png|center]]
<div class="text">
Nos voisins d'Outre-Manche paraissent avoir, aussi bien que nous,
disposé les cuisines de leurs établissements monastiques ou de leurs
châteaux. <span id=Durham>On voit, à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes D#Durham|Durham]], une belle cheminée octogone, du XIV<sup>e</sup> siècle,
avec ses dépendances, offices, magasin à bois et à charbon, etc. Quelles
que fussent la dimension et la belle ordonnance de ces cuisines du moyen
âge, dans certains cas elles devenaient insuffisantes pour préparer la
nourriture de grandes assemblées, d'autant qu'alors les seigneurs tenaient
table ouverte à tous venants. Pour le couronnement d'Edward I<sup>er</sup>, en
1273, tout l'espace de terrain vacant dans l'enceinte du palais de Westminster
fut entièrement couvert de barraques provisoires et d'offices pour
donner à manger à tous ceux qui se présenteraient. De nombreuses
cuisines furent aussi bâties dans le même enclos; mais, dans la crainte
qu'elles ne pussent suffire, des chaudières de plomb étaient placées sur
des foyers en plein air. La cuisine principale, dans laquelle les volailles
et autres mets choisis devaient être cuits, était entièrement découverte
pour permettre à la fumée de s'échapper librement<span id="note7"></span>[[#footnote7|<sup>7</sup>]]. Faire d'une cuisine
un bâtiment spécial isolé, parfaitement approprié à sa destination, c'eût
été, pour les architectes de la Renaissance, déshonorer une ordonnance
d'architecture. Depuis lors, on voulut dissimuler ces services essentiels:
on les relégua dans des caves, on les plaça comme on put dans les corps
de logis, au risque d'incommoder les habitants des châteaux. On voulait
avant tout présenter des façades symétriques, des cours régulières; mais,
comme il faut dîner, quelque amour que l'on ait pour l'architecture
symétrique, l'odeur de la cuisine, le bruit des gens de service se répandent
à certaines heures dans une bonne partie des palais. Dans les établissements
publics, tels que les hospices, les casernes, les séminaires, les
couvents, les collèges, au lieu des vastes salles bien aérées, bien disposées
du moyen âge, on en a été réduit à prendre, à rez-de-chaussée ou
au-dessous du sol (toujours pour satisfaire aux règles de la belle architecture),
une pièce, souvent enclavée, sombre, humide, d'un accès
difficile, pour y installer la cuisine et ses dépendances, à la place de ces
foyers larges, devant lesquels les viandes rôtissaient en absorbant autant
d'oxygène qu'elles en pouvaient prendre; on a posé des fourneaux
propres (dit-on) à toute espèce de cuisson, manières de fours, d'où tous
les mets sortent ayant acquis à peu près le même goût. Dans ces laboratoires
de fonte, les viandes ne rôtissent pas, elles se dessèchent; les
légumes prennent, en bouillant, une saveur vapide; l'air manque à ces
mets divers, et l'air entre pour une forte part dans leurs qualités nutritives.
La chimie déclare qu'un gigot cuit à l'air libre ou dans ces creusets
de fonte présente à l'analyse les mêmes éléments; nous l'admettons:
mais notre palais, qui n'est pas chimiste, s'aperçoit d'une grande différence
entre l'un et l'autre; notre estomac digère mal ces viandes cuites
à l'étouffée, sèches et sans saveur. Il est vrai que nous pouvons aider à
la digestion en allant regarder les belles façades régulières de nos édifices
publics, compter le nombre de leurs colonnes, de leurs arcades ou de
leurs fenêtres.
 
Vous, architectes de nos anciens châteaux, de nos vieux hospices, de
nos maisons religieuses, que diriez-vous si vous entriez dans la plupart de
nos établissements publics, et si vous voyiez comment sont disposés les
services les plus essentiels à la vie commune<span id="note8"></span>[[#footnote8|<sup>8</sup>]]?
 
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<span id="footnote1">[[#note1|1]] : Alexandre Necham ou Nequam est un écrivain qui vivait
sous les règnes de
Henri II, de Richard I<sup>er</sup> et de Jean; il a laissé des descriptions des habitations du
XII<sup>e</sup> siècle. Né à Saint-Alban en 1157, il fut maître de grammaire dans cette ville; il
fut abbé de Cirencester en 1213. (Voy. <i>Some account of domestic Architecture in England</i>, t. I. Hudson Turner. Parker edit. Oxford, 1851.)
 
<span id="footnote2">[[#note2|2]] : Voy. Jos. Strutt, <i>Angleterre ancienne</i>.
 
<span id="footnote3">[[#note3|3]] : Bibl. Sainte-Geneviève.
 
<span id="footnote4">[[#note4|4]] : Voy. <i>Monog. d'abbayes de France</i>. Bibl.
Sainte-Geneviève.
 
<span id="footnote5">[[#note5|5]] : Ce château a appartenu à un duc de la Trémoille. Nous devons ces dessins à
M. Patoueille, qui a bien voulu faire pour nous un relevé très-exact de ce petit bâtiment.
 
<span id="footnote6">[[#note6|6]] : Voy. le tome VIII, p. 253, du <i>Bulletin monum.</i>, pub. par M. de Caumont.
 
<span id="footnote7">[[#note7|7]] : Voy. <i>Domest. archit. of the middle ages, XIV
century</i>, p. 65. Oxford, Parker.
 
<span id="footnote8">[[#note8|8]] : Puisqu'il s'agit ici de cuisines, il faut bien reconnaître que, dans beaucoup de nos établissements d'instruction publique, dans nos casernes, et surtout dans la plupart de
nos séminaires, la vue de ces officines est faite pour ôter l'appétit aux plus affamés.